Dior Faulkner

[T.W : abandon]
Je ne sais pas ce qui a traversé l’esprit de ta mère pour qu’elle décide de faire ça. Ce n’est pas comme s’il n’y avait pas de structures ou de démarches en Grande Bretagne pour abandonner son enfant alors pourquoi le faire de la sorte ? Ton père et ses amis ne te l’ont pas caché parce qu’ils ont trouvé cette histoire plutôt drôle et remarquable. Toi, tu ne sais pas trop quoi en penser non plus. Tout comme moi, tu trouves quand même son geste complètement irresponsable. Elle t’a confié à un mec du staff à la fin d’un concert, se faisant passer pour la nourrice qui avait une urgence et qui ne pouvait plus veiller sur toi. Le problème, c’est que ton père n’avait ni nourrice ni enfant. Elle ne savait pas, au fond, à qui elle te confiait, ce n’était pas comme si elle connaissait personnellement ton père. T’aurais pu tomber sur n’importe qui. Lui, il n’a pu se fier qu’à la description du membre du staff qui lui a tendu le bébé à la fin du concert et même ça, ça ne lui a pas permis de déterminer de qui il s’agissait. Il a supposé qu’il s’agissait d’une fan avec qui il avait eu une histoire d’une ou plusieurs nuits et qui avait terminé en grossesse non désirée sauf que… Même pas. Tu ne le sais pas, mais il a fait un test de paternité qui s’est révélé être négatif et s’il t’a gardé, c’est parce que ses amis et lui trouvaient ça sympa d’élever un enfant presque tous ensemble.

T’as eu une super enfance, je l’avoue. Bercé dans la musique, très tôt t’as touché aux instruments, les apprivoisant d’abord de manière chaotique et puis ils t’ont guidé, t’ont appris eux-mêmes les bases. Ils n’avaient pas besoin de te payer des cours. À chaque répétition, chaque réunion de groupe, tu étais là. Je te regardais les observer avec de grands yeux ronds curieux, étudiant les mouvements de chacun pour combler ton apprentissage. C’était amusant de vous voir comme ça, touchant et, je sais que tu détestes qu’on t’associe à cet adjectif mais… C’était mignon. Ca aura duré le temps que ça aura duré mais rapidement, à la manière d’un château de cartes, tout s’est effondré.

Ta confiance, le piédestal sur lesquels tu les avais érigés, le groupe, ton père, toi. Tu avais onze ans et tu ne comprenais pas tout mais tu savais que c’était grave. Au départ, on a essayé de t’épargner les détails mais ça a vite fait le tour avant de revenir à tes oreilles. On t’a fait témoigner parce qu’ils ne devaient pas s’attendre à ce que tu l’enfonces. Même toi, tu ne t’en rendais pas compte. T’as dit la vérité, démontant quelques alibis sans même t’en rendre compte. À partir de ce moment-là, nous avons tous les deux vu les regards des autres changer. Evidemment, ils ne pouvaient pas t’en vouloir, t’étais un gamin et tu n’as fait qu’être honnête. Ils savaient évidemment qu’il fallait qu’il soit condamné mais, quelque part, ça a été vécu comme une trahison. C’est injuste parce que rien n’était de ta faute. Tu as fait ce qu’il fallait, c’était difficile mais tu l’as fait et t’as de quoi être fier de toi.

[T.W : alcoolisme, jeux d'argent, parent abusif]
À la suite de ça, le groupe n’a plus jamais fait un seul concert. Tous les deux, nous avons observé ton père sombrer lentement dans l’alcoolisme. Il y balançait tout son argent et, pour essayer de se refaire, faisait de mauvais paris. C’était pas évident à suivre pour toi, tu entrais dans l’adolescence, perdu au milieu de tes propres émotions en bazar, la confiance et tes certitudes explosées par les précédents événements… Tu essayais de faire au mieux mais tu ne comprenais pas pourquoi ça ne suffisait jamais, pourquoi ça le mettait dans une telle colère lorsque tu parlais de faire un groupe avec des amis. Pourquoi, parfois, un seul regard posé sur toi suffisait à le mettre hors de lui et à te faire punir dans ta chambre.

[T.W : parent abusif]
Avec tout ça, tes notes ont baissé. Bon, on ne va pas se le cacher, tu n’as jamais été réellement bon élève mais là, je dois dire que c’était devenu catastrophique et ça n’a fait qu'augmenter la colère de ton père. Très vite, les mots ont fusé, des choses difficiles à entendre même pour moi alors que ça ne me concernait pas. T’avais beau répondre, faire le caïd et t’énerver quand tu le pouvais, tu ne me trompais pas. Tu ne me trompes jamais : ça te blessait énormément d’entendre tout ça. Ses propos claquent encore dans ta tête et tournent certains soirs. Il y a sa voix qui résonne en toi et qui répète que tu n’es qu’un bon à rien et que ce n’est pas étonnant puisque tu n’es même pas son fils ; chose que tu n’as jamais pris au pied de la lettre ne connaissant pas la vérité. Bien-sûr, ça n’a pas été les premières choses qu’il t’a dites, c’est allé crescendo mais, depuis le procès, vous êtes pris dans un tourbillon, un cercle vicieux qui me semble, encore aujourd’hui,  indestructible.

En réponse à sa fureur, toi aussi t’as eu des mots plus hauts que d’autres, t’as claqué des portes, t’es enfui, as fugué. T’as fait des conneries, seul ou accompagné parce que t’avais besoin de personne pour partir en vrille. La perte de tes émotions t'a pas mal aidé là-dedans, je crois même que ça te faisait plaisir de voir la tâche être ainsi facilitée. Des tours au commissariat, t’en as fait et ça a alerté les services sociaux. T’as été placé une première fois, puis ton père a récupéré ta garde en allant un peu mieux. Sauf qu’il a rechuté et t’en as fait, des tours dans ce manège. T’as enchaîné les allers retours entre différentes familles d’accueil et le foyer de ton père mais il n’y avait pas un endroit où tu te sentais chez toi. Je t’ai vu fuir un nombre incalculable de fois ces endroits que tu voyais comme des prisons mais à chaque fois, on t’y a ramené. Il y a eu un moment de mieux, à tes quinze ans quand tu l’as rencontrée, elle. Je sais que tu m’en voudrais si je prononçais son prénom parce que si tu pouvais faire en sorte que plus personne ne le porte, tu le ferais.

He was a boy.
She was a girl.
Can I make it any more obvious?

C’était niais mais vous aimiez vous chanter cette chanson en sachant pertinemment qu’il n’y avait que le premier couplet qui vous correspondait. Vous vous amusiez à dire que vous aviez votre propre version. À vos yeux, la vôtre était bien meilleure parce que le punk et la danseuse de ballet n’en avaient rien eu à faire de l’avis des autres. Qu’ils se sont embrassés, affichés sans honte et qu’ils s’imaginaient finir leurs vies ensemble, heureux. T’étais amoureux Dior, qu’est-ce que t’étais amoureux. Tu ne veux pas voir la vérité en face parce que t’as décidé que l’amour n’existait pas, mais ça crevait les yeux. Je le voyais à ta façon de la regarder et de parler d’elle. Maintenant c’est l'exact opposé mais, avant, t’entendais son prénom et tu t’illuminais. Sans doute était-ce l’effet du premier amour mais t’étais dingue d’elle et c’était réciproque. Tellement que vous avez été imprudents. Vous avez fait n’importe quoi.

[T.W : grossesse]
En a découlé une grossesse découverte sur le tard qui a rendu tout le monde absolument furieux. Enfin tout le monde sauf vous. Je t’ai souvent vu perdu mais là, c’était un genre nouveau et elle, elle était terrifiée. Il était trop tard pour l’interrompre alors vous n’aviez pas le choix. Surtout elle, à vrai dire, mais tu ne voulais pas la laisser affronter seule cette épreuve. Après tout, vous étiez tous deux fautifs et même si c’est la chose à faire, je trouve ça admirable de ta part que t’aies pris tes responsabilités. Malheureusement pour vous, ses parents n’étaient pas vraiment d’accord. Ils vous avaient strictement interdits de vous revoir et de vous fréquenter mais tête de mule comme t’es, t’as évidemment rien écouté Je ne sais même pas comment vous avez fait pour ne pas vous faire chopper pendant toutes ces semaines, mais ils n’ont jamais rien su de toutes ces fois où vous vous êtes vus en cachette, au lycée ou chez elle lorsqu’ils partaient en courses. À chaque fois, tu te débrouillais pour être là dans les dix minutes où elle t’envoyait un message te notifiant de leur départ.

[T.W : mort en couche, deuil]
T’as su qu’elle avait perdu les eaux parce qu’elle avait pu te prévenir. Ses parents ne l’avaient pas vu t’indiquer par message l’hôpital dans lequel elle allait accoucher et toi, nouille comme t’es, t’y es allé dans la minute. Enfin, t’es parti au moment même où t’as reçu le message. Le problème, c’est que ça tombait en pleine heure de pointe. T’as mis du temps arriver, ça t’a semblé durer une éternité. Je t’ai vu enragé, en nage parce que t’as préféré descendre du bus et faire le chemin en courant. T’étais épuisé mais pas au bout de tes peines. Evidemment, le père a fait barrage. Vous vous êtes violemment disputés, très vite interrompus par un ballet de personnel soignant. Il a essayé d’avoir des réponses mais personne n’a répondu. La mère est sortie en larmes et s’est effondrée dans les bras de son mari.

“On est en train de la perdre !”

[T.W : mort en couche, deuil]
C’est ce que t’as entendu quand les portes se sont ouvertes et ta vue s’est complètement brouillée. L’obscurité a recouvert ton champ de vision et je t’ai vu te rattraper aux sièges et t’asseoir. Ça bourdonnait dans tes oreilles mais t’arrivais très bien à les entendre te cracher à la figure des ignominies pour évacuer leur détresse et leur colère. Elle est morte en couche ce jour-là mais sa fille a pu être sauvée. Votre fille. T’as été foutu dehors parce que ta présence ne faisait que perturber le service et, de toute manière, tu n’étais clairement pas le bienvenu. Tu sais qu’ils ont décidé d’adopter leur petite-fille mais toi, t’as même pas eu le droit de la voir, tu ne sais même pas comment ils ont décidé de l’appeler. Tu n’as pas pu lui dire au revoir non plus. Ils ne t’ont jamais communiqué les informations des obsèques mais t’as réussi à les avoir en faisant pression sur des amis en commun. T’y es donc allé mais encore une fois, on t’a foutu dehors.

L’avantage est que, de cette façon, t’as pu savoir où elle était enterrée, mais ça fait un moment que tu n’y vas plus. Peut-être que ça te ferait du bien, tu ne penses pas ?

T’as pas arrêté de chercher à les contacter pour avoir ne serait-ce que des informations sur ta fille, son prénom, des photos, des nouvelles. Rien. T’as pas lâché et j’avoue avoir eu peur de toi quand t’as commencé à te pointer chez eux après que tu n’aies reçu aucune réponse à tes lettres et tes appels. Cette histoire t’a rendu fou, tu ne supportais pas le poids de cette culpabilité et cette douleur qui l’accompagnait. Même si tes émotions foutaient le camp, tu savais que ça n’allait pas. Si tu perdais ta tristesse, t’étais en colère et vice versa. Si avant t’étais ingérable, t’es devenu une catastrophe ambulante. Ce qui t’a sauvé ? Ùna.

Je ne sais pas comment lui est venue cette idée, si c’est un genre de sixième sens mais elle a su donner un but à ta vie. Elle t’a proposé cette idée de monter un groupe de musique et même si au départ t’étais dubitatif et t’avais du mal à t’y mettre, tu t’es rapidement laissé absorbé. Après tout, la musique ne t'avait jamais quitté et t’y as vu une opportunité d’exorciser tous tes démons, les abandons multiples, les tensions avec ton père, la perte de ta petite amie et de ta fille - même si tu ne t’étais jamais réellement senti prêt à devenir prêt. Ça te faisait du bien, t’apaisait alors tu t’y es entièrement consacré. Il faut dire que t’as toujours été doué pour ça. Après le lycée, t’as rejoint l’université de musicologie mais ça t’a très vite agacé. Tu n’y faisais pas ce que tu voulais, ce n’était clairement pas ce que t’imaginais alors t’as plaqué tes études.

Dans un premier temps, tu n’as pas cherché de travail. Tu t’es mis à chanter dans les rues en misant sur ça et le groupe pour te faire connaître et débuter une carrière. Pas de chance pour toi, ce n’est pas aussi simple que ça et puis t’étais bien le seul à vouloir te professionnaliser. Ùna et les autres membres, ils avaient d’autres projets en tête. Combien de fois t’ai-je vu t’énerver à cause de ça ? Même encore maintenant… Comme ça ne fonctionnait pas, tu t’es finalement résolu à trouver des petits boulots histoire de pouvoir te payer un chez toi et de ne pas ramper chez ton père. Même si ça ne va toujours pas, tu ne lâches rien, t’es bien déterminé à vivre de la musique parce qu’il n’y a que ça qui a su te canaliser et te faire autant de bien.