Les derniers cartons venaient à peine d’être déposés par les déménageurs. Debout devant la nouvelle maison que le couple venait d’acheter, Victoria fixait la porte d’entrée. Ils avaient mis du temps, mais ils y étaient. Ils s’installaient enfin dans cette immense maison, après une bonne journée de labeur. Victoria avait laissé le soin à son fiancé de gérer les hommes lorsqu’il avait été question de déplacer les oeuvres d’art. Leur relation était déjà assez tendue pour qu’elle ne prenne le risque de diriger les opérations et que l’une des oeuvres ne soit abîmée. Elle s’était contentée de terminer les tous derniers cartons et d’expliquer à l’équipe embauchée où chacun irait une fois arrivé sur place.

Se diviser ainsi le travail avait permis au couple de faire bonne figure tout au long de la journée, même si l’enthousiasme qu’ils auraient du ressentir était un petit peu amoché par l’ambiance générale entre eux. Depuis le soir du documentaire à propos de Zachary Blake, les choses allaient certes un peu mieux entre eux, mais ce n’était pas encore idyllique. Comme à chaque fois, certains évènements avaient permis au couple de glisser leurs problèmes sous le tapis, plutôt que de les affronter. Naria avait évolué, mais les habitudes restaient tenaces lorsque les soucis dépassaient le simple désaccord.

L’intervention d’Aizah chez eux avait été bénéfique, et l’accident en bord de mer de la brune quelques jours plus tôt également, néanmoins rien n’était arrangé à cent pour cent. En présence des enfants, le couple ne laissait rien paraitre, pour ne pas les affecter, mais quand les filles étaient endormies, les deux fiancés préféraient continuer de jouer la comédie et faire comme si de rie n'était. Aucun des deux ne lançait le sujet brûlant, parce qu’ils savaient très bien qu’ils ne pourraient pas extérioriser complètement leurs émotions. Sans compter que Victoria n’avait aucune envie de revenir sur les échanges par SMS qu’ils avaient eu, où elle avait complètement pété un plomb. Elle avait craqué ce soir là, mais ne se sentait pas le courage d'expliquer en détails à Nadeem pourquoi elle s'était mise à parler de fantômes.

C’était donc dans la même dynamique routinière installée depuis que le couple avait emménagé. Moïra et Neeli avaient été confiées aux bons soins d’Aizah. Ces dernières seraient beaucoup mieux à jouer avec leur tante dans la chambre qu’elle avait préparé pour elles plutôt qu’à traîner aux milieux des cartons et risquer de se faire mal. Elles découvriraient le lendemain la nouvelle maison, et surtout, leurs nouvelles chambres. Tout n’était bien sûr pas encore prêt. Le couple avait acheté les meubles les plus essentiels mais toutes les pièces ne seraient pas meublées. Les chambres, salles de bain, le bureau de Nadeem seraient les seules pièces entièrement meublées, et la cuisine était totalement équipée, mais pour le reste, ils avaient le temps.

« L’équipe me demande où tu veux mettre le Charbonnel. Je te laisse voir ça avec eux, je vais vérifier qu’ils ont correctement monté les lits. »

Son fiancé venait de la rejoindre sur le perron de la porte. La journée était déjà bien avancée et il ne restait plus grand chose à faire. Une chance, parce que Victoria avait hâte de pouvoir se laisser tomber sur le canapé et commander à manger. La peau de son omoplate droit la brûlait sous le gros pansement dissimulant sa brûlure. Les quelques cartons qu’elle avait porté pour donner un coup de main avaient tiré sur la blessure et réveillé la douleur lancinante.

Sans rien ajouter de plus, elle entra dans la maison et grimpa à l’étage. Elle hésita un instant sur la porte à pousser pour tomber sur leur chambre. La maison était grande, et le couple n’était pas encore habitué à la disposition de toutes les pièces. Il ne fallut pas bien longtemps à la brune pour vérifier que tout était en ordre. Le lit et le berceau des chambres de Neeli et Moïra étaient montés, ainsi que le leur. Victoria avait prévu de passer le reste de la journée à déballer le plus de cartons possibles, afin que les jouets des filles et les habits de tous soient rangés. Pour le reste, elle pourrait continuer dans les jours à venir.

Elle redescendit dans l’entrée quelques minutes plus tard, espérant que la statue de cheval était à sa place, saine et sauve. Victoria n’avait pas entendu de hurlements, donc cela devait signifier que tout allait bien. Elle fut rejoint par le chef d’équipe, venu pour l’informer que le camion avait été entièrement déchargé et que tout était à sa place. La brune le remercia et libéra les hommes en ressentant un profond soulagement. Le plus gros du déménagement était enfin terminé, ne restait plus que le plaisir de se créer un cocon bien à eux. Pour le moment, Victoria avait encore un peu de mal à s’accoutumer à cette nouvelle maison. Quitter leur ancien logement lui avait fait un pincement au coeur. Les souvenirs qu’ils abandonnaient là bas lui étaient précieux, même si elle savait que bientôt, d’autres seraient crées ici.

« Nad, tu peux commander à manger ? J’aimerai déballer quelques cartons ce soir. »

Victoria fit porter sa voix, sans savoir dans quelle pièce se trouvait son fiancé. Ils se retrouvaient tous les deux, sans les filles, pour la première fois depuis longtemps. En d’autres circonstances, le couple en aurait profité pour passer du temps rien que tous les deux, mais la brune savait que ce soir serait différent. La dynamique du couple n’était plus la même, et ils ne pouvaient s’en prendre qu’à eux-même.

Ce qui aurait du être une journée placée sous le signe de la bonne humeur et d’un nouveau départ était gâché par la morosité ambiante entre les deux fiancés. Chacun avait passé la journée à éviter l’autre, et ce n’était pas du tout l’idée que s’était faite Victoria de leur emménagement. La maison devait marquer le début d’une nouvelle vie et d’un avenir radieux pour le couple, mais l’horizon semblait gâché par de gros nuages noirs menaçants. Ils se parlaient d’une façon presque professionnelle lors de leurs vagues échanges, comme si ils s’occupaient du déménagement d’un autre couple, et non pas du leur.

Durant la journée et en présence des déménageurs, Victoria s’était contentée de n’échanger que quelques phrases avec son fiancé, pour la plupart du temps lui demander de s’occuper de voir où il souhaitait que telle ou telle oeuvre soit posée. Une fois tous les deux, elle tenta alors d’en lancer un nouveau, sur lequel il était difficile pour eux de se prendre la tête : la nourriture. Quelque chose lui disait qu’ils ne passeraient pas une partie de la soirée à dévorer des burgers sur leur nouvelle et grande table à manger tout en imaginant mille et une façons de placer tel ou tel meuble ou aménager telle pièce, comme elle l’aurait souhaité. À défaut d’une soirée particulièrement agréable à deux, le couple pouvait au moins profiter de l’absence des enfants pour parler de leurs problèmes.

La réponse de son fiancé ne l’étonna pas vraiment. Depuis leur dispute, il n’était pas rare de le voir profiter d’une occasion de quitter la maison. La brune grimaça cependant en remarquant que pour une fois, Nadeem n’avait même pas pris la peine de lui demander ce qu’elle avait envie de manger ce soir. Il connaissait bien sûr par coeur sa fiancée et ses goûts, mais il avait pourtant l’habitude de toujours lui demander ce dont elle avait envie. C’était un petit détail de rien du tout, mais qui montrait à quel point la distance entre le couple grandissait un peu plus chaque jour.

Se retrouvant seule dans une immense maison, Victoria frissonna un instant. Depuis sa violente crise de l’autre soir, le silence était devenu une angoisse pour elle. Tout était beaucoup plus grand ici, et le calme qui suivit le départ de Nadeem la mit un instant mal à l’aise. Elle n’était pas encore habituée à se retrouver seule dans un si grand espace et savait que ce n’était qu’une question de temps avant d’y trouver ses marques et de s’y sentir parfaitement à l’aise. La tension entre le couple n’aidait pas non plus la brune à se détendre. Elle se dirigea dans la cuisine et trouva la télécommande de la petite télévision murale sur la table à manger. Elle alluma l’appareil histoire d’avoir un bruit de fond et poussa un profond soupir.

La brune hésita un instant entre monter et déballer les cartons des filles dans leurs chambres où rester dans la cuisine. Elle opta pour rester là où elle était, et commencer à essayer d’ouvrir et de déballer les quelques ustensiles ramenés et ceux achetés. Si le couple comptait manger ce soir, ils auraient au moins besoin d’assiettes et de quoi se préparer un thé pour après. Victoria se dit également que si quand Nadeem revenait les choses ne se passaient pas mieux entre eux, elle pourrait toujours aller se réfugier à l’étage en prétextant préparer les chambres des petites.

Le manque d’intérêt de la brune pour la cuisine avait un avantage : il n’y avait pas mille choses à ranger. Le plus gros fut rapidement mis en place. Elle jeta un coup d’oeil à sa montre. Nadeem ne tarderait pas à rentrer, il était donc inutile de se lancer dans le rangement de l’une des chambres maintenant, au risque d’être interrompue très rapidement. Elle pensa à aller prendre une douche, mais un nouveau frisson la parcourut à cette idée. Elle se rendit compte que l’idée même lui faisait peur, alors que c’était complètement stupide. Personne ne risquait de rentrer dans la salle de bain pour l’agresser, du moins, personne de vivant. La brune poussa un long soupir d’exaspération, se trouvant vraiment débile de commencer à avoir peur pour un rien, et attrapa avec colère deux gamelles qu’elle venait de sortir du dernier carton. Elle en remplit une d’eau, et une autres de croquettes pour Kovou avant de les disposer au sol, près du demi-mur de la cuisine. Elle prit ensuite les cartons qu’elle venait de vider et se rendit dans ce qui serait plus tard l’une de leur chambre d’amis mais qui lui servait pour l’instant d’entrepôt à cartons vides. Elle les cassa et les jeta au sol avant de ressortir de la pièce.

Elle entendit alors les bruits de pattes de Kovou qui se dirigeait vers la cuisine et comprit que son fiancé était de retour avec la nourriture. Quelque chose lui disait qu’il n’avait pas opté pour des sushis, et que peu importe ce qu’il avait pris, il n’y aurait pas non plus de petite peluche mignonne et douce en accompagnement. La brune poussa un nouveau soupir, avant de rejoindre l’avocat dans la cuisine. Ce dernier semblait tout aussi fermé qu’à son départ, ce qui n’augurait rien de bon pour le reste de la soirée.

Elle regarda un instant le contenu du sac en plastique et retint une grimace. Elle n’avait rien contre la nourriture grecque, bien au contraire, mais se souvenait juste que Nadeem n’avait pas pris la peine de lui demander ce qu’elle avait envie de manger. La phrase qu’il lâcha quelques secondes plus tard la contraria d’autant plus. Elle n’avait aucune envie de se retrouver seule assise à une table immense, à manger du tzatziki.

« Ok. »

Lâcha t-elle plus pour marquer son mécontentement qu’autre chose. Elle ressemblait à une adolescente contrariée à qui on refusait de sortir après l’heure du couvre-feu et qui avait envie de bouder. Elle sortit les différents plats du sachet en plastique et les disposa sur la table avec un air grincheux sur le visage, mais resta silencieuse. Encore une fois, cette soirée ne ressemblait en rien à ce qu’elle avait imaginé.

Elle s’installa côté banquette et ouvrit l’opercule d’un premier plat sans y toucher. Elle n’avait même pas songé à prendre des couverts et une assiette, pour essayer de faire croire qu’elle toucherait à la nourriture. Quand Nadeem reprit la parole, elle se contenta simplement de fixer les plats sans la moindre envie.

« Ah. »

Répondit-elle d’abord en tentant pour une fois de ne pas exploser de suite. Cette phrase était une provocation destinée à la faire réagir pour faire éclater une dispute. Elle pouvait sentir le regard de son fiancé sur elle, prêt à bondir à la moindre réponse. C’était leur mode de fonctionnement depuis des années. Peut-être qu’avec un peu plus de volonté et d’entraînement, la brune aurait pu réagir d’une façon qui aurait été mature et aurait coupé court à tout début de dispute, mais ce ne fut pas le cas.

« Du coup tu comptes habiter là bas et m’envoyer ta soeur ici ? Comme ça elle pourra gérer mes crises au cas où et t’éviter d’avoir à le faire ? »

Elle parla d’un ton calme, mais terriblement accusateur. La fuite de son fiancé lors de leur dernière dispute lui était restée en travers de la gorge. Elle avait eu besoin de lui comme rarement cela avait été le cas, il n’avait pas été là. Voilà ce qu’elle avait principalement retenu de cette dispute (ou qu’elle avait eu envie de retenir). Ça, et le fait qu’Aizah avait dû le remplacer, alors que la pauvre femme ne savait même pas à quoi s’attendre. Il avait jeté sa jumelle dans la gueule du lion, sans même la prévenir.  Avec lenteur, la tête de la brune se retourna enfin vers l'avocat pour soutenir son regard. Le sien se fit instantanément plus dur, et sa mâchoire se serra, signe qu’elle était parfaitement prête à se lancer dans l’un de leurs énième combats.

Le peu de mots échangés entre le couple laissait déjà entrevoir le ton de la dispute à venir. Sans la moindre tentative de communication préalable, ils s’attaquaient déjà et tiraient à balles réelles. Dans cette situation là, il était beaucoup plus facile pour l’avocat de toucher droit au coeur sa fiancée. Le sujet était bien trop délicat pour qu’il puisse croire un seul instant que ses attaques ne touchaient pas profondément Victoria.

Cependant la brune était bien déterminée à tenir debout. Elle l’avait fait depuis son adolescence et avait appris avec le temps à faire comme si de rien n’était. L’expérience du mensonge lui donnait l’avantage de pouvoir sourire à chaque pique de Nadeem plutôt que de s’effondrer.
Au milieu de sa colère, c’était surtout un sentiment d’indignation qui prenait le pas sur son état d’esprit principal. Nadeem touchait à ce qui avait toujours été l’un de leur plus grand sujet tabou : le père de Victoria. À chaque tentative de l’homme de s’y intéresser ou de comprendre la relation complexe qui reliait la brune à son géniteur, il s’était retrouvé devant un mur.

« Tu apprendras tout sur moi, et sur ma mère également. Elle aussi tu comptes lui en vouloir et la traiter de menteuse ? »

Derrière sa question se cachait un avertissement que la brune ne chercha pas à dissimuler. Elle le mettait en garde sur les propos qu’il comptait tenir, parce que l’histoire ne la concernait pas qu’elle. Rose aussi avait choisi de garder le silence à propos du passé de son mari, en acceptant de corroborer à la version de sa fille. Si elle était plus encline à la nostalgie et parfois tentée de raconter des anecdotes à propos de lui, elle n’oubliait cependant pas l’accord passé avec sa fille, des années auparavant.

Victoria laissa tomber la nourriture grecque une bonne fois pour toute et se releva de la banquette. Elle fit un pas sur le côté et posa une partie de ses fesses contre la table, face à Nadeem. Bras croisés dans une position défensive, elle toisa du regard son fiancé. Sans plus le moindre sourire sur son visage, elle entendit la pique de l’avocat à propos de son prénom. Elle aurait pu la voir venir celle-là, mais c’était bien joué. Elle se demanda un instant si il pousserait le bouchon au point de l’appeler « Blake » et non « Morgan » jusqu’à la fin de leur engueulade pour l’embêter, si l’orage finissait par passer.

Elle haussa un sourcil réprobateur en l’entendant lui avouer qu’il avait regardé l’émission le lendemain de leur dispute. La brune n’étira pas vraiment surprise, parce que c’était sans doute ce qu’elle aurait fait elle aussi, si les rôles avaient été inversés. Elle aurait été rongé par la curiosité d’en savoir plus, d’avoir les moindres détails d’un passé auquel on lui aurait toujours refusé l’accès. Cependant, elle en voulait à son fiancé d’avoir préféré fuir se terrer chez sa soeur et regarder l’émission plutôt que d’être resté et d’avoir demandé de l’entendre de la bouche de sa fiancée.

Ses lèvres se pincèrent. Elle, elle n’avait pas eu le courage de chercher un replay de l’émission, même si une partie d’elle avait eut envie de la regarder. De vérifier que les souvenirs qu’elle avait en tête de cette époque collaient encore avec les faits énoncés par l’émission, où si son cerveau avait transformé la réalité pour l’adoucir ou l’empirer. Avec le temps, elle ne savait même plus quelle partie de son passé avait été filmée ou non. L’arrestation de son père faisait-elle partie du programme télévisé ou bien n’y avait-il aucune trace vidéo de l’adolescente qu’elle était et qui hurlait en pleurant, tenue par un policier tandis que son père était arrêté ? Elle se demanda à quel point les parties les plus intimes de sa vie et de celle de sa mère avaient été exposées au public sans qu’on leur demande leur avis.

« T’as tout vu hein ? Alors tu dois avoir les réponses à toutes tes questions. Viens plus me prendre la tête avec ça. »

Cracha t-elle froidement, alors que sa rancoeur grandissait. Elle considérait qu’il était trop tard pour qu’il ne vienne l’embêter à demander des détails, ou des explications à propos de son passé. Du temps s’était écoulé entre leur dispute et aujourd’hui. Des jours entiers où Nadeem s’était contenté de la version d’un programme télévisé plutôt que de celle de sa fiancée, à propos de son propre passé. C’était pour elle la preuve qu’il s’attardait bien plus sur le fait qu’elle lui ait menti, plutôt que sur ce qu’elle avait subit et les séquelles que cela avait pu lui laisser.

« Je te rappelle que toi aussi, tu t’es permis de me mentir et de me cacher des choses essentielles sur toi. La seule différence entre nous, c’est que moi j’ai cherché à savoir ce que c’était, et que j’ai fini par réussir à le savoir. Toi, t’en as jamais rien eu à foutre. »

À son tour, elle attaqua sur un sujet sensible. L’implication de Nadeem au sein de réseaux criminels n'était plus un secret pour la brune, mais restait l’un de leur sujet de discorde favoris. Victoria avait pardonné le fait qu’il le lui ait caché, mais ne parvenait pas à pardonner les conséquences que cela pouvait avoir sur leurs vies. Elle ne réussissait en tout cas pas à oublier qu’ils avaient failli perdre Neeli, le jour où Nadeem avait tenté de se rebeller et de ne pas respecter un ordre qu’on lui avait donné.

« Qui sait ? Peut-être même qu’un jour, ce sera toi qui aura ton propre sujet dans cette émission pourrie ! On serait à égalité là !»

Rajouta t-elle en empruntant à son fiancé le même ton enjoué qu’il avait utilisé quelques secondes plus tôt, comme si elle lui proposait la soirée cinéma et pop-corn la plus cool de l’année. Elle surjoua même la comédie en tapant dans ses mains d’une façon enthousiaste.

« Ou bien on pourrait imaginer le jeu de qui de nous deux à le plus de mensonges à son actif ? Hm … »

Elle plaça son index sur sa mâchoire en penchant légèrement la tête. Ses yeux regardèrent en direction du plafond comme si elle était en pleine réflexion, puis revinrent vers son fiancé.

« Quelque chose me dit que c’est toi qui va gagner ! »

Souffla t-elle avec un mépris difficilement dissimulable. Elle s’écarta de la table à manger et se retourna vers elle pour refermer le plat qu’elle avait ouvert et le remettre dans le sac plastique. Elle attrapa ce dernier et se dirigea vers le frigo qu’elle ouvrit pour y jeter - un peu brutalement - la nourriture et refermer la porte. Aucun d’entre eux n’aurait faim dans les prochaines minutes, c’était évident.

« Tout ça pour dire que franchement, t’es mal placé pour jouer les ingénues bafouées Nadeem. »

Conclut-elle avec mesquinerie même si elle se rendait bien compte que c’était juste une façon de déplacer le problème sous le tapis. Ils avaient tous les deux leurs tords dans cette situation : elle lui avait caché une part importante de son histoire et de son passé, et il avait réagit de la pire des manières. Néanmoins, cracher son venin au visage de son fiancé faisait parti de leur processus habituel de communication, et cela lui faisait un bien fou.

Victoria se sentait prête à en démordre pendant des heures s’il le fallait. Le sujet la touchait trop profondément pour qu’elle baisse les bras et demande pardon. Elle considérait que si elle avait des tords, Nadeem en avait tout autant. Elle ne s’était pas enfuie elle, quand l’avocat lui avait avoué (sous la contrainte) toutes les choses qu’il lui avait caché. Ses secrets à elle impactaient surtout son propre passé, tandis que les siens à lui touchaient à leur présent, voire même leur futur. Pour les dissimuler, elle avait simplement modifié quelques éléments de son histoire, sans que cela n’ait la moindre conséquence sur leur couple.

Et pourtant, elle avait la sensation que son fiancé l’accusait d’être un mensonge elle-même, depuis le début. Elle restait pourtant toujours la même, rien ne changerait. Elle ne lui avait pas avoué être un agent double des services secrets britanniques, ou quelque chose du genre. La brune le considérait presque hypocrite, à s’offusquer ainsi d’un mensonge, alors qu’il était tout aussi fort en la matière.

Si elle n’avait pas été en colère, sans doute se serait-elle mise à rire, en entendant la phrase de son fiancé. Ainsi, ses mensonges étaient destinés à la protéger elle, uniquement ? L’un de ses sourcils se haussa, comme pour lui lancer un : « tu te fous de moi, pas vrai ? » silencieux. Peut-être qu’à la base, effectivement, le but premier de ses mensonges avait été de la protéger, mais Victoria savait que ce n’était pas que pour ça. Il n’avait jamais véritablement assumé ce qu’il était devenu après leur rupture.

« Me protéger, moi ? »

Répéta t-elle en laissant finalement échapper un rire mauvais. Si cela avait été effectivement l’un de ses objectifs, ils pouvaient tous les deux affirmer que ce dernier avait été raté. Quand elle ignorait encore la vérité à propos de l’importance de Nadeem au sein du réseau, elle avait cru qu’il était devenu adepte des soirées dans les club de strip tease et des lap dance rapprochés. Une fois qu’elle avait été mise au courant, elle s’était retrouvée à l’hôpital. Nadeem devait revoir le signification qu’il donnait au mot « protection ».

« T’as été le meilleur, pour me protéger. »

Sa voix transpirait l’ironie malsaine. Pour appuyer ses dires, l’une de ses mains attrapa le bas de son t-shirt pour le relever, au niveau du nombril. La cicatrice verticale était presque totalement effacée, mais Victoria savait qu’en la pointant du doigt, Nadeem comprendrait parfaitement ce qu’elle sous-entendait. Malgré les efforts qu’il avait voulu faire, il n’avait jamais vraiment eu la certitude de pouvoir les protéger à cent pour cent.

« Mes mensonges sont enterrés six pieds sous terre et ne risquent pas de venir te pousser dans l’escalier. »

Ils se contentaient simplement de venir la hanter la nuit, et de lui provoquer des crises d’insomnies terribles mais ça, la brune préféra ne pas l’avouer. La logique aurait été qu’elle profite de la situation pour dévoiler l’entièreté de ce qu’elle cachait à son fiancé, mais le moment était mal choisi. Pourtant, la vérité sur le passé de Zachary Blake n’était que la partie immergée de l’iceberg. Victoria prônait haut et fort que cela n’impactait pas son présent, mais pourtant, ses nuits étaient pratiquement toutes troublées par le fantôme de son père et de ses actes.

Les dernières provocations de son fiancé lui firent lever les yeux au ciel et soupirer fortement sans même tenter de le dissimuler. Nadeem était ainsi. Il aimait se victimiser, même dans les situations où il était le coupable. Victoria ne croyait pas en cette théorie qui disait que dans un couple, il y en avait toujours un qui aimait plus que l’autre. Dans leur couple en tout cas, elle ne trouvait pas que c’était le cas. Ils s’aimaient tous les deux d’un amour profond et infini, mais ne le géraient pas de la même manière. Nadeem était plus irrationnel, tandis que Victoria avait tendance à garder les pieds sur terre. Il lui arrivait parfois de se laisser tenter d’agir comme l’avocat, mais il y avait toujours ce elle-ne-savait-trop-quoi qui la forçait à redevenir pragmatique. À une époque pourtant, elle adorait jouer à l’autruche et fermer les yeux sur les problèmes que le couple avait. Le résultat n’avait pas été très probant.

Malgré cela, Victoria dut reconnaitre que Nadeem n’avait pas tord sur une chose. Il l’avait toujours mise sur un piédestal et l’avait toujours idéalisée. À un point où la brune s’en était rendue compte, et n’avait pas eu envie de briser l’image si parfaite qu’il avait d’elle. Parfaite, mais avec des défauts (et quelques lacunes sociales) qui la rendaient attachante. C’était une image à laquelle Victoria aimait se rattacher, mais également un poids sur ses épaules.

La vérité était pourtant bien là : Victoria n’était pas la femme parfaite que Nadeem aimait s’inventer. Elle avait ses secrets, ses vices et ses défauts. Peut-être que ce soir, il finirait par s’en rendre compte.

« Peut-être parce que tu passes ton temps à m’idéaliser, Nadeem. T’as tellement clamé haut et fort que j’étais parfaite que tu n’as même pas envisagé l’idée que je puisse ne pas l’être ! »

D’une main tremblante, elle replaça une mèche de cheveux derrière son oreille. Faire réaliser à son fiancé qu’elle n’était pas celle qu’il avait idéalisé depuis plus de dix ans n’était pas ce dont elle avait envie, parce qu’elle aimait savoir que c’était ce qu’il pensait d’elle dès que son regard était rivé vers elle. Une part d’elle avait l’impression de le décevoir, et de briser quelque chose.

« Garde cette phrase en tête, ça fera un épitaphe parfait. »

Cracha Victoria avec méchanceté, en ne cherchant qu’à blesser davantage son fiancé. Ils n’étaient plus dans la phase de la dispute où ils se cherchaient en se lançant des piques. Ils sortaient les armes les plus puissantes, afin de mettre l’ennemi à terre, et la brune en avec quelques unes en réserve, en sachant très bien que Nadeem en avait tout autant.

Elle laissa échapper un petit rire mauvais, quand l’avocat affirma que ses mensonges pouvaient avoir des conséquences fâcheuses. Elle ne riait pas du fait que cela puisse effectivement arriver, mais plutôt de cette sensation qu’elle pouvait simplement répondre la même chose à son fiancé. D’ailleurs, elle n’hésita pas la moindre seconde pour rétorquer la premier exemple qui lui vint en tête dès qu’il eut fini de parler.

« Comme par exemple envoyer des oeufs remplis de peinture rouge en guise de sang contre les murs de la maison ? »

Elle pencha la tête sur le côté, comme si elle posait le plus naïvement du monde la question, alors que l’exemple dont elle se servait était tout simplement un souvenir très désagréable pour tous les deux. Lors de l’affaire Campbell, les menaces et tentatives d’intimidation avaient fonctionné sur Victoria, mais pas sur Nadeem, beaucoup plus habitué qu’elle.

« Est-ce que comme pour tes mensonges, on envisagera l’idée du garde du corps pour protéger Moïra tu penses ? Ou bien encore : as-tu un patron au-dessus de toi qui décidera que finalement, tu dois dégager de ton cabinet à cause de ta conjointe ? »

L’air naïf de Victoria se transforma en une grimace concentrée, donnant l’impression qu’elle réfléchissait véritablement à ces questions. Si elle avait voulu accentuer son jeu de comédienne, elle aurait glissé son pouce et son index sous le menton, mais elle se contenta de garder les bras croisés.

Par chance heureusement, les retombées liées au documentaire à propos de Zachary Blake avaient été moindres. Moïra n’était jamais rentrée de l’école traumatisée parce que l’un de ses petits camarades lui avait cherché des noises. Il y avait quelques fois, lorsqu’elle faisait les courses, où Victoria avait l’impression que certaines personnes la regardaient de travers, mais elle préférait mettre cela sur le compte de sa propre paranoïa qui devait s’être décuplée depuis l’émission. Il n’y avait pas eu non plus une nuée de reporters ou de journalistes qui s’étaient précipité devant leur porte, afin de faire un reportage sur la fille du monstre et la vie qu’elle menait une vingtaine d’année après les faits. Victoria avait donc supposé que la chose n’avait pas suscité tant d’intérêt que cela, et préférait s’en convaincre.

Entrant dans le jeu mesquin de son fiancé, Victoria changea de position. Elle décroisa ses bras et entre-ouvrit la bouche d’un air surpris quand ce dernier lui affirma connaître ses défauts. Comme une auditrice captivée, elle fit mine de se montrer très attentive, mais gardait un sourire mauvais au coin de ses lèvres pour lui faire comprendre que peu importe ce qu’il comptait dire, elle ne laisserait pas être atteinte.

Elle écouta les défauts énumérés en hochant lentement la tête comme si elle les découvrait pour la première fois. Quand Nadeem arrêta de parler, elle marqua un instant de pause avant d’éclater brièvement de rire. Il n’y avait aucune joie ou réel amusement, simplement la volonté de lui prouver que ce qu’il pouvait dire lui passait au-dessus de la tête. Mieux encore, il lui retirait les mots de la bouche, si elle aussi devait faire le portrait mental de son fiancé.

« De la part de l’avocat jaloux, impatient, ayant besoin de tout contrôler et qui a essayé de me faire croire qu’il était encore honnête, vraiment, je suis blesséeee ! »

Répondit-elle en insistant volontairement sur la dernière syllabe pour ajouter un côté mélodramatique surjoué à sa phrase. Elle avait l’impression parfois de se regarder dans un miroir. Le couple avait beaucoup de points communs, et parmi eux leurs défauts.

L’enchainement rapide de l’avocat ne lui laissa pas le temps de rajouter quoique ce soit, et c’était peut-être pas plus mal. Victoria était un volcan sur le point d’entrer en éruption. Elle était prête à monter sur le ring de boxe et en découdre avec son âme-soeur durant toute la nuit si il le fallait. Trop de rancune s’était accumulée depuis le jour de leur dispute. Des non-dits qui ne pouvaient l’être à cause de la présence des enfants qui les avaient forcé à jouer le rôle des parents heureux, alors qu’intérieurement, la liste des reproches à faire à l’autre grandissait rapidement.

La brune écouta la nouvelle tirade de son fiancé en battant lentement les paupières, comme si elle ne voulait pas en manquer une miette. Elle décortiquait mentalement chacune de ses paroles pour voir laquelle pourrait être utilisée pour être retournée contre lui. La guerre était déclarée, et Naria ne faisait pas semblant.

« Oh, maintenant tu as envie d’en parler, Nadeem ? »

La brune baissa un instant son regard vers le sol, et pouffa d’un rire en ayant pourtant l’air dépitée. Elle aurait apprécié entendre ses paroles bien plus tôt, après la diffusion du reportage, mais pas maintenant. Victoria avait eu le temps de reconstruire une fine carapace autour de son secret, juste après s’être dévoilée à Aizah. Une protection assez suffisante pour la braquer de nouveau à chaque fois que l’on approchait de trop près le sujet de son père.

« Et bien pas moi. J’ai parlé moi, j’ai même déjà tout dit. Pendant que tu m’abandonnais pour aller te réfugier chez ta soeur, j’ai parlé. Avec Aizah qui étrangement, était une oreille beaucoup plus attentive et compréhensive que toi. T’as préféré regarder le documentaire en entier plutôt que me parler, à moi. T’as qu’à te contenter de ça.»

Son visage s’était fait beaucoup plus sérieux et fermé au fur et à mesure qu’elle débitait les paroles. Elle recula d’un pas, et leva vers lui un doigt accusateur avant de se remettre à parler, avant qu’il ne tente de le faire lui.

« Et ne me fais pas le coup du type perdu qui ne sait plus avec qui il est. Tu sais très bien qui je suis, t’as toujours su comment je réagissais quand je cachais quelque chose. T’as juste préféré fermer les yeux sur certaines incohérences plutôt que de prendre le risque de découvrir ce que je cachais, pour ne pas bouleverser ta petite vie. »

Le ton ferme qu’elle employa était la preuve que peu importe ce que répondrait Nadeem, elle ne changerait pas son avis. Les discussions banales du couple avaient à quelques rares occasions dérivées parfois sur le père de la brune. À chaque fois, cette dernière s’arrangeait pour se braquer assez afin de passer l’envie à son fiancé d’aller plus loin. Lui-même avait réagit ainsi, quand elle farfouillait trop près des activités qu’il dissimulait à propos de son travail. La différence était que Victoria était beaucoup plus bornée que Nadeem, et qu’elle avait fini par lui faire cracher le morceau.

La main de la brune fit un mouvement de bas en haut qui trancha l’air, comme pour dire : « laisse tomber va ! ». Elle aussi était lasse. Lasse de devoir rappeler sans cesse à son fiancé qu’il avait menti, et qu’elle était tout de même restée, malgré tout. Juste après l’opération de la brune après l’accident dans les escaliers, ils avaient même tous les deux convenus qu’ils resteraient ensemble, même si cela mettait en danger la vie de leur famille à venir. Un pacte égoïste, que l’un et l’autre avait accepté, en sachant pertinemment qu’ils étaient incapables de faire autrement. L’argument de Victoria tenait, mais à moitié. Il avait menti, mais elle avait parfaitement accepté son mensonge à présent et était désormais sa complice.

Alors que la dispute commençait à tourner en rond et que Victoria pensait qu’elle se terminerait quand l’un deux quitterait la pièce une fois le silence venu, son fiancé la surprit en relançant de nouveau de l’huile sur le feu. Le sujet n’était plus vraiment les mensonges de l’un et de l’autre, mais plutôt ce que cela pouvait provoquer en lui. Victoria l’avait toujours su (même le sujet restait tabou), son fiancé était toujours plus sensible quand elle était en souffrance, que lorsqu’un inconnu déprimé passait à côté de lui.

Elle failli ouvrir la bouche pour interrompre l’avocat dans sa tirade mais fut brusquement stoppée dans son élan quand elle l’entendit lui dire qu’il faisait semblant de savoir calmer ses crises. La brune n’aimait pas la tournure que prenait la phrase dans ses oreilles. Son cerveau en colère n’interprétait pas ces paroles comme une façon de dire qu’il tentait de faire bonne figure en mimant l’assurance de savoir gérer ses crises, mais plutôt comme une manière de lui faire comprendre qu’il faisait semblant d’accepter de s’en occuper, alors qu’il aurait préféré faire comme à leur toute première nuit ensemble. Peut-être regrettait-il même d’être revenu s’excuser la semaine suivante, désormais.

La suite du laïus de son fiancé n’arrangea en aucun cas les choses. La lassitude de la brune fut très brève, et elle sentit une nouvelle fois son sang bouillir. Chaque parole de Nadeem se transformait désormais en une bonne raison de s’emporter. Rien ne semblait pouvoir le sauver du gouffre dans lequel il s’enfonçait, et par la même occasion, leur couple aussi. De nouveau, le cerveau de la brune interpréta comme il le souhaitait ce qu’il prenait comme de nouvelles agressions.

« Non mais tu te fous de moi ?! »

Hurla t-elle finalement, au bord de l’explosion. Elle fut soudainement reconnaissante envers Aizah qui s’était proposée de garder les enfants chez elle durant l’emménagement, et de leur éviter de leur imposer un tel spectacle. Victoria fulminait intérieurement, son visage était rougit par la colère grandissante en elle. Si ils avaient été dans un dessin animé, sans doute que de la fumée serait en train de sortir par ses deux oreilles. Elle entendait les paroles de Nadeem mais refusait d’en croire ses oreilles.

La dispute engendrée par les révélations sur Zachary Blake prenaient des proportions énormes. Tout aurait pu être réglé après une longue discussion, mais ça, c’était dans un monde où les protagonistes n’étaient pas Naria. Victoria imaginait parfaitement comme les choses auraient tourné, si elle avait la même discussion avec Mark, plutôt qu’avec Nadeem. Elle anticipait assez facilement ses réactions. Mark aurait été sous le choc, et lui aurait demandé de s’asseoir sur le canapé. Lui, il était la force tranquille qui ne s’emportait jamais. Il aurait posé plus d’une vingtaine de questions afin d’avoir les moindres détails de l’histoire, et de pouvoir l’analyser sous tous les angles. Il serait ensuite resté silencieux le temps de pouvoir ingérer les informations, et aurait fini par la prendre dans les bras. Faire le parallèle avec Naria était douloureux, parce que c’était eux qui étaient supposés être les plus forts. Pourtant, à chaque parole de plus, Victoria avait la sensation de voir des morceaux de leur complicité et de leur loyauté l’un envers l’autre tomber et se briser sur le sol.

Très vite, et malgré le constat mental qu’elle se faisait alors que Nadeem lui continuait de parler, Victoria sentit que le sujet ne concernait plus vraiment qu’eux. Nadeem s’en prenait au monde entier, et plus particulièrement aux personnes l’obligeant à réveiller sa sensibilité. Il crachait tout le venin qu’il avait en lui par surplus d’émotions, sans pour autant se rendre compte des énormités qu’il débitait par la même occasion.

« Stop Nadeem ! Je te parle de moi, là, pas d’Ed ou des autres, mais de moi ! Bien sûr que quand c’est moi tu te dois un minimum t’intéresser à ce qui peut provoquer ça en moi ! Et si tu n’en as pas envie, tu devrais revoir tes plans et aller épouser la première potiche sans émotions ni passé qui ne te forcera pas à poser la moindre question ! »

De nouveau, le volume sonore de la brune augmenta. Elle se prenait en pleine face les reproches que l’avocat faisait à sa sensibilité. Il lui rappelait un petit peu Moïra, qui avait un jour poussé une petite fille de son école par terre parce qu’elle en avait eu marre de ressentir son envie de pleurer à cause du bobo qu’elle venait de se faire. Égoïstement, sa fille avait préféré éloigner l’enfant en la poussant plutôt qu’en acceptant d’endurer sa souffrance avec elle, parce qu’elle se sentait sur le point d’exploser.

« Fallait peut-être y réfléchir avant de me demander de t’épouser. C’est pour « le pire et le meilleur », pas pour « le pire en espérant que je n’ai pas à m’en occuper et ok pour le meilleur ! » Bon sang, tu crois pas que c’est dur pour moi aussi ?! C’est MA vie qui a été exposée à la télé, et c’est mon fiancé qui se dresse contre moi au lieu de me soutenir !  Alors désolée, vraiment, si ça aussi ça t’atteint, et désolée si ça me donne envie de chialer et que tu vas devoir le ressentir ! »

La brune s’exprimait en faisant de grands gestes des bras, lui donnant presque l’air d’une italienne furieuse envers son fiancé.

« Et tu veux savoir autre chose Nadeem ? C’est pas prêt de finir là, parce que t’as une fille aussi ! Une enfant qui elle aussi qui va vivre des choses dures qui lui donneront envie de pleurer. À elle aussi tu comptes lui dire que c’était pas dans le contrat ? Que tu la voulais mais que t’en as rien à foutre de sa vie, ses regrets et ses secrets ?! »

Incapable de rester en place, elle se mit à faire les cent pas pour tenter de se calmer. Sa respiration était haletante, perturbée par le manque d’air qu’elle avait imposé à ses poumons. Elle s’éloigna du plan de travail pour retourner vers la table et lui tourner le dos, en ayant l’envie furieuse de la soulever et de la retourner au sol pour se calmer.

« Maintenant pour répondre à ta question, voilà ce à quoi je m’attendais en t’épousant : Absolument TOUT, sauf ÇA. »

Rajouta t-elle en se retournant vers lui vivement et en écartant ses deux mains, paumes vers le ciel pour le désigner lui tout entier. Lui, ou plutôt le Nadeem égoïste qui se dressait face à elle.

Pour la première fois, Victoria sentait que la dynamique de leur dispute était différente de toutes les autres. Ils avaient pourtant suivi une à une toutes les étapes, et pourtant, le vide qu’elle ressentait était toujours là. Il y avait une pièce manquante au puzzle de leur engueulade, quelque chose qui faisait qu’au lieu de s’améliorer, tout devenait encore plus compliqué et bordélique. Ils ne se hurlaient pas dessus pour communiquer et exorciser leurs malaises et leurs douleurs. C’était différent cette fois-ci, la brune le sentait. Le soulagement éprouvé habituellement après ces haussements de voix était totalement absent et elle avait le sentiment désagréable d’avoir toujours autant besoin de crier encore plus fort ses rancoeurs, même si elle venait déjà de le faire.

Elle balaya d’un geste de la main la brève réponse de son fiancé à propos du fait qu’elle n’avait pas eu envie de parler. Ils tournaient en rond à se renvoyer la balle et la brune n’en pouvait plus. Elle se sentait excédée dès qu’un mot sortait de la bouche de l’avocat, même si ce dernier tentait de se défendre contre ses propres attaques. Le couple se retrouvait dans un cul de sac et pour la première fois, Victoria ignorait comment la situation pouvait redevenir normale entre eux. Pire, elle ne savait même pas si c’était possible. Leur méthode habituelle était un échec cuisant qui ne faisait qu’attiser davantage le feu ardent de leur dispute. Ils se retrouvaient sans mode d’emploi pour leur expliquer comment mettre fin à leur engueulade. Au plus profond d’elle, Victoria savait cependant pourquoi elle ne parvenait pas à se sentir vidée d’énergie, après avoir passé autant de temps à hurler sur son fiancé : elle n’avait sorti que dix pour-cent de ce qu’elle avait sur le coeur. Sa rancune envers lui remontait à bien avant leur dispute à propos de Zachary. Elle datait d’avant, sans que la brune ne parvienne à mettre une date départ bien précise. Elle savait que cela tournait autour du moment de sa grossesse, quand Nadeem n’avait pas toujours été lui-même, et que cela avait continué jusqu’à maintenant, où elle s’était retrouvée forcée à redevenir mère au foyer à part presque entière même si elle s’imposait de travailler de la maison le maximum de temps possible. Le problème était qu’elle avait été toujours trop fatiguée ou trop occupée par Neeli pour pouvoir prendre le temps de faire remarquer à son fiancé qu’elle accumulait une liste de reproches impressionnants à son encontre.

Avec amusement, elle se demanda même si elle n’avait pas fini par être trop habituée au fait d’être en couple et enceinte, mais avec un homme passant plus de temps chez sa soeur ou son meilleur ami à cause d’un traumatisme profond. Elle avait trouvé son propre rythme de vie, en y incluant un Nadeem avec lequel il fallait marcher sur des oeufs quand il était là. Après son accouchement, la femme indépendante qu’elle était avait été très fière d’elle, en voyant qu’elle était assez forte pour jouer le rôle de la mère, et même parfois plus quand l’avocat ne supportait pas de rester dans la pièce à cause des larmes de sa fille. Paradoxalement, Victoria reprochait à Nadeem de l’avoir abandonné depuis trop de temps, mais ne lui permettait plus de revenir vers elle totalement et de reprendre son rôle d’homme et de père. Elle le lui reprochait davantage quand elle avait constaté qu’au moment où elle avait eu le plus cruellement besoin de lui après le reportage, il avait été de nouveau aux abonnés absents.

Voilà sans doute tout ce qui aurait du sortir si les hurlements avaient du porter leurs fruits, mais au lieu de ça, le couple était resté sur les sujets les plus en surface, sans aller chercher plus loin. Et là, il était trop tard. Le temps n’était plus à tenter de se comprendre. Quand leur premier moyen de se sauver l’un l’autre ne fonctionnait pas, Naria réagissait toujours avec colère et se retournait l’un contre l’autre, souvent avec perte et fracas.

Le changement de visage de son fiancé aurait du être un premier signe avant-coureur. Alors que Victoria elle tentait de reprendre son souffle après ses tirades lui ayant arraché le coeur, l’avocat lui était déjà en train de charger son arme, prêt à tirer sans sommation. Le début de l’attaque ne perturba pas la brune qui s’était attendue à un laïus sur le fait qu’elle ne devait pas faire l’hypocrite en disant ne pas savoir à quoi s’attendre en épousant un homme comme Nadeem, qu’elle le connaissait par coeur et qu’elle ne devait pas s’étonner. La menace non dissimulée qui s’était glissée par la suite dans la phrase la fit elle tilter aussitôt.

Les yeux légèrement humides de la brune s’asséchèrent brusquement et se plissèrent de défiance. Elle observa son fiancé comme l’aurait fait une lionne face à une hyène cherchant à s’approcher de ses petits, prête à montrer les dents. En premier réflexe, elle décida d’attaquer à son tour, tout aussi rapidement qu’il l’avait fait et sans même prendre le temps d’analyser totalement ce qu’il venait de lui dire et tout ce que cela pouvait bien signifier.

« Il n’y a qu’une de mes filles qui est la tienne. La première ne porte pas ton nom et ne partage pas ton sang. »

Grogna t-elle agressivement, dans un besoin de taper là où elle savait que cela faisait mal. Elle savait que même Moïra aurait été blessée si elle l’avait entendue. La petite entretenait avec l’avocat une relation qui allait bien au-dessus de celle d’un beau-père et d’une belle-fille, même si l’enfant ressentait parfois le besoin de mentionner le prénom de son père biologique, comme pour prouver à elle-ne-savait-pas-qui qu’elle ne l’oubliait pas et ne le reniait pas pour autant.

Enfin, Victoria prit le temps de se repasser mentalement ce que venait de dire son fiancé. Il ne s’agissait en rien d’une déclaration d’amour lui jurant qu’ils passeraient leur vie ensemble éperdument heureux et amoureux. Il l’enfermait plutôt dans une cage dorée entourée de menaces non dissimulées si l’idée lui venait d’essayer d’en sortir. L’idée fit frissonner la brune dont les poils se dressèrent le long de ses bras.

« Ce que tu veux dire, c’est que j’ai plutôt intérêt à me contenter de ce que tu peux me donner, n’est-ce pas ? »

Souffla t-elle d’une voix plus base, en appuyant volontairement sur les deux mots pour bien montrer qu’elle avait totalement pris en compte la menace de son fiancé. Pour autant, elle ne semblait pas effrayée, ou en colère. Il était pourtant rare que son fiancé en arrive au point d’enfiler le masque de l’avocat sans aucun scrupule pour s’en prendre à elle. C’était pourtant logique, quand durant leur dispute c’était précisément de lui ou plutôt de cette facette de lui, dont elle se plaignait.

La brune resta silencieuse quelques secondes avant de lentement pencher sa tête de haut en bas en plissant les lèvres, comme si elle acceptait lentement une idée dont elle ne comptait pas lui faire part. Quelque chose en elle s’était brisé à l’instant même où il avait tourné leur besoin viscéral l’un de l’autre en une relation de dépendance toxique.
Sans cesser de fixer l’avocat, Victoria bougea enfin. Comme elle l’avait fait trois ans auparavant la première fois qu’elle s’était retrouvée dans l’appartement de Nadeem, elle s’avança vers lui d’une démarche féline, ses hanches ondulant gracieusement comme pour le séduire. Elle ne s’arrêta pas face à lui, mais à sa hauteur, à côté de lui, épaule contre épaule. Elle pencha légèrement sa tête sur le côté, ses lèvres frôlant l’oreille du brun, comme pour jouer avec sensuellement tandis que son regard lui fixait le mur face à elle, sans la moindre émotion.

« C’est ok. Je t’en demanderai pas plus. Tu seras tout ce que j’ai et je serai tout ce que tu as. »

Murmura t-elle d’une voix suave, comme si elle le pensait véritablement, presque amoureusement alors que la phrase donnait l’impression qu’elle acceptait de se passer les menottes autour des poignets. Elle marqua un temps de pause, avant de reprendre cette fois-ci d’une voix basse et dénuée de la moindre émotion.

« Tu auras ta fiancée, ton joli trophée sans le moindre problème psychologique que tu aimes exhiber dans de jolies robes hors de prix. On sera une jolie famille dans une magnifique maison, quand les filles seront là. En dehors de ça, rien d’autre. Je ne te demanderai plus d’essayer de comprendre ce que je suis ou ce que je vais vécu et encore moins ce que je ressens ou peux te reprocher. »

Elle prit le temps de prononcer chaque mot avec lenteur, pour être certaine qu’il entende et comprenne parfaitement ce qu’elle venait de lui dire.

« Et si tu trouves que c'est pas assez ou mal fait, c'est tant pis pour toi. Parce que je suis tout ce que tu as et t'es tout ce que j’ai. »

Répéta t-elle mot pour mot en prenant soin d’assassiner la moindre touche de romantisme pouvant être trouvée dans ces paroles en les chuchotant d’un ton tranchant et glacial. Elle redressa par la suite sa tête et s’éloigna de quelques pas sans lui adresser le moindre regard, dos à lui.