Depuis le départ de Nadeem, la jeune Victoria n’était plus du tout la même. Malgré le soutient de ses amis proches, elle ne parvenait pas véritablement à oublier le manque que l’étudiant avait crée en elle. Chacun à son tour avait tenté sa propre petite technique pour tenter de lui remonter le moral, mais il n’y avait qu’Eden qui avait réussi à décrocher un sourire de sa part. Tessa avait opté pour agir avec plus d’enthousiasme de d’habitude et organisait une activité de groupe par soir pour lui faire oublier son chagrin, mais sans réussir à faire que Victoria s’y investisse totalement. Dès la deuxième soirée, l’idée avait été abandonnée. Que ce soit devant un film ou lors d’une partie de billard, la brune restait avec le regard dans le vide et son téléphone à la main en attendant des nouvelles de son petit ami. Robin lui optait pour le silence et se pliait à toutes les volontés de son amie si cela pouvait l’aider à aller un peu mieux, mais avait rapidement cédé sa place à Eden qui avait été la seule à trouver la solution adéquate.

Plutôt que de laisser Victoria se morfondre, la blonde avait décidé qu’il était temps de ne plus regarder le verre à moitié vide. Dès la fin des cours, elle attrapait son amie et la trainait dans toutes les plus jolies boutiques de vêtements qu’elle connaissait. Son plan était très simple : au lieu de déprimer à propos du départ de l’étudiant, elle préférait forcer Victoria à se concentrer sur son retour. Les mercredi et le jeudi soir, elle était venue chez elle et l’avait incité à préparer avec elle une sorte de calendrier d’activités que le petit couple pourrait faire lorsque l’étudiant reviendrait à Londres la prochaine fois. Programmer à l’avance ces rendez-vous avait plongé la brune dans des rêveries de balades main dans la main et de piques-niques en amoureux qui la faisaient sourire sincèrement.

Jeudi soir, Eden était rentrée chez elle juste avant le dîner pour ne pas importuner Rose, même si cette dernière avait réitérer trois fois son invitation à rester manger avec elles. La mère de famille n’était pas aveugle et se rendait bien compte que sa fille n’allait pas bien depuis le départ du garçon pour lequel elle craquait. Contrairement à d’habitude, elle ne trouvait cependant pas sa place de confidente aux côtés de sa fille. Victoria, une fois chez elle et sans ami, avait pris l’habitude d’aller s’enfermer dans sa chambre pour passer des heures au téléphone. Elle se renfermait dans sa coquille tant est si bien que Rose commençait sincèrement à se poser des questions quant au bien que pouvait réellement apporter cette relation.

Le vendredi matin, Victoria - comme depuis les cinq derniers jours - s’était réveillée difficilement et cernée. Les courtes nuits, le manque de sommeil et l’absence de son petit ami la rendaient terriblement grincheuse. De mauvaise humeur, elle se montrait hargneuse et sur la défensive. Il lui était même arrivé au cours de la semaine quand l’absence du jeune homme se faisait trop ressentir, d’envoyer balader sa mère un peu méchamment. Ces crises-là ne duraient que peu de temps et généralement, la brune revenait s’excuser auprès d’elle quelques minutes après en se sentant terriblement coupable.

À l’heure du déjeuner, elle avait vérifié une bonne dizaine de fois en moins de cinq minutes l’arrivée d’un éventuel message de la part de son petit ami, mais rien. Le silence de ce dernier l’inquiétait, et elle enchaînait les petits SMS inutiles destinés à simplement lui rappeler sa présence. Loin de lui, elle craignait que les promesses faites quelques jours plus tôt soient oubliées et qu’il finisse par se lasser de cette situation. En fin de journée et toujours sans nouvelle de Nadeem, Victoria avait refusé de rester en compagnie de ses amis et était directement rentrée chez elle. À peine le pas de sa porte passée, l’étudiante était partie s’enfermer dans sa chambre, et n’en était ressortie qu’en début de soirée pour aller prendre une douche sans adresser la parole à Rose. Le temps affreux à l’extérieur correspondait parfaitement à son état d’esprit actuel.

Quand l’heure du dîner arriva, Rose terminait de préparer le repas pour le soir, sans être certaine que sa fille accepterait de venir le partager avec elle. Cette situation l’inquiétait de plus en plus, mais la femme ignorait comment agir face à la détresse de sa fille. Le contraste entre son bonheur intense de la semaine d’avant et la tristesse de celle-ci la perturbait fortement. Elle en avait entendu parler, de ce charmant étudiant de Cambridge qui l’invitait à sortir au musée et qui parvenait à plaquer un sourire ineffaçable sur les lèvres de sa fille. Elle l’avait également rencontré et l’avait trouvé parfaitement charmant, au point d’accepter de lui laisser sa fille pour quelques soirées. Pourtant, elle ne pouvait s’empêcher de constater que cette relation de dépendance affective commençait à avoir certaines conséquences néfastes qu’elle ne pouvait plus ignorer.

La sonnette se mit à retentir et sortit rapidement Rose de ses pensées. Elle baissa le feu de la marmite contenant la soupe qu’elle était en train de préparer, s’essuya les mains et se dirigea en direction de la porte. Son regard se tourna un instant vers la porte de la chambre de Victoria, au bout du couloir à droite, mais cette dernière ne semblait pas intéressée de savoir qui pouvait bien sonner chez eux à cette heure-ci. La mère de famille paria sur Tessa, qui, comme quelques fois le week-end, se retrouvait seule chez elle et venait quémander une place autour de la table pour retrouver un peu de chaleur humaine. La jeune fille en échange remplissait généralement le salle à manger d’éclats de rire quand elle se mettait à raconter quelques anecdotes de son crû. Sûre d’elle, Rose posa la main sur la poignée de la porte pour l’ouvrir tout en parlant d’une voix enjouée au travers de la porte.

« Tessa ma chérie, j’ai senti que tu viendrais j’ai préparé plus de sou…. Oh. »

Son expression surprise interrompit la fin de sa phrase quand elle se rendit compte que ce n’était pas l’amie de sa fille derrière la porte, mais le fameux étudiant de Cambridge qui la mettait dans tous ces états. Elle l’observa un instant et remarqua que le pauvre jeune homme était trempé de la tête au pied. Son instinct maternel le prit aussitôt en pitié et elle fit un pas pour se décaler et lui permettre d’entrer se réchauffer un peu.

« Entre tu es mouillé et tu vas attraper froid ! Je me souviens de toi oui, Victoria est dans sa chambre. Attends ne bouge pas. »

Elle poussa un soupir et referma la porte une fois le garçon entré avant de se diriger dans le couloir. Au lieu d’ouvrir la porte de droite -celle de la chambre de Victoria- elle ouvrit celle de gauche et revint quelques secondes plus tard avec une serviette propre qu’elle tendit au jeune homme pour qu’il puisse se sécher un peu. Elle fit de nouveau demi-tour pour cette fois-ci aller toquer à la porte de la brune. Les murs fins permettaient clairement de communiquer et tout entendre même cette dernière fermée.

« Victoria, tu sors s’il te plaît, je… »
« J’ai pas faim maman, laisse-moi s’il te plaît. »
« Vic ma chérie, vraiment, viens, il y a… »
« Laisse-moi je te dis ! C’est pas compliqué ! »
« Victoria ! Si tu ne sors pas je … »
« Tu vas quoi ? Tu vas appeler papa pour qu’il vienne m’engueuler peut-être ?! »

Rose porta une main à son coeur et observa durant de longues secondes la porte de la chambre avec la bouche ouverte, comme si elle venait de recevoir une gifle. Un silence lourd retomba durant lequel la mère tenta de balbutier quelques paroles sans succès. La violence des paroles de sa fille la fit capituler et elle revient en direction de la porte d’entrée, la mine défaite. Elle était gênée que le jeune homme ait assisté à cette scène et blessée par les propos de sa fille qui ne lui ressemblaient pas.

« Elle… Écoute, vas-y toi. Rentre et fais-lui la surprise, peut-être que tu auras plus de chance que moi.  Laisse juste la porte ouverte d’accord ? »

Elle tenta d’offrir un petit sourire d’encouragement, mais les traits de son visage restaient crispés. Elle donna l’autorisation au jeune homme de se rendre de la chambre de sa fille et pivota pour rejoindre la cuisine. S’affairer aux fourneaux lui permettraient de retenir les larmes qui montaient en elle. Quant à la porte ouverte, ce n’était qu’un moyen de faire comprendre au garçon que si elle le laissait pénétrer ainsi chez elle, ce n'était pas pour autant qu’il avait sa confiance.

Rose ne s’offusquait jamais des débarquements surprises des amis de sa fille. Avec le temps, elle avait l’impression d’être devenue la mère adoptive de trois autres enfants en plus de la sienne. Elle appréciait Robin pour sa serviabilité, Tessa pour sa bonne humeur constante et Eden … Eden était Eden, il était impossible de ne pas l’aimer. La petite bande d’amis constituait une base solide sur laquelle Victoria pouvait s’appuyer dès qu’elle en ressentait le besoin. Ce n’était jamais surprenant d’entendre la porte sonner et cela mettait toujours Rose de bonne humeur. La maison prenait vie à chaque visite de l’un d’entre eux.

La surprise de voir Nadeem prit le pas sur tous les préjugés qu’elle avait sur le couple. Rose ne pensait plus aux préoccupations à propos du comportement étrange de sa fille, mais analysait avec attention ce que signifiait ce geste. Le jeune homme avait simplement demandé à voir Victoria, et non pas une autorisation de la faire sortir de la maison. En précisant qu’il ne resterait pas longtemps, il ne cherchait pas à imposer sa présence durante toute la soirée et au dîner. Ces petits bouts mis ensemble, Rose comprit rapidement que le jeune homme était venu avec des intentions louables. Elle le trouvait touchant, à avoir parcouru des kilomètres et marché sous la pluie dans le simple but de pouvoir voir ne serait-ce que quelques minutes Victoria. Ses inquiétudes quant à leur relation étaient mises en sourdines et reviendraient sans doute plus tard une fois l’attendrissement évaporé, mais pour le moment la mère de famille n'avait pas le coeur à empêcher ces retrouvailles. Elle indiqua la chambre de Victoria et donna la permission au jeune homme de la rejoindre à condition de laisser la porte ouverte et disparut dans la cuisine, en lui faisant un petit signe de la main pour lui faire comprendre de ne pas se préoccuper pour le dérangement. Elle mettait ses émotions de côté, et rendait muette la peine que venait de lui infliger sa fille pour son bonheur à elle.

De l’autre côté du couloir, Victoria fulminait. Pas contre sa mère, mais contre elle-même et les paroles qu’elle venait bêtement de prononcer. Son père était un sujet tabou qui ne devait jamais être utilisé pour se blesser mutuellement. Elle venait de briser un pacte secret et avait l’impression d’être une moins que rien. Elle ne valait pas plus que ces adolescentes en crise qui se plaignaient de leurs parents et s’en prenaient à eux dès qu’ils tentaient de leur poser des limites, malgré l’image de femme qu’elle tentait d’arborer en public.

Au lieu de se lever de son lit pour courir présenter des excuses à sa mère, Victoria restait allongée à ruminer sa honte. Elle méritait bien de se torturer un tout petit peu avant de rejoindre Rose et d’obtenir son pardon. Un long soupir s’échappa d’entre ses lèvres et elle attrapa son téléphone portable. Elle commença à composer un message destiné à son petit ami, simple et concis, lui avouant qu’elle avait été odieuse avec sa mère. Elle s’arrêta en pensant à la stupidité de son geste. L’étudiant ne lui répondait pas depuis ce midi et s’infliger un silence de plus alors qu’elle était déjà au plus bas n’était pas une bonne idée. Elle effaça le message pile au moment où quelqu’un toqua à la porte de sa chambre. Tant pis pour la torture qu’elle avait décidé de s’infliger en punition, si c’était sa mère, elle comptait bien se lever pour lui sauter dans les bras et se confondre en excuses.

La voix qui s’éleva de l’autre côté de la porte lui semblait tout droit sorti d’un rêve. Était-elle en train d’halluciner les yeux ouverts ou bien avait-elle réellement reconnu Nadeem ? Ses paupières battirent rapidement et elle se redressa sans oser aller ouvrir, par peur de la déception qu’elle pourrait avoir. Ses yeux se posèrent sur la poignée et se mirent à la fixer avec une telle intensité que ses yeux s’humidifièrent. Quand elle la vit s’abaisser, son coeur se mit à battre à tout rompre.

Quand le visage de Nadeem apparut derrière la porte, la joie qui la foudroya sur place l’empêcha de faire le moindre mouvement. Elle le regardait fixement, en clignant des yeux, sans oser y croire, l’air hébété. Il était là, après une absence de cinq jours qui lui avait donné l’impression qu’il était parti depuis trois mois, et petit à petit la grisaille de son humeur s’évaporait pour laisser place à une euphorie tellement forte qu’aucun cri ou sourire ne pourrait l’exprimer réellement.

Les yeux déjà embués de la brune s’humidifièrent davantage alors qu’elle sentait le trop-plein de joie déborder. Quand ses muscles acceptèrent enfin de fonctionner, elle se leva pour se précipiter vers lui et se jeter dans ses bras. Son enthousiasme était tel qu’elle arriva comme une bombe sur lui et le fit reculer de quelques pas en arrière. Ses bras se serrèrent autour de lui et elle vint aussitôt placer sa tête dans le creux de son cou pour respirer son odeur. Les vêtements humides la firent frissonner, mais ne furent pas une raison assez forte de se décoller de lui. Cinq jours seulement, et elle avait l’impression de revivre en le revoyant.

« T’es là ! T’es là ! T’es vraiment là hein ? »

Murmura t-elle en se souvenant de la présence de sa mère dans la cuisine. Cette dernière ne pouvait pas les voir, mais pouvait les entendre si ils ne prenaient pas attention au volume de leurs voix. Tout en continuant de le serrer contre elle, Victoria embrassa plusieurs fois l’épaule de l’étudiant, puis son cou, sa mâchoire, pour remonter enfin jusqu’à ses lèvres. L’urgence qu’il pouvait ressentir dans le baiser montrait à quel point il lui avait manqué. Sans cesser de l’embrasser, Victoria recula de quelques pas sans desserrer son étreinte pour l’inviter à le suivre dans sa chambre. Elle ne parvenait pas encore à en croire ses yeux et avait besoin de le garder contre elle pour réaliser qu’il était bel est bien là.

« Comment ça se fait que tu es revenu si tôt ? »

Elle n’avait pas été mise au courant et supposait que la chose avait été organisée à la dernière minute, sans se douter un seul instant que c’était elle, la raison de ce changement de programme.  Elle supposait simplement qu’il avait profité de ce retour pour faire aussitôt un crochet chez elle et la revoir. Cette attention faisait naître en elle de nouveaux sentiments plus puissants à l’égard de Nadeem, alors qu’elle prenait conscience qu’elle n’était pas la seule à ressentir ce besoin presque vital de le revoir dès que possible.

« Tu restes tout le week-end ? »

Formulé ainsi, on pouvait avoir l’impression que cela leur laisserait assez de temps pour profiter l’un de l’autre, mais pour Victoria, c’était l’équivalent d’un gros compte à rebours qui venait d’apparaître au-dessus de leur tête et de se déclencher. Un week-end, ce n’était même pas 48h complètes et même leur dernière semaine passée ensemble lui avait semblé bien trop courte.

Victoria peinait à en croire ses yeux et pourtant, son petit ami était bien là en chair et en os en face d’elle. Pouvoir de nouveau être entre ses bras lui donnait la sensation d’être à sa place, chez elle, après une semaine d’errance. Elle inspirait à pleins poumons le parfum de Nadeem, pour s’en imprégner totalement. Une semaine loin de lui avait fait des dégâts mais elle sentait déjà leur étreinte servir de pansement à ses plaies.

Il était en plus arrivé par surprise. Alors qu’elle se morfondait dans sa chambre, lui était en train de préparer son arrivée à l’improviste. Ça ressemblait à un film américain, où le héros rentrait à la maison après des années passées à la guerre. Victoria l’interrogea cependant quant aux raisons de sa venue. Si elle était heureuse, elle espérait cependant que ce ne soit pas une urgence familiale qui avait poussé son petit ami à rentrer plus tôt que prévu. La réponse qu’elle reçue la fit fondre. Elle pencha la tête sur le côté, la partie gauche de ses lèvres remontant vers le milieu de sa joue dans une expression sincèrement touchée. Elle osait à peine y croire, mais visiblement, elle était LA raison.

« Je suis contente que tu sois là. Tu m’as beaucoup manqué. »

Même si, à en juger par la réaction excessive qu’elle avait eu en le voyant passer le pas de sa porte cela semblait évident, Victoria le lui confirma à voix haute. Très vite malheureusement, penser à son arrivée força la brune à penser à quelque chose de beaucoup moins plaisant : son prochain départ. Nadeem n'était pas en période de vacances scolaires et n’avait aucune raison valable de sécher une semaine de cours pour rester à Londres. En posant la question, elle se doutait déjà de la réponse. Deux jours. Ils n’avaient que deux jours à passer ensemble avant de devoir de nouveau se séparer et retomber dans la monotonie morose de leurs vies l’un sans l’autre. Rapidement, un sentiment d’urgence s’installa en elle : ils devaient profiter de chaque seconde, au plus vite. Prévoir un emploi du temps qui leur permettrait de rester collés l’un à l’autre durant ces 48h. Instinctivement, son corps se colla contre celui de l’étudiant, comme pour montrer qu’il n’était pas du tout d’accord avec l’idée de le laisser repartir. Malheureusement, il y avait déjà un problème : pour ce soir en tout cas, leur entrevue risquait de s’achever bien rapidement.

« J’ai pas envie que tu partes … »

Elle lui faisait la moue boudeuse, mais savait très bien qu’il n’était pas celui qu’il décidait. Rose était chez elle, et si la femme n’acceptait pas de le voir rester après avoir débarqué par surprise tardivement chez eux, alors ils n’auraient rien à redire à ce sujet. Les seuls à qui elle pouvait se permettre de modifier les plans étaient ses amis, mais par chance, ce week-end, rien n’était prévu. L’habituelle soirée du vendredi soir chez Tessa n’avait pas eu lieu pour la simple et bonne raison qu’elle avait été remplacée par un rencard en tête à tête avec Raj. À l’inverse de Victoria, Tessa elle n’avait aucun problème pour voir le garçon quand bon lui semblait. La brune l’avait fortement enviée dès le premier jour du départ de son petit ami, avant de se trouver très injuste de réagir de la sorte.

Le baiser langoureux qu’ils échangèrent effaça les dernières traces encore présentes de son chagrin et laissait plus de place à l’euphorie du moment. Plutôt que de s’inquiéter du départ prochain de son petit ami, Victoria voulait vivre le moment présent et en profiter au maximum. L’heure pour sortir les mouchoirs arriverait bien assez vite pour se ruiner le week-end entier à y penser. Ses bras toujours autour du cou de l’étudiant, les bouts de ses doigts vinrent caresser la nuque de ce dernier en faisant des mouvements de hauts en bas. Elle lui souriait tendrement, en sentant bien que ce qu’elle éprouvait pour lui ne cessait d’augmenter. Nadeem n'était pas qu’un simple béguin, il était bien plus que ça. Victoria commençait à en prendre conscience et à être un peu effrayée à cette idée. Elle avait peur d’aller trop vite, à un rythme décalé de celui de son petit ami et préférait taire ce secret au risque de le voir s’échapper.

« Je sais… On est ensemble maintenant, c’est tout ce qui compte. »

Et ne pas penser à lundi matin devenait une priorité pour Victoria. Si elle avait le malheur de commencer à y songer, son coeur sur serrerait et elle ne pourrait pas retenir bien longtemps les larmes qui menaceraient de couler. Le moment n’était pas propice aux pleurs, mais à la joie. Elle se laissa de nouveau embrasser et se sentit fondre entre les bras de son petit ami. Elle retrouvait les mêmes sensations de bonheur intense et de papillons dans le ventre que lors de la semaine passée. Ils n’avaient jamais pu repasser une nuit ensemble comme chez Tessa, au grand regret de Victoria, mais elle ne perdait pas espoir et se disait qu’ils auraient l’occasion d’être invités ensemble, et de pouvoir s’endormir une nouvelle fois blottis l’un contre l’autre. À cette pensée, Victoria intensifia le baiser, avide de se nourrir du goût des lèvres qui lui avaient tant manquées. Ce ne fut que lorsqu’elle fut à bout de souffle, qu’elle accepta de séparer leurs bouches et qu’elle colla son front contre celui de l’étudiant. Son regard bleu fixait celui face à lui comme pour essayer de graver le moment dans sa mémoire.

Le monde lui parut soudainement lointain. Dans les bras de Nadeem, elle entrait dans une toute autre dimension qui n’étaient qu’à eux seuls. Si bien, qu’elle n’entendit pas les bruits de pas qui se rapprochaient de la porte de sa chambre, encore ouverte. Rose toqua trois fois contre le bois de la porte avant de se racler la gorge, en regardant volontairement en direction du couloir pour ne pas les voir. Ils ne faisaient rien de mal, mais elle leur laissait une chance de changer de position si jamais ils préféraient éviter de se faire surprendre en plein baiser. Victoria sursauta mais n’en voulu pas à sa mère pour l’intrusion, même si cette dernière interrompait un peu leurs retrouvailles. Elle détacha ses bras de Nadeem et les laissa retomber le long de son corps, mais ne s’éloigna pas de lui. Elle n’avait pas caché à sa mère leur relation naissante, mais ne voulait pas non plus l’exploser ouvertement, c’était un peu gênant, pour une adolescente.

« Victoria, le dîner est prêt. »

Rose avait tourné sa tête dans leur direction après leur avoir laissé quelques secondes pour changer de position. Elle avait parlé d’une voix neutre, et était prête à juger la réaction de sa fille. L’incident survenu plus tôt entre elles n’était pas effacé, mais elle n’eut pas besoin de le rappeler : à peine sa phrase terminée, Victoria s’était écartée de son petit ami pour venir prendre sa mère dans ses bras et lui murmurer à l’oreille qu’elle était désolée. Rose ne chercha pas à résister et enlaça sa fille en lui caressant le dos. L’étreinte dura quelques secondes avant que mère et fille ne se décollent l’une de l’autre, le sourire aux lèvres.

« Est-ce que je peux venir dans cinq minutes ? Le temps de raccompagner Nadeem à la porte et de lui dire au revoir. »

Victoria ne chercha pas à négocier ou à rajouter sa petite moue craquante pour faire plier sa mère. Elle demandait simplement l’autorisation de le faire et se plierait au refus de Rose si cette dernière répondait par la négative. La femme posa son regard sur l’étudiant, puis sur sa fille et sembla réfléchir avant de se prononcer. Un mince sourire  malicieux s’étira sur ses lèvres, signe qu’elle avait une idée derrière la tête.

« Il fait froid et si il s’en va maintenant, je m’en voudrais qu’il s’enrhume alors que j’ai préparé une soupe bien chaude. »

Victoria revint aux côtés de Nadeem, le sourire aux lèvres. Elle regardait l’étudiant avec l’espoir qu’il ne prenne pas peur et refuse l’invitation à dîner. Il était venu ici avec l’espoir de la voir elle, et non pas de se retrouver en face d’une mère qui pourrait éventuellement lui imposer un interrogatoire digne de Scotland Yard. Rose regarda de nouveau le brun aux côtés de sa fille et afficha un petit air désolé.

« Tu peux rester dîner avec nous, enfin … Si tu aimes la soupe bien entendu, parce qu’il n’y a que ça au programme ce soir. »

Le plat restait pourtant consistant, car Rose y incluait du poisson et des pommes de terre. Un repas qu’elle considérait parfait pour les soirs de pluie et qui en plus, ne coûtait pas trop cher. Pour la famille, les débuts, comme les fins de mois restaient difficiles et la mère de famille se contentaient de plats simples afin de préserver ses maigres économies.

Le coeur de Victoria commençait à peine à se remettre de la surprise que son petit ami venait de lui faire. Elle réalisait qu’il était là avec douceur, mais avait besoin de le toucher pour s’en convaincre. Le retrouver était si bon qu’elle n’avait pas envie de penser au moment où elle devrait le quitter. Cependant, quelque chose avait changé en elle. Maintenant, elle savait que Nadeem était autant en souffrance qu’elle quand ils étaient séparés, au point de débarquer par surprise chez elle un vendredi soir. C’était un petit détail qui n’estomperait pas la douleur de leur future séparation, mais qui lui permettrait de tenir plus facilement en sachant que lui aussi avait tout aussi hâte qu’elle de la retrouver.

L’interruption de Rose marqua la fin de leur étreinte. Le moment avait été trop court aux goûts de la brune mais elle ne se permit pas de le faire remarquer. Que Rose tolère un presque inconnu chez elle était déjà bien, et Victoria ne voulait pas trop pousser. Avec le temps et les évènements ayant marqué sa famille, sa mère s’était faite beaucoup plus méfiante et avait besoin de beaucoup plus de temps pour faire confiance à un étranger. Nadeem n’était pas une exception. Elle ne tolérait sa présence que sous surveillance, et après s’être au préalable fait une idée sur lui. Il faudrait du temps avant de lui accorder une totale confiance, surtout au sujet de sa fille. Par chance, Rose n'était pas totalement traumatisée au point de fermer son coeur et la porte de sa maison à un prétendant de Victoria. Malgré sa mauvaise expérience, elle invita l’étudiant à rester avec elles pour le dîner. Cette invitation n’avait pas uniquement pour but de faire plaisir à sa fille. Rose comptait bien en apprendre plus sur le jeune homme et tenter de cerner un peu plus la relation qu’il entretenait avec Victoria pour voir si elle devait craindre pour elle ou non. Elle trouvait déjà leur histoire un peu trop forte pour une amourette d’étudiants. La dépendance qu’ils avaient l’un envers l’autre l’effrayait, surtout quand elle voyait sa fille sombrer chaque jour un peu plus à cause de l’absence de son petit ami.

Pourtant, malgré tous les questionnements qu’elle avait en tête, Rose affichait un sourire bienveillant sur ses lèvres. Elle n’avait pas besoin de se forcer ou de faire semblant. Même avec ses quelques réticences, elle était sincèrement heureuse d’inviter ce jeune homme à sa table. Elle se préoccupait, certes, mais n’oubliait pas que grâce à lui, sa fille avait retrouvé le sourire rayonnant qu’elle avait perdu deux ans auparavant et qu’elle ne pensait plus jamais revoir. D’un mouvement de tête, la mère de famille balaya les craintes du jeune homme qui pensait déranger et elle reprit la parole pour continuer à le rassurer à ce sujet.

« Mais non pas du tout. Tu ne déranges pas. Je prépare toujours plus à manger le vendredi soir car généralement, c’est Tessa qui arrive par surprise quand elle se sent trop seule. Tu la connais je crois non ? La pauvre vit pratiquement sans ses parents, c’est d’une tristesse … »

Elle poussa un long soupir qui montrait bien qu’elle n’était pas du tout d’accord avec cette non-présence d’adultes dans la vie de la jeune fille. Elle estimait d’ailleurs que les parents de cette dernière étaient chanceux que leur fille n’ait pas mal tourné. Tessa organisait parfois de grosses soirées mais restait une jeune fille sérieuse et relativement sage. Pour Rose, l’accueillir chez elle les soirs où elle se sentait seule et éprouvait le besoin de ressentir un peu de chaleur était devenue une mission.

Durant l’échange entre sa mère et son petit ami, Victoria s’était replacée aux côtés de Nadeem. Elle ne se montrait pas aussi tactile que précédemment par pudeur, mais ne se forçait pas à être trop loin de lui. Sa mère savait parfaitement qu’ils étaient ensemble et même si la brune ne se voyait pas l’embrasser langoureusement devant elle, elle jugeait inutile de garder une distance trop grande entre eux. Quand Nadeem accepta l’invitation de sa mère, le sourire de la brune s’élargit davantage. Sa main vint chercher discrètement celle du brun pour l’entremêler à la sienne. Le geste restait sage et ne choqua pas Rose dont le regard avait suivi le mouvement de sa fille. Au contraire, cette dernière sourit davantage et s’apprêta à faire signe aux deux tourtereaux de la suivre dans la cuisine, mais elle s’interrompit en remarquant que Nadeem semblait vouloir lui demander quelque chose. Quand il osa enfin, Rose prit sur elle de ne pas lui poser toutes les questions qui lui virent aussitôt en tête : pourquoi ne dormait-il pas chez ses parents alors que Victoria lui avait - lui semblait-il - précisé qu’ils vivaient eux aussi à Londres ? Qui était cette amie chez qui il dormait ? Était-ce vraiment qu’une amie ? La situation était-elle réellement claire entre eux ? Malgré tout, Rose restait méfiante. Son visage n’exprima cependant rien montrant qu’elle restait sur ses gardes. Elle restait accueillante et chaleureuse, bien qu’un brin méfiante.

«  Bien sûr que tu peux. Le téléphone est dans le couloir, près de la porte d’entrée. Tu n’as qu’à laisser ton sac à dos à côté, et ensuite nous rejoindre dans la salle à manger. C’est la pièce juste à côté du téléphone. »

D’un geste de la main, elle fit signe à Victoria de la suivre afin de passer à table. Le mouvement invitait Nadeem à sortir également de la pièce pour qu’elle puisse lui montrer précisément où était le téléphone. Il se situait sur un petit guéridon, juste à côté de la porte d’entrée.  À sa droite, une double porte vitrée dont l’effet sur les carreaux ne laissait rien voir au travers séparait le couloir de la salle à manger.

Victoria lâcha à contre-coeur la main de son petit ami et prit la direction de la salle à manger tandis que Rose elle, se rendit dans la pièce d’en face durant quelques secondes pour aller chercher sa marmite de soupe. Quand elle posa cette dernière sur la table, elle fit quelques pas en direction de la porte afin de la fermer et de préserver ainsi l’intimité de l’appel de l’étudiant. Les questions qu’elle se posait intérieurement ne justifiaient pas de se mettre à l’espionner. Elle s’installa à table et commença à servir la soupe. Un couvert avait déjà été dressé en plus en anticipant une éventuelle arrivée de Tessa, mais Rose ignorait que cette dernière avait d’autres plans plus intéressants pour la soirée.

« Tu crois que je devrais rajouter un couvert pour Tessa ? Peut-être qu’elle viendra. »
« Non maman, elle est avec son copain ce soir, je crois. »
« Son copain ? »
« Elle sort avec l’ami de Nadeem. »

La bouche de la femme s’élargit en un « O » de surprise. Ce détail ne lui avait pas été dit et elle ne savait pas encore quoi en penser. Elle prit place en face de sa fille et ne releva la tête que lorsque Nadeem ouvrit la porte pour les rejoindre. Elle afficha un sourire afin de lui souhaiter la bienvenue autour de la table et lui indiqua la place à côté de Victoria.

« Victoria ne m’a pas dit grand chose de toi. J’espère que tu aimeras la soupe. Je l’ai faite avec du poisson et un peu de pommes de terre. »

Précisa t-elle en s’inquiétant vraiment. Si jamais Nadeem n’aimait pas ça, elle était prête à retourner en cuisine pour lui faire quelque chose plus à son goût.

« Victoria m’a dit que Tessa sortait avec un ami à toi ? Est-ce que c’est quelqu’un de bien ? »
« Maman ! C’est pas sympa demandé comme ça. »
« C’est vrai, excuse-moi Nadeem. Tessa est un peu comme ma deuxième fille, j’ai tendance à être surprotectrice avec elle. »

Rose prit une petite moue sincèrement désolée. Elle ne se permettait pas de juger quelqu’un qu’elle ne connaissait pas, et ne comptait pas le faire au travers de ce qu’elle pensait de Nadeem car ce serait injuste.

Rose aimait bien se faire sa propre idée sur les personnes avant d’émettre un avis. Elle se fiait généralement à son instinct et à la première impression qu’elle avait d’une personne pour savoir si oui ou non, elle pouvait l’apprécier. Avec l’étudiant en face d’elle, la première rencontre s’était plutôt bien passée. Le jeune homme était poli, bien élevé et semblait sincèrement tenir à sa fille, même si l’idée de devoir la partager était encore un peu difficile à accepter pour la femme. Elle réagissait de la même manière avec Tessa, qu’elle avait décidé sans demander l’avis de personne d’adopter comme sa deuxième fille. Pour elle, il était tout naturel de venir poser des questions sur ce petit ami qu’elle fréquentait. Rose partait du principe que l’on pouvait également juger quelqu’un par rapport aux amis que la personne se choisissait. Se lier d’amitié avec un voyou ou quelqu’un à la morale douteuse était pour elle la preuve qu’on était pas forcément une bonne personne. C’était un point de vue que Victoria ne partageait pas vraiment, mais elle préférait garder le silence là-dessus. Venir expliquer à sa mère que selon son idée fréquenter Tessa pouvait  donc signifier qu’elle aussi un jour toucherait à la drogue n’était pas quelque chose dont elle avait envie.

La mère de famille sourit mais ne fut pas de suite convaincue quand le petit ami de sa fille lui confirma que Raj était quelqu’un de bien. Elle ne le connaissait pas encore assez pour pouvoir se fier à son jugement à lui. Elle espérait secrètement pouvoir un jour juger par elle-même en rencontrant le jeune homme mais elle était consciente qu’exprimer ce désir à voix-haute aussi rapidement pouvait effrayer. Ce qui la fit encore plus sourire, ce fut la mention de la réaction de la mère de Nadeem quand elle apprendrait elle aussi la nouvelle. Les deux jeunes hommes semblaient très proches, à l’instar des deux filles. Savoir qu’une maman était présente au-dessus d’eux pour s’inquiéter de leurs fréquentations amoureuses la rassurait un petit peu plus.

« Oh c’est normal. Tessa est une très gentille fille, quand on apprend à la connaître. »

Cette précision était nécessaire et ne voulait pas signifier que la jeune fille se cachait derrière un masque d’hypocrisie. Il était pourtant vrai que si l’on observait Tessa de loin, on pouvait penser d’elle qu’elle n’était qu'une petite héritière profitant de l’argent et de l’absence de ses parents pour mener sa petite vie de princesse. Cette façade n’était rien d’autre. Elle dissimulait la solitude et un manque d’affection que la jeune fille tentait de combler au mieux. Rose n'était pas dupe, elle considérait que toutes les amourettes de la demoiselle n’étaient que des tentatives pour combler ce manque, sans grand succès, mais espérait encore qu’elle parvienne un jour à trouver quelqu’un capable de tenir ce rôle. Les garçons qui s’intéressaient à Tessa ne le faisaient pas pour ça, généralement.

« Mais elle est fragile. Il faudra qu’il fasse attention à elle. »
« Maman … Ils ne vont pas se marier, ils se fréquentent depuis deux semaines à peine, doucement. »

Sa mère fit la moue mais Victoria ne revint pas sur ses paroles. Rose était parfois un peu excessive et imaginait une histoire sérieuse où Raj avait pour mission de préserver les sentiments de Tessa, alors qu’ils n’en étaient qu’au stade du flirt et de la période lune de miel.

« Comme toi et Nadeem. »
« Oui … Non mais c’est pas pareil ! »

Le sourire sur les lèvres de Rose prouvait que cette phrase n’avait été glissée que pour taquiner sa fille gentiment. Malgré les apparences, la mère de famille n’était pas aveugle. Elle avait bien remarqué que le comportement de Tessa et celui de sa fille n’étaient pas les mêmes. Là où l’une ressemblait à une amoureuse transie, l’autre continuait de mener sa petite vie comme si de rien n’était. Tristement, elle se disait que celle qui souffrirait le moins en cas de rupture serait sans doute l’amie de sa fille, car cette dernière ne se jetait pas corps et âme dans une relation amoureuse aussi rapidement.

« En tout cas, ce garçon m’a l’air très gentil. Son caractère colle bien avec celui de Tessa de ce que tu m’en dis. Je suis contente. Peut-être qu’elle lui proposera de venir manger ici, un jour. »

La dernière phrase de sa mère fit légèrement lever les yeux au ciel à Victoria. Rose n’en démordrait pas : elle arrivera un jour à les avoir tous à table, et sera la plus heureuse de pouvoir cuisiner pour tant de jeunes gens. C’était sa manière à elle de reconstituer une part de sa famille manquante depuis deux ans.

« Toi au moins, tu l’accueilleras les bras ouverts. »

Victoria prononça sa phrase avant de se mordre la lèvre inférieure rapidement, signe qu’elle venait de faire une gaffe. Rose fronça légèrement les sourcils dans sa direction pour lui faire les gros yeux et poussa un léger petit soupir. Elle détestait dire du mal des gens mais effectivement, elle savait très bien qu’il vaudrait mieux pour Raj être invité à dîner chez elle plutôt qu’en présence des parents de sa petite amie. D’ailleurs, elle doutait sincèrement que ces derniers fassent le moindre geste envers lui, si ce n’était pour l’inviter à dégager.

La brune releva ses yeux vers son petit ami pour le regarder d’un air désolé. Elle avait omis de lui parler du racisme non dissimulé des parents de Tessa et s’apprêtait à lui apprendre sans prendre de pincettes. Elle ne voulait pas non plus risquer que ce détail mette en péril la relation de leurs amis.  Elle connaissait son copine et savait que l’avis de ses parents ne compterait absolument pas pour elle, mais pourrait comprendre que Raj n’ait pas envie de subir des remarques déplaisantes.

« Peut-être qu’ils vont changer avec le temps, si ils voient que leur fille est heureuse. »
« Non, je ne pense pas maman. Les parents de Tessa sont des personnes égoïstes, égocentriques et racistes. »

Le dernier mot crispa légèrement Rose et Victoria ne semblait pas plus à l’aise qu’elle en le prononçant. L’étudiante ne comprenait pas encore pourquoi certaines personnes jugeaient encore d’autres personnes en fonction de leur couleur de peau ou de leur niveau social et ne le pourrait sans doute jamais. C’était injuste, stupide, et cela la révoltait toujours énormément. On ne pouvait pas juger qu’une personne était bonne ou non en fonction de la clarté de sa peau. Le plus bel exemple qu’elle avait - mais tenait secret - venait de sa propre famille : jamais personne n’avait soupçonné un quadragénaire blanc, professeur et bien sous tout rapport d’être un violeur pédophile.

Comme si Rose parvenait à saisir le fil de pensée de sa fille et savoir ce qui lui traversait l’esprit à cet instant, elle lâcha doucement sa cuillère pour venir poser sa main sur celle de sa fille qui se tourna vers elle et lui sourit légèrement.

« Changeons de sujet. »

Proposa Rose qui n’avait pas envie d’amplifier le malaise avec un silence pesant qui n’arrangerait rien. Cette soirée, malgré sa méfiance de mère, était placée sous le signe de la bonne humeur depuis que Nadeem avait débarqué chez elle par surprise et fait renaître le sourire de sa fille sur ses lèvres. Elle offrit un sourire bienveillant à Nadeem qui lui n’aurait jamais à se soucier de savoir si elle le jugerait à cause de ses origines ou non et retrouva un ton plus enjoué quand elle reprit la parole.

« Comment se passe ta vie à l’université ? Victoria m’a dit que tu avais ta propre chambre sur le campus, ce n’est pas trop intimidant ? »

Elle se raccrochait à toutes les petites informations que sa fille lui avait donné à propos de son petit ami. C’est à dire tout, sauf l’épisode plus intime où ils avaient partagé un lit tous les deux, en parvenant par miracle à ne pas déraper.

« T’avoir à ses côtés aidera sûrement Victoria à y voir plus clair au sujet de son avenir. »

C’était un point positif qu’elle avait de suite retenu quand elle avait appris que Nadeem était à la fac. Elle se rassurait en disant que cette relation encouragerait sa fille à se pencher plus sérieusement sur son avenir et la décider à passer la vitesse supérieure et réfléchir enfin sur les universités qu’elle pourrait rejoindre.

Sur sa chaise, Victoria donnait l’impression qu’elle essayait de se faire la plus petite possible. Sa maladresse avait fait débuter un sujet sensible qu’elle ne voulait pas aborder à la place de l’une de ses meilleures amies, et malgré la tentative toute aussi maladroite de sa mère de changer rapidement de sujet pour ne pas laisser l’ambiance s’appesantir, la brune restait bloquée sur le racisme des parents de Tessa. Elle ne se sentait pas coupable de les avoir laissé se fréquenter, mais s’en voulait d’avoir trahi le secret de son amie, même si elle savait que cette dernière se serait montrée honnête, quand le moment serait venu. C’était à elle de décider quand elle serait prête à avouer le manque de tolérance de ses parents, mais Victoria venait de lui couper l’herbe sous le pied. Malgré ses espoirs, elle ne doutait pas du fait que d’ici quelques jours tout au plus, elle recevrait un appel furieux de la part de Tessa qui lui hurlerait dessus. Nadeem était un ami loyal et réagirait exactement comme elle si elle venait à apprendre ce genre d’information : il allait s’empresser de prévenir son copain, afin de le préserver de la mauvaise surprise.


Quand elle osa relever le regard en direction de son petit ami, elle n’était toujours pas à l’aise. Elle aurait voulu pouvoir se lever de table et le prendre par la main pour aller discuter un peu plus loin et le supplier d’attendre un peu avant d’aller parler à Raj de ce qu’il venait d’entendre. Là, elle était obligée de rester assise sur sa chaise, à essayer de récupérer la discussion en cours. Elle poussa un long soupir exaspéré que Rose ignora magistralement, en comprenant que sa mère avait ouvert le sujet de son avenir.

« Nadeem n’est pas un conseiller d’orientation, maman. »

Fit remarquer Victoria avant de porter sa cuillère à la bouche pour continuer à manger. À côté d’elle, Rose regarda le jeune étudiant en face d’elle en lui offrant une petite moue d’excuse. De la manière dont elle parlait, elle pouvait laisser entendre qu’elle lui demandait un coup de main pour tenter de forcer son insolente de fille à retourner sur le droit chemin. En vérité, elle escomptait juste grappiller quelques informations utiles, parce qu’elle-même ne savait rien à propos des études supérieures. Nadeem semblait - en tout cas à première vue - être un étudiant comme tous les autres, qui avait choisi sa voie et s’épanouissait dans sa vie, malgré le manque de sa ville natale. Non, Victoria n’avait pas encore informé sa mère quant au malaise que son petit ami éprouvait face à ses études. Pas par honte, mais parce qu’elle savait que Rose finirait par vouloir aborder la question un jour et qu’elle n’était pas certaine que Nadeem le prendrait bien.

« Excuse-moi si je te pose des questions inutiles ou qui te semblent stupides. Il est logique que ta famille te manque et que Cambridge soit un lieu idéal pour que tu puisses te dédier à cent pour cent à ton travail. C’est juste que …. »

La femme baissa un instant le regard vers sa soupe et déglutit avec difficulté. Elle n’avait jamais été honteuse de dire à quelqu’un qu’elle n’avait pas eu le privilège d’aller à l’université, mais regrettait par contre sincèrement de ne pas pouvoir jouer le rôle de conseillère pour sa fille, alors que cette dernière arrivait à un âge crucial où elle finirait par avoir mille questions à poser.

« Je n’ai jamais eu la chance de pouvoir faire d’études et je n’y connais pas grand chose. Alors ça me fascine un peu de t’entendre en parler et d’imaginer ce que pourrait être la vie de Vic, d’ici l’année prochaine. »

Avoua t-elle en souriant déjà de fierté en imaginant sa fille sur un campus. Elle n’aspirait qu’au meilleur pour elle et espérait pouvoir lui offrir tout ce qu’elle n’avait jamais eu. Depuis des années maintenant, elle mettait de l’argent de côté quitte à devoir serrer ceinture afin de pouvoir financer une partie des ses études.

« Enfin, tu es aussi là en week-end pour te détendre et non pas m’entendre parler de tes études en boucle. »

Rajouta t-elle en offrant un petit sourire d’excuse au jeune homme. Entre ce que lui avait raconté Victoria et l’image qu’elle se faisait petit à petit de lui, elle l’imaginait comme un jeune homme travailleur et sérieux, qui devait passer des heures avec le nez dans ses bouquins et comprenait donc parfaitement que lorsqu’il venait à Londres pour déconnecter, il n’avait pas envie de parler de droit durant des heures.

Quand Nadeem lui présenta successivement des remerciements puis des excuses, Rose laissa échapper un petit rire amusé. Ce n’était absolument rien pour elle, de rajouter un couvert au dernier moment, si ce n’était du plaisir. Elle bougea la tête de gauche à droite en signe de négation pour faire comprendre à l’étudiant qu’il ne devait sincèrement pas être désolé. Elle se fichait pas mal de le voir débarquer avec des fleurs ou un dessert pour la fin du repas. La présence d’une personne était à ses yeux, le plus joli cadeau qu’on pouvait lui faire. Néanmoins, le voir s’inquiéter de ça confirmait l’idée que la mère de Nadeem devait être une femme particulièrement polie et gentille pour avoir inculqué ces bonnes manières à son fils.

« Ne sois pas désolé pour ça voyons. Et puis je suis contente de pouvoir enfin discuter avec toi et découvrir qui tu es. C’est la première fois que Victoria me présente un petit ami. »

À côté d’elle, Victoria senti ses joues se faire beaucoup plus rouges. Effectivement Nadeem avait été le premier, parce qu’aucun autre garçon n’avait réussi à éveiller en elle des sentiments amoureux. Sa peau ne rougissait pas par honte, mais par pudeur. Si sa mère en disait trop, elle pourrait sans s’en rendre compte avouer à sa place que ce qu’elle éprouvait pour lui était bien plus fort qu’une simple attirance. Elle se recroquevilla un peu plus sur sa chaise et regarda Nadeem avec un petit sourire au coin des lèvres, tout en espérant vivement que sa mère n’allait pas se mettre à lui parler de comment elle préférait s’enfermer dans sa chambre à pleurer depuis qu’il était parti à Cambridge.

« Alors, dites-moi, pendant ces heures que vous avez passé au téléphone tous les deux, vous avez réfléchi à ce que vous alliez faire quand vous vous reverriez ? »

La femme ponctua sa phrase d’un léger petit rire. Elle taquinait le couple avec gentillesse à propos de leurs échanges téléphoniques et des centaines de SMS qu’ils s’étaient envoyés, mais ne semblait pas les juger. Elle aussi à une période, avait connu les effets de l’amour et savait qu’à ce jeune âge, ne pas pouvoir communiquer en continu était l’équivalent d’un coup de poignard en plein coeur. Néanmoins, elle n’en oubliait pas ses craintes à propos de la dépendance du couple et cherchait simplement à voir jusqu’où cette dernière pourrait aller.

Sur sa chaise, Victoria se recroquevillait légèrement. Sa mère avait le don d’être directe, parfois trop et en plus de cela, curieuse. Elle ne passait jamais par quatre chemins quand elle voulait poser des questions, parfois en oubliant que tout le monde ne pouvait pas être aussi à l’aise qu’elle. Si elle prônait une éducation basée sur la communication entre parents et enfants, elle avait des difficultés à se rappeler que ce n'était pas le cas pour toutes les familles. Ainsi, ce fut à sa manière qu’elle chercha à se renseigner sur le planning d’activités du nouveau petit couple.

Si il y avait bien une chose qu’elle accordait au petit ami de sa fille, c’était qu’il n’était pas comme tous les autres jeunes de son âge plus intéressés par les jeux vidéos que les musées. Durant la semaine que le couple avait passé collé l’un à l’autre, Rose avait été ravie de constater que Victoria avait passé des heures à déambuler dans un musée, plutôt que de rester enfermée à se bécoter de manière futile. Encore une fois, le jeune homme marquait des points, mais la mère de famille n’oubliait pas sa préoccupation première : cette relation presque trop fusionnelle l’inquiétait car dès lors que le jeune homme quittait la ville, Victoria ne semblait plus aussi ouverte au monde qu’en sa présence.

« Oh, comme c’est dommage. »

S’exclama la mère de famille quand Nadeem mentionna l’idée de faire rencontrer sa petite amie à sa soeur jumelle. La femme n'avait pas menti en disant plus tôt que Victoria n’avait pas énormément parlé du jeune homme par pudeur. Rose apprenait de la bouche de l’étudiant l’existence d’une soeur jumelle.

« Ta soeur étudie elle aussi en dehors de Londres ? »

Demanda t-elle, satisfaite d’avoir trouvé un nouveau sujet de discussion lui permettant d’en apprendre indirectement un peu plus sur le petit ami de sa fille. Juste à côté d’elle, Victoria terminait sa soupe en silence et semblait soulagée de ne pas avoir à affronter cette épreuve immédiatement. Elle avait lâchement décliné la première invitation à déjeuner en présence d’Aizah et avait espéré que le sujet ne reviendrait pas immédiatement sur le tapis. Sa plus grande crainte était évidemment de ne pas plaire à la jeune femme et d’abîmer sa relation avec Nadeem à cause de cela. Une inquiétude certes un peu futile, car d’après les dires de l’étudiant les deux femmes étaient supposées s’entendre à merveille. Pourtant, Victoria n’arrivait pas encore à trouver le courage de passer le pas et de rencontrer la jumelle de Nadeem, ce qui ne faisait qu’aggraver son anxiété à propos de ce fameux jour.

« C’est un beau programme en perspective. Vous allez bien vous amuser. Par contre, pour les plats que Vic veut te faire goûter, évite juste que ce soit elle qui les cuisine.»
« En fait je comptais te demander de les cuisiner toi-même et de me laisser m’en attribuer le mérite, mais tu viens de faire tomber mon plan à l’eau. »

Victoria exagéra ses propos en prenant un air dramatique avant d’échanger un rire avec sa mère. En vérité, l’idée lui avait traversé l’esprit une fois, en imaginant pouvoir aller faire un pique-nique un après-midi. Une parfaite occasion de faire découvrir à son petit ami de nouveaux plats tout en discutant pendant des heures avant de s’endormir l’un contre l’autre sous l’ombre d’un arbre, sans que ce dernier ne risque une intoxication alimentaire.

« Tu as bientôt des vacances ? La prochaine fois que tu reviens, je te ferais goûter mon ragout. »

Si Rose était familière au calendrier des vacances des lycéens, elle ne l’était pas du tout avec celui des universités. Elle ignorait si ils étaient similaires ou si, en plus de s’inquiéter de la relation fusionnelle de sa fille avec son petit ami, elle devrait en plus se demander si cette dernière ne serait pas totalement déconnectée de ses études si Nadeem était en vacances à une période où elle ne l’était pas.

« Mais en attendant …. Tu vas goûter à mon gâteau au chocolat, si tu as encore de la place. »

Un immense sourire étira les lèvres de la femme au foyer. Cuisiner était l’une de ses passions mais ce qui l’était encore plus, c’était de faire profiter à ses invités de ses talents. Nadeem ne serait pas épargné. Rose attendit que les assiettes furent terminées pour se lever et les empiler les unes sur les autres pour débarrasser la table. Elle fit signe aux deux tourtereaux d’attendre sagement dans la salle à manger avant de sortir de la pièce et de se diriger vers la cuisine.

Victoria pencha sa tête en avant vers la porte pour vérifier que sa mère était assez éloignée pour se retourner vers Nadeem avec un petit sourire désolé sur les lèvres. Elle déposa sa main sur la table et la laissa glisser en direction de celle de son petit ami, afin de créer un contact éphémère jusqu’au retour de sa mère.

« Désolée si ma mère te harcèle de questions … Elle fait ça quand elle a envie de découvrir quelqu’un. »

Le sourire de Victoria s’élargit sur ses lèvres. La curiosité de sa mère était pour elle un bon signe. Une personne n’ayant pas le moindre intérêt pour elle n’aurait pas eu le droit à un tel interrogatoire, et la brune supposait donc naturellement que cela signifiait que Rose acceptait d’accueillir le jeune homme à bras ouverts dans sa vie.

« Et si elle te propose de rester pour le dessert, c’est qu’elle t’apprécie ! »

Rajouta t-elle avec enthousiasme. Victoria n’avait pas de référence fiable sur laquelle s’appuyer étant donné que Nadeem était le premier garçon qu’elle présentait à sa mère, mais elle se fiait à son instinct. Si Rose était d’un naturel ouvert en règle générale, ce n’était pas pour autant qu’elle était prête à accepter n’importe qui à sa table avec autant de bienveillance. Une personne jugée comme toxique ou malhonnête n’aurait même pas eu l’honneur de passer le pas de la porte.

Dans la cuisine, des bruits de vaisselle se faisaient entendre et laissaient supposer que Rose était en train de découper son gâteau et de le disposer dans les assiettes. Victoria profita de ce moment à deux accordé pour revenir sur un sujet plus difficile. Les traits de son visage se firent beaucoup plus sérieux et elle se pencha en avant pour ne pas avoir besoin de parler à voix haute.

« S’il te plaît avant de vouloir parler à Raj, laisse-moi t’expliquer tout à l’heure pourquoi Tessa ne lui en a pas parlé tout de suite, d’accord ? »

Elle ajouta à sa demande une petite moue suppliante. Hors de question de laisser Nadeem repartir de chez elle sans prendre le temps de lui expliquer les raisons du silence de son amie sur le sujet. À défaut d’avoir été capable de garder sa langue dans sa bouche, Victoria voulait au moins tenter de limiter la casse si Raj réagissait mal à cette nouvelle.