Maddox A. Rutherford

I. The Labyrinth, part 1

20 mai 1990. Ça aurait pu être une nuit banale, comme n’importe quelle autre. Une nuit qui aurait fini dans l’oubli, balayée par le temps vers des parages que seul ce dernier connaît. Sauf que non. Cette nuit-là n’était pas une nuit comme les autres pour cette femme de 37 ans, adossée en cet instant à un mur épais et grisâtre d’un vieux bâtiment de la capitale écossaise. Il était tard, deux heures du matin passées, mais il y avait encore du monde dans la rue. Du monde qui ne la regardait même pas, comme s’ils n’étaient même pas là. Ou qu’elle ne l’était pas. Était-ce si étonnant, en fait ? C’était le week-end, un samedi soir ; de nombreux jeunes faisaient la fête, profitaient de la vie, de l’insouciance qui leur était propre. Cette insouciance qu’Aileen Barclay avait perdue pour de bon, depuis longtemps. Rien ne s’était jamais passé comme prévu dans sa vie, à part sa carrière. Mais même ça, ça avait changé désormais. Les choses étaient devenues encore plus compliquées depuis un an. Tout ce dont elle avait rêvé, tout ce qu’elle avait bâti pendant des années, tout ce pour quoi elle s’était battue… Tout avait été chamboulé. Elle-même l’était, chamboulée, sens dessus dessous. Comment en était-elle arrivée là ? Pourquoi avait-elle fait tout ça ? Pourquoi tous ces choix absurdes, tous ces mensonges qui se succédaient ? Ce labyrinthe de mauvaises excuses, d’illusions, de détours qu’elle s’inventait et qui ne la menaient nulle part. Au point qu’elle ne sache même plus réellement qui elle était maintenant. Aileen était complètement perdue dans ce labyrinthe, et, plus que jamais, elle s’en rendait compte. Où était donc la sortie ? Serait-elle seulement capable de la franchir ?

Alors que les larmes coulaient et que la douleur physique la déchirait enfin au même niveau que celle qui lui brûlait l’esprit depuis bien trop longtemps, la blonde pensa encore à lui. Qu’avait-elle fait, pourquoi avait-elle cédé ainsi à la tentation ? Il n’était qu’un gamin, bon sang. Il avait dix-sept ans de moins qu’elle, un véritable gouffre, quoi qu’elle se dise encore et encore pour se justifier. Oh, mais qu’est-ce qu’il avait changé sa vie depuis qu’elle l’avait fait sa rencontre à l’université ! Clairement, l’Ecossaise mentirait si elle disait qu’elle avait détesté cette période fort colorée dans sa vie jusque-là si fade. Bien au contraire. Car il avait en lui cette étincelle, cette passion et cette jeunesse que son mari n’avait plus. Putain, qu’elle-même n’avait plus. Cette insouciance qu’elle apercevait si souvent tout autour d’elle et qui lui faisait cruellement défaut. Cette insouciance qui lui avait été volée bien trop tôt, dès que ce foutu don – ou malédiction plutôt – avait fait irruption dans sa vie, telle une maladie. Un martyre qu’elle n’avait jamais demandé à subir, qu’elle avait toujours essayé de contenir, de cacher. Elle avait tout fait pour être normale, ou le sembler, pour aller de l’avant. Mais elle n’y arrivait plus. Elle se débattait du mieux qu’elle pouvait, mais ne faisait que se cogner contre les murs de ce labyrinthe, sans jamais retrouver son chemin. Assez, ça suffit. Elle refusait de tous les entraîner avec elle dans sa chute. Pas son mari, qui ne méritait pas ce qu’elle lui avait fait ; pas son élève et amant, qui avait toute la vie devant lui, un avenir brillant qu’elle ne voulait pas sacrifier ; et surtout pas son fils, ce bébé innocent qu’elle n’avait malheureusement jamais désiré. Aileen n’avait jamais voulu d’enfant, c’était très clair dans son esprit depuis toujours. C’est à cause de sa carrière, pensaient la plupart. Mais s’ils savaient comment ce don la rongeait ! Cette malédiction ! Il était temps pour elle de la briser enfin. De sortir de son labyrinthe, coûte que coûte. Seule.

La dernière fois qu’on vit Aileen dans les dédales d’Edimbourg, la blonde était effectivement seule, vêtue d’une robe blanche, salie et ensanglantée. L’Ecossaise disparut sans prévenir personne, laissant derrière elle de nombreuses questions sans réponse. Son mari ne savait pas où elle était partie, puisqu’ils ne vivaient plus ensemble depuis des mois, peu après qu’elle ait commencé à fréquenter son élève. Ce dernier, quant à lui, n’avait plus eu de ses nouvelles non plus depuis quatre mois, quand elle avait brusquement mis un terme à leur relation et qu’elle avait quitté son poste à l’université. Comment aurait-il pu savoir qu’elle était enceinte de lui ? Elle lui avait caché cela volontairement. Mais lorsqu’il est en entendit la rumeur, le jeune Écossais comprit tout de suite ; c’était sûrement pour cela qu’elle était partie de la sorte. Malheureusement, plus jamais il ne réussit à joindre Aileen. S’il avait pu, il lui aurait pourtant dit de revenir, qu’il la soutiendrait toujours, qu’il serait là pour elle et pour leur enfant. Le jeune homme n’en eut jamais la chance finalement. Non, la vie avait d’autres plans, des plans bien tordus.


Alors que la silhouette de blanc vêtue avait déjà disparu dans les rues sombres d’Old Town et que la nuit avait fini par vaincre même les fêtards les plus valeureux, Edimbourg n’était toujours pas déserte. Un couple était encore dehors à cette heure-ci. La tension était palpable, les regards lourds de sous-entendus. Hélas, on était bien loin de la tension sexuelle ou des regards complices. Cela sentait plus l’orage que l’idylle entre Maisie et Darren. « Lâche-moi ! », lança la rousse, en colère. « Pourquoi tu me lâches pas ?! Je veux boire. Je veux oublier ! Je veux oublier tout ça ! T’oublier toi aussi, tiens. Plus vite je t’oublierai… plus vite je m’en remettrai quand tu voudras passer à autre chose et te trouver une femme fertile. » Le brun attrapa fermement le bras de L’Ecossaise. « Arrête ! Maisie, Regarde-moi ! Dis pas de bêtises ! Je ne veux pas passer à autre chose, combien de fois faut-il que je te le dise ? Ce que le médecin a dit ne change rien pour moi. Rien. » La rousse poussa un petit rire narquois. « Tu dis ça aujourd’hui… » L’Anglais hocha négativement de la tête, tandis que sa fiancée grimaçait, un peu honteuse. Elle était un peu éméchée et surtout sur les nerfs... En même temps, il y avait de quoi, avec tout ce qu’elle avait traversé ces dernières semaines : une deuxième fausse-couche en l’espace de deux ans, le fait qu’elle ne pourrait probablement plus jamais avoir d’enfants désormais… tout cela l’avait ravagée. Et puis, elle s’était mis dans la tête que son partenaire allait vouloir la lâcher très bientôt. Après tout, il venait d’un autre monde qu’elle. Une famille aisée à Londres, des ambitions élevées. Elle avait toujours craint qu’elle ne soit pas assez bien pour lui, et aujourd’hui, la rousse en avait eu la confirmation. Enfin, c’était en tout cas ce qu’elle se répétait intérieurement. Et pourtant, Darren refusait de lui donner raison. « Ça n’y change rien à ce que je ressens pour toi, May. Puis… On peut adopter un enfant aussi. Je sais que ça a été une grosse déception, un énorme coup dur pour toi, pour nous… Mais je t’aime. Je ne vais aller nulle part. » Le jeune homme caressa le visage de sa compagne. Ses mots étaient sincères et il voulait qu’elle comprenne cela une bonne fois pour toutes. Les yeux de L’Anglais croisèrent ceux de l’Ecossaise, intrigués. Quelque chose avait soudainement changé dans son humeur. Ou attiré son attention, plutôt.

Tout à coup, la jeune femme se libéra de la main de son fiancé, marchant d’un pas pressé vers une ruelle adjacente. Il n’y avait personne. Cependant, elle l’entendait toujours, ce bruit… Peut-être que c’était son esprit qui lui jouait des tours ? Se faisait-elle des films ? Ou bien avait-elle vraiment trop bu ce soir ? « Attend May, tu vas où, là ? », lâcha Darren, d’une voix fatiguée, voire exaspérée. Cela faisait des heures qu’il tentait de raisonner Maisie, et franchement, il était tenté de baisser les bras. Néanmoins, elle ne lui avait pas tourné le dos juste pour le faire taire. Non, elle voulait simplement vérifier. Soit elle était devenue folle… soit elle allait tomber sur quelque chose de vraiment inattendu. Et… « Dar… Oh mon Dieu ! Darren ! DARREN ! » Sa voix était stridente, désespérée. L’Anglais rejoignit rapidement sa fiancée dans cette ruelle sombre. « Qu’est-ce qui… ? » En regardant Maisie, il ne saurait dire si la trentenaire riait ou pleurait. « Darren ! Regarde ce que j’ai trouvé à côté des poubelles ! » Décidément, elle riait et pleurait en même temps. Son compagnon, lui, écarquilla les yeux, pris de court. « Qu… » Eh oui, très éloquent, hein. Mais comment était-il censé réagir à ce qu’il était en train de voir en cet instant, et aux mots qu’elle venait de prononcer ? Il se sentait totalement dépassé, le Londonien. Quelques heures plus tôt, il avait entendu un médecin confirmer que Maisie ne pourrait plus avoir d’enfant… Et là, elle se retrouvait avec ce qui était vraisemblablement un nouveau-né tout petit entre les mains. Darren s’appuya contre un mur, étourdi. Puis il remarqua un bout de papier par terre. Désolée. Vraiment désolée. Prenez bien soin de lui. Haletant, le trentenaire regarda la rousse d’un air incrédule. « Darren ? » Les deux jeunes gens se regardèrent dans les yeux. Elle aussi avait vu le bout de papier quelques secondes auparavant. « Darren, si tu m’aimes vraiment, comme tu me le dis depuis des heures… » L’Anglais passa une main dans ses cheveux, sérieusement secoué.

Le jeune homme déglutit difficilement. Maisie, elle, le suppliait des yeux, stupéfaite par l’ironie de la vie, de Dieu, de l’univers. Qu’est-ce qu’elle en savait ? Elle savait juste qu’ils se retrouvaient tous les trois à un tournant dans leurs vies respectives. Et qu’il fallait que Darren se décide enfin à dire quelque chose, bordel ! « Je… Nous… On… Putain. Je… Faut qu’on dégage de là, vite ! » D’une main tremblante, L’Anglais ôta sa veste, qu’il tendit à Maisie. Il voulait fuir en vitesse, oui… Mais pas fuir le bébé, non : fuir avec plutôt. S’il y avait bien une chose qu’on lui avait appris dans sa famille, c’était qu’il fallait saisir les bonnes opportunités quand elles venaient. Or ce bébé était tout ce qu’ils voulaient. Un trésor retrouvé parmi les déchets. Un nouveau départ pour Maisie et lui. Le couloir qui menait à la sortie du labyrinthe qu’ils avaient parcouru ensemble pendant tout ce temps. L’Ecossaise enroula le nouveau-né dans la veste de Darren. « Il faut qu’on l’emmène à l’hôpital, qu’est-ce… qu’est-ce qu’on va leur dire ? » Le brun prit une profonde inspiration. « Non, pas d’hôpital. Je connais quelqu’un qui peut nous aider, je vais l’appeler tout de suite. Viens May, la voiture n’est pas très loin. »


Les années s’étaient écoulées et la vie avait suivi son cours, comme si de rien n’était. C’était incroyable comment une nuit folle pouvait changer la vie de quelqu’un, et ce ne seraient pas Maisie et Darren Rutherford qui diraient le contraire. Enfin, pas à voix haute, et surtout pas à leur fils. Ce qui s’était passé cette nuit-là était leur secret à eux. Quoique… C’était un secret partagé aussi avec un cousin de l’Anglais, un médecin qui avait pris en charge le bébé dans sa clinique pas tout à fait légale… Et partagé aussi avec les types qui les avaient aidés à faire de faux papiers pour le bébé. Au final, ça faisait pas mal de monde quand même. Cela dit, leur silence avait été acheté à prix d’or, un pacte avait été scellé. Maddox ne devrait apprendre les circonstances de sa naissance ; il était leur fils à eux et ils étaient ses parents, fin de l’histoire. Ou… début de l’histoire, plutôt. Le début d’une histoire bien ficelée, qui ne suscita aucune suspicion de la part de qui que ce soit, pas même les familles respectives du couple. La deuxième fausse-couche de Maisie resta d’ailleurs un secret, personne n’osa douter du fait qu’elle avait accouché de cet enfant elle-même. Alors c’est pour ça que vous êtes restés six mois à Glasgow ? Ouais, ouais. Six mois pour s’adapter à la vie avec un bébé, plutôt. Le temps de remettre toutes les idées en ordre avant de revenir à Edimbourg prêts à affronter le monde. Et voilà, à croire que cela avait porté ses fruits. Maddox eut en effet une enfance des plus tranquilles à Edimbourg, sans jamais se douter de quoi que ce soit. Les Rutherford étaient une famille comme les autres, avec leurs joies et leurs peines, des hauts et des bas, tandis que le petit Mads était un enfant vif, joyeux, plein d’enthousiasme et de curiosité. Leur enfant adoré.

Jusqu’à l’âge de dix ans, le petit blond habita ainsi dans la capitale écossaise avec ses parents, avant de déménager ensuite à Londres lorsque Darren eut une grosse occasion de franchir un palier dans son ambitieuse carrière d’avocat. Puis ce ne sera pas plus mal de s’éloigner du passé, avait-il suggéré à Maisie. Là-dessus, eh bah… ils étaient était tout à fait d’accord, hein. Maddox, lui, était nettement moins emballé par le déménagement, mais ce n’était pas comme si son refus pouvait éviter quoi que ce soit… Londres est une ville magnifique, tu vas finir per l’aimer, tu vas voir. Mouais, bof ? Eh oui, bof. Le gamin aurait préféré rester chez lui à Edimbourg, avec ses amis, ses habitudes, plutôt que d’aller s’installer à Londres, dont l’agitation perpétuelle faisait que, à côté, Edimbourg ait l’air d’une toute petite ville. Sans parler de la différence d’accent. Et des gens. Et de… Mouais, bof. Et pourtant… Maman avait raison, en partie : Maddox finit effectivement par s’adapter à Londres assez vite. Les bouderies sauvages durèrent un moment, mais pas éternellement. Londres, ce n’était pas si mauvais, au final. Les gens aussi, il y en avait des pas mal quand même, et des amis, il réussit à s’en faire quelques-uns. Et même l’accent, il s’y fit au bout d’un moment… au point de l’adopter lui-même. L’Ecossais de naissance était devenu un Londonien à part entière au fils des années. Non sans râler, non sans lever les yeux au ciel des milliers de fois. Mais il avait bien fini par le devenir. Et ses parents, quant à eux, s’adaptèrent eux aussi sans problème, Darren gagnant en influence auprès de certains haut-placés de la ville et Maisie en profitant pour mener une vie aisée où elle était la reine de la maison, et pas que la sienne d’ailleurs, vu qu’elle était devenue une décoratrice d’intérieur assez respectée. Pour quelqu’un qui avait connu une enfance difficile, assez pauvre, c’était la revanche sur la vie et ses coups bas.

Mais est-ce que cela justifiait le fait qu’elle ferme les yeux de la sorte, alors que les siens s’ouvraient justement à ce moment-là ? Maddox eut beaucoup de mal à comprendre cela. On était alors en 2006 : il était un adolescent typique, pénible parfois, mais qui grandissait jour après jour, qui apprenait, qui découvrait. Ce en quoi il n’était peut-être pas tout à fait comme les autres, c’était… Son don. La découverte la plus troublante de toutes. Et pour ne rien arranger, le blond ne la fit pas dans un contexte quelconque. Non, ce fut en touchant la montre de son père qu’il eut sa première vision. Un aperçu du passé, des fragments de sa journée précédente. Un agenda où était notée une date. Une chambre d’hôtel. Une femme qui l’embrassait tout en lui ôtant sa chemise. Est-ce que Maddox avait réellement compris ce qu’il avait vu ? Oui. Non. Plus ou moins ? Bah, on va dire… assez pour que sa méfiance se réveille et qu’il pose des questions gênantes à son père, le regard chargé de jugements. Assez pour qu'il fasse part à Maisie de ses soupçons. Était-elle aussi surprise que Mads par la possibilité que son mari la trompe ? A part le fait que ce soit son fils qui soit venu lui parler d’un truc pareil… non, nullement surprise. Elle le savait déjà. Et elle refusait de foutre en l’air la vie qu’elle avait bâti pendant toutes ces années juste parce que Darren avait commencé à regarder ailleurs. On en parle plus, chéri. Oublie cette histoire, où que tu sois allé la chercher. Et bien, c’est ce qu'il fit alors. Et pendant ce temps-là, un Mads révolté continua d’avoir des visions par ci par là, qui lui donnaient de plus en plus l’impression qu’il perdait la tête. Mais si la plupart des visions s’avéraient réelles, était-ce vraiment de la folie ? Il ne croyait pas. Au pire, il était comme un de ces mutants des films X-Men. Pas de bol, putain. Mais ouais, ça aussi, on n’en parle plus. On fait comme si de rien n’était. L’Autruche au Pays des Façades.


L’illusion de la famille parfaite avait été brisée, mais rien ne changea finalement. Son père continuait de développer son réseau auprès des politiciens londoniens, tandis que sa mère continuait d’être la gardienne des apparences, dont elle prenait soin avec dévouement comme si cela faisait partie de son métier de décoratrice aussi. Mais lui, il n’était pas fait pour ça. Les mensonges, les apparences, les faux-semblants, ce n’était pas pour lui. Maddox était quelqu’un de vrai, la franchise au bout des lèvres, toujours sur le point d’exploser à la gueule de quelqu’un. Il faisait un effort pour sa mère, et même par respect vis-à-vis de son père, même si c’était un respect sérieusement endommagé. Mais il voulait autre chose pour lui. Maisie et Darren auraient préféré qu’il suive l’exemple paternel, qu’il fasse des études pour devenir avocat, un homme aux grandes ambitions profitant des portes ouvertes par son père. Hélas non, ce n’était pas dans ses plans, désolé. Il préférait suivre son propre chemin, sans magouilles, sans l’aide de papa. Alors qu’est-ce que tu vas faire dans la vie ? Eh bien… Vous vous rappelez la tête de Maisie et Darren dans cette ruelle où ils avaient trouvé bébé Maddox ? On dirait un remake. Tu rigoles ? Tu vas pas devenir flic, toi ?

Ah bah ouais. Watch me. Et le fait que ça les emmerde, c’était déjà un plus, au passage. Autant dire que la décision de Mads était définitive et qu’il allait tout faire pour réussir. Les premiers temps furent pourtant éprouvants pour le jeune homme. Mais il était quelqu’un de déterminé, l’Ecossais devenu Londonien. Il n’avait pas peur de bosser dur, de se coltiner des tâches peu glorieuses, des horaires pas terribles, des collègues pas toujours très sympa ou de devoir obéir à des ordres. Enfin, ça oui, un peu, mais heureusement pour lui, ses efforts ne passaient pas inaperçus. Ainsi, au fil des années, le blond réussit à monter en grade, accumulant de l’expérience et de la maturité. Même si sa grande gueule était toujours là et que sa patience n’était toujours pas très résistante. Mais s’il était là, le désormais Inspecteur Rutherford de la Metropolitan Police, c’était pour faire son boulot du mieux qu’il pouvait, pas pour faire plaisir à tout le monde.

Puis, il faut dire qu’il n’était pas du genre chien méchant ; plutôt du genre chien en rogne qui aboie souvent, mais qui ne mord pas. Après, tous ses collègues ne seraient pas forcément d’accord avec cette métaphore, hein. Mais quelqu’un réussit tout de même à bien le cerner. Pas du tout impressionnée par son autorité, elle lui tenait tête quand il fallait. Et elle était douée. Et elle était tellement belle. Et… Maddox finit succomber à ses charmes au bout de plusieurs mois. Personne n'a besoin de savoir, lui dit-elle face à son hésitation récurrente. Parce que, voyez-vous, une relation avec une collègue de la Met’, ce n’était pas l’idéal, loin de là. Surtout quand il était son supérieur hiérarchique. Alors l’inspecteur garda le secret. Était-il amoureux de cette femme ? Était-ce si sérieux que ça, au point qu’il envisage plus loin ? La réponse était oui. Un gros et dérangeant oui. Et il n’y pouvait rien, tellement ils formaient un duo complémentaire, au travail et en dehors. Ainsi, la relation dura quelques mois encore, plus d’un an même, sans que personne ne s’en doute. Il fallait bien que cela lui arrive un jour, une passion aussi forte, au point qu’il s’en foute des règles. Grosse erreur.


Qui ne rêve pas d’avoir, au moins une fois dans la vie, sa tête à la Une des journaux ou à la télé ? Ces quelques minutes de célébrité, où votre existence devient publique, reconnue de tous. Même un inspecteur de police peut rêver de ça, non ? Un gros mystère résolu, un criminel recherché depuis des années que l'on réussit à arrêter, un attentat terroriste déjoué… Sauf que dans le cas de Mads, la raison de sa brève célébrité, c’était tout sauf ça. On était plutôt dans le domaine des faits divers des tabloïds que celui des grands exploits qui méritaient des applaudissements. Vous voulez des extraits ? Les voilà : « Inspecteur de la Metropolitan Police poignardé chez lui par une collègue » ou encore « Jeune policière poignarde son supérieur après avoir subi en silence des mois de harcèlement ; vengeance ou légitime défense ? » Encore quelques-uns, toujours aussi croquants : « Fils de l’avocat Darren Rutherford sous enquête disciplinaire ; coupable, victime ou les deux ? » ou le fameux « Police cherche le corps de l’ancienne amante de l’inspecteur Rutherford ». Bref, vous n’y avez pas compris grand-chose ? Maddox non plus. Ce fut indéniablement une période terrible pour le policier, qui lui coûta d’ailleurs sa carrière. Comment survivre à une telle vague de de mensonges et de demi-vérités étalées un peu partout, des questions et des réponses toutes plus tordues les unes que les autres ? Sans parler du mépris qu’il recevait partout, de la part de ses amis, ses collègues, ses supérieurs, même de son père, pas content des répercussions médiatiques de l’affaire. Maddox s’en retrouva détruit. Endommagé à jamais.

L’Ecossais refusa de donner des interviews et d’alimenter les rumeurs absurdes à son sujet. Mais s’il l’avait fait, il aurait pu expliquer ce qui s’était passé. Comme il le fit avec Rowan, en décembre 2021, trois mois après qu’il ait déménagé à Edimbourg, désireux de tirer un trait sur le passé. Ses parents, la presse, ses propres regrets… Cela faisait beaucoup et il en avait plus que marre. « On n’a jamais rien pu prouver contre moi. Pour une simple raison : je n’ai rien fait, Mr. Brisbane. Je ne l’ai jamais agressée. Je ne l’ai jamais harcelée, on avait une relation sérieuse, qu’on a gardée secrète à sa demande. Plus d’un an, c’est pas rien. On s’aim… Moi, je l’aimais, comme un con. Et un jour, je l’ai retrouvée en train de fouiller dans mon ordi et dans mes affaires en retournant chez moi avec le dîner, plus tôt que prévu. Je l’ai confrontée, j’avais compris qu’elle me cachait quelque chose de lourd. Elle était comme une bête féroce qui se sentait menacée… Et au final, j’ai eu droit à deux coups de couteau. Est-ce que j’ai essayé de me défendre ? Oui. Est-ce que je l’ai blessée en la repoussant elle et son couteau ? Je le pense, oui. Est-ce que je l’ai tuée ? Non. Est-ce que ce journal intime que la police a retrouvé chez elle et où elle se plaignait de moi était un ramassis de mensonges ? Oui. C’était forcément une façade, un moyen de se défendre, d’attirer l’attention sur moi au cas où elle échouait dans sa mission et que je la démasquais. » Rowan le regarda tout en se pinçant les lèvres, pensif. « Et en quoi consisterait donc cette mission ? » Maddox déglutit, mal à l’aise. « Je ne sais pas encore. Elle cherchait des informations. Ça pouvait être plein de trucs… Quelque chose lié à des enquêtes que j’ai menées par le passé. Ou des liens avec mon père, qui bosse avec plein de politiciens et d’hommes d’affaires pas forcément très clean. » Le trentenaire soupira. « Peut-être que c’était quelque chose de personnel… ou qu’elle travaillait pour quelqu’un de puissant. Qu’est-ce que j’en sais, moi ! Elle a pris mon ordinateur et m’a laissé là en train de me vider de mon sang !  Je l’aimais, putain... Et ça m’a coûté ma carrière, et à quelques centimètres près, ça m’aurait coûté la vie. » Rowan Brisbane observa Maddox pendant quelques secondes, sans rien dire, avant de hocher la tête. « Je le répète : le poste est à vous, Maddox, si vous le voulez. Votre passé, ce n’est pas ce qui m’intéresse ; c’est ce que vous voulez faire de votre avenir et des compétences que vous avez accumulées pendant des années. Après, nous on n’a pas les ressources de la Met’ Police, c’est sûr… Mais mon agence est une agence sérieuse et on a besoin de gens comme vous. »

L’ancien inspecteur n’y comprenait plus rien. Pour la première fois depuis longtemps, il sentait qu’on le regardait sans le juger. Qu’on le voyait réellement, sans prêter attention aux rumeurs farfelues et aux suspicions maladives. Les prunelles azurées de Maddox croisèrent celles du détective privé qui possédait cette petite agence, située au premier étage d’un immeuble d’une petite rue adjacente de Cowgate. Le fait qu’il l’ait appelé et proposé de travailler avec lui l’avait déjà surpris. Mais que l’entretien se soit bien passé, c’était encore plus étonnant. Le jeune Rutherford prit une profonde inspiration, avant de cligner les yeux, un peu larmoyants. Merde, il était ému, plus qu’il ne s’y attendait. « Oui. Oui, putain, absolument ! Je veux le poste ! Et je vous le promets, je ferai en sorte de justifier votre confiance, Mr. Brisbane. » Le quinquagénaire étira un sourire en coin. « Dans ce cas, sois le bienvenue chez nous, Maddox. Et tu peux arrêter de me vouvoyer et m’appeler simplement Rowan. Ou Row, quand t’auras fait tes preuves. » Le jeune homme passa une main dans ses cheveux. Un petit rire s’échappa de sa bouche. « Et tu peux m’appeler Mads. Ou tout ce que tu veux ! Merci pour l’opportunité, vraiment. » Il tendit sa main pour serrer vigoureusement celle que l’autre homme lui tendait. « Je te veux en forme dès demain. Allez file, gamin. » Un Mads très joyeux, pour une fois, quitta l’agence, laissant Rowan seul avec Lorna, sa secrétaire, qui s’approcha de lui. « Alors ? » « Je l’aime bien, le petit... Je l’aime bien. » « Faut pas lui dire, hein... » Le détective acquiesça. « Faut rien lui dire. C’est trop tôt. Mais j'suis content qu'il soit enfin là. Très content. », dit-il alors que Lorna posait doucement sa main sur son épaule.

Comme quoi, avoir sa tête sur la Une des journaux et au JT, cela avait ses avantages, hein ? Grâce au généreux Rowan, qui l’avait contacté de son propre gré, un nouveau départ se profilait pour Maddox. Ce retour à Edimbourg, à ses racines, ne pouvait que lui faire du bien également, l’aider à se reconstruire. Mais le jeune détective privé était encore loin de se douter des secrets qu’il lui restait à déterrer dans cette ville. Sans parler du réveil prochain de son don, longtemps endormi pendant sa relation funeste avec la traîtresse meurtrière – elle-même dotée d’un don qui neutralisait le sien, ce qu’il ignorait. Bref, les reconstructions sont rarement de tout repos, c’est bien connu. Mais quand on est en ruines, l’effort vaut souvent le coup, non ?