Rhea Singh

Un sang riche en couleurs

Mon père, Samil Singh, est née à Los Angeles de parents immigrés du Pendjab, à la frontière de l'Inde avec le Pakistan. D'eux, il a tiré des principes rigoureux et un sens de l'honneur très développé. Médecin réputé, il tient à ce que son nom soit irréprochable.
Ma mère, Lana Taylor, est une pure Américaine. Ils se sont rencontrés pendant les études de mon père, à l'université : il était étudiant, elle était stagiaire à l'accueil pour payer son loyer en attendant que son art commence à payer. Elle faisait également un peu de mannequinat pour un complément de revenus.
Ils se sont mariés, contre l'avis des parents de mon père, mais il tenait à intégrer la famille en s'intéressant aux personnes en-dehors de sa communauté. J'ai grandi pleinement américaine, mais avec une parfaite conscience et connaissance de mes racines en Inde.

L'honneur avant tout

Qu'elle est volage, ma mère... Dès mon plus jeune âge, moi l'aînée, j'ai souvenir des discussions houleuses entre mes parents. Elle, qui papillonnait de bras en bras, utilisant son art comme prétexte et comme excuse à sa légèreté ; lui, si digne et respectable, indigné d'être trompé mais n'envisageant pas une seconde le déshonneur du divorce. Cela aurait donné raison à ses parents, et c'était hors de question. Alors, il a surveillé de près ma mère, exigeant que ses incartades se passent discrètement, et notre vie s'est menée ainsi. Trois filles, deux fils ; quelques tableaux exposés ici et là, car quand elle est sobre elle est talentueuse, ma mère ; et une famille un peu bringuebalante. Et personne pour me rassurer lors de mes premiers rêves prémonitoires - personne pour m'écouter quand je décrivais le visage de cet homme, avec mes mots d'enfant, le lampadaire cassé, la voiture qui fonçait - et ce terrible sentiment de perte que j'étais bien en peine de comprendre.

Peindre l'avenir de mille couleurs

Mon père avait les moyens de nous permettre à tous les cinq de bonnes études. L'un de mes frères a choisi la médecine, l'autre le droit ; et mes sœurs se sont lancées dans le commerce et dans l'architecture. Moi, l'aînée ? Je l'ai probablement un peu déçu : je me suis tournée vers l'art. Toute petite déjà, je trouvais l'apaisement en trempant mes doigts dans la peinture pour dessiner ; et au fil des années, si des pinceaux ont remplacé mes doigts, la peinture est devenue cathartique. J'ai pris l'habitude de peindre mes rêves et mes cauchemars, ces scènes décousues qui me secouent parfois violemment, pour les mettre sur la toile et m'exorciser de leur influence. Mais je n'ai jamais réussi à me débarrasser du visage de cet homme - le bar fermé, le lampadaire cassé. La voiture. Et cette affreuse contraction au creux de ma poitrine, cette perte affreuse, l'espace de quelques secondes. Le spectre de la mort qui m'effleure avant de s'éloigner... Au fil des années, j'ai peint des dizaines de versions de cette scène. Pendant mes études d'histoire de l'art, j'ai appris de nouvelles techniques, j'ai expérimenté ; ce moment affreux, la mort de cet inconnu, existe sur tous les supports possibles et imaginables.

Faux départ

J'ai 35 ans. Mes tableaux commencent à se faire apprécier pour le réalisme criant des scènes que je peins, comme si le décor voulait sortir du cadre, dit-on. C'est le seul moyen pour moi d'évacuer le stress généré par mes rêves et mes cauchemars, et cela atténue le choc lorsque l'une de ces scènes se réalise... Je préfère ne pas trop y penser. Après avoir travaillé dans plusieurs galeries, en grimpant peu à peu les échelons, je suis en lice pour décrocher le poste de conservatrice dans un grand musée. Mais c'est compter sans ma mère : cette fois, mon père ne pourra pas étouffer le scandale, car c'est avec un sénateur marié qu'elle est surprise. Cette dernière frasque d'une longue série défraie la chronique, et les retombées ne se font pas attendre. Je suis écartée du poste, avec ce motif sèchement assené : cette institution est très respectable et ne tient pas à être représentée par une femme au nom sujet au scandale.
C'est la goutte d'eau de trop : sur un coup de tête, avec le soutien de mon père, j'investis dans l'immobilier à Edinburgh et achète un petit immeuble. Au rez-de-chaussée, j'installe ma propre galerie d'art spécialisée dans les paysages ; et à l'étage, je m'aménage un loft confortable, assorti d'un atelier dans lequel j'accroche mes propres œuvres, dont ma collection du lampadaire brisé.
Mon expatriation a pris tout le monde de court. Ma fratrie me manque, mais j'ai besoin de m'émanciper de cette vie bancale, assujettie aux crises de couple de mes parents.

Les mille éclats acérés d'un cœur brisé

Ils voulaient me faire la surprise. Mes deux frères et mes sœurs : chacun dédaignant leurs responsabilités pour quelques jours, ils se sont rassemblés à Los Angeles et ont pris l'avion pour venir me voir, célébrer mon anniversaire avec moi, quelques mois après mon départ. Ils ne m'avaient rien dit. Ce devait être une surprise... Leur avion est parti, mais il n'est jamais arrivé. Disparu au-dessus de l'océan, évanoui corps et biens. Aucune trace d'un crash, pas de débris, rien. Juste le silence. L'absence. La voix de mon père était si blanche, au téléphone, quand il me l'a appris...
Et, au creux de ma poitrine, ce poing de fer, qui se crispe, se serre, à m'en étouffer.
J'avais bien rêvé d'un avion, solitaire dans l'immensité. Mais je ne savais pas qu'ils seraient à bord, je n'ai rien pu faire, pour l'éviter...

Le doux oubli de l'exil

Cela fait six ans. Peu à peu, mon père a cessé de m'appeler, de répondre à mes appels. A mes emails. Il m'a écartée, sans doute pour ne pas prononcer des paroles qu'il ne pourrait plus reprendre. Ma mère ? Je ne lui ai plus adressé un mot depuis mon départ des États-Unis, alors cela ne change rien...
Les premiers tableaux que je peins après cela sont bien plus sombres, et plus hantés. Le lampadaire brisé revient de plus belle - et cette fois, je me dis que je vais tout faire pour empêcher ça.
Si seulement je savais par où commencer...
Aujourd'hui, ma galerie rencontre un succès modeste mais solide. Peut-être est-il temps de tenter de devenir conservatrice du National Portrait Gallery ? Je vais y songer.
Si seulement l'homme au lampadaire brisé voulait bien cesser de hanter mes nuits... !