La ville était plongée dans le noir. Un cri de douleur. Les cris d’un bébé. Pour beaucoup, ce jour aurait été le plus beau de leur vie ; qui ne rêverait pas d’un enfant en bonne santé ? Neuf longs mois à subir les douleurs, à attendre impatiemment l’arrivée de ce petit être. Et pourtant, personne ne fut là pour l’accueillir. Un père absent, une mère en dépression. Pourtant, elle était si belle. Gaïa se rappelait encore de ces photos alors qu’elle était encore adolescente ; souriante, pleine de vie. Une femme, au fond, qu’il n’avait malheureusement jamais connu.



Froide. Toute sa vie l’était. Il pouvait encore entendre les cris de son père. Ses reproches. Il pouvait encore sentir la douleur sur sa joue alors que ses larmes coulaient encore. Sa mère criait ; quand elle n’était pas trop saoulée pour savoir quel jour il était, elle prenait sa défense. Il l’aimait, sa mère. Et il savait qu’elle aussi, elle l’aimait. Mais comment l’exprimer quand on était au bord du gouffre ? Elle s’accrochait, sa pauvre mère. Le silence. Il savait très bien qu’elle aussi, elle venait d’être forcée au silence par la force. Quelques minutes plus tard, un poids sur son lit le fit se figer. Et puis, naturellement, il se blottit dans les bras chauds de sa mère.



Il l’avait tué. Ou était-ce son père ? La vie n’avait pas été clémente. Les sourires étaient inexistants et le bonheur n’avait jamais frappé à leur porte. Il ne s’était jamais fait d’illusions ; il n’en avait jamais eu l’occasion. Du moment où il fut assez âgé pour comprendre, sa mère, assommée par l’alcool, lui avait raconté leur fameuse histoire d’amour. Aujourd’hui, il en riait jaune. Autrefois, il en pleurait. Quelle ironie ; une jeune femme venant d'une famille de médecins et un jeune homme d'une famille d’avocats. Une soirée et en quelques instants, un nombre incalculables de vies impactées. Gâchées. Mariés par la honte, pour cacher un enfant hors mariage. Aucun amour, juste un devoir pour que leurs parents ne les déshéritent pas. Une famille basée sur une bonne vieille blague qui lui donnait des sentiments mitigés. Mais devait-il vraiment en rire alors qu’il se trouvait devant le corps inerte de la seule femme qui lui avait donné un semblant d’amour ? Personne ne le croirait. Son père était trop important pour que quiconque se préoccupe du fait qu’il venait de commettre l’irréparable. Peu importe. Il se vengerait tout seul.


Si son père apprenait, il le tuerait aussi. Mais c’était son petit secret. Sa relation avec lui, il la cachait. Comme toutes ses relations, d’ailleurs. Hommes ou femmes ; ce n’était pas qu’une question de sexualité pour son paternel. Il n’allait pas se mentir : aimer aussi les hommes rendait les choses beaucoup plus compliquées. Mais même s’il présentait une demoiselle à son père… Celui-ci le forcerait à mettre fin à sa relation. Il lui refusait tout bonheur, après tout. Son fils n’était qu’un instrument qu’il pensait jouer parfaitement ; il restait persuadé qu’il le modelait comme il le souhaitait. Et bien sûr, il jouait le jeu. Quel bonheur de s’imaginer briser tous les rêves de son père d’ici quelques années. Il en jubilait de l’intérieur ; mais il devait encore attendre. La vengeance serait parfaite.



Il savait très bien que son père ne pleurait pas de tristesse. De la rage, pure et dure. Il la ressentait très bien. Cela faisait des années qu’il avait enfin compris que parfois, ce qu’il ressentait, ce n’était pas lui mais les autres. Après des années de confusion et d’ignorance, il avait accepté sa situation. Tout cela avait commencé à la mort de sa mère. Peut-être le choc ou peut-être ce « don » avait-il toujours été présent mais caché. Il n’en savait trop rien, pour être honnête. Aujourd’hui, il ressentait bien tout ce que son père projetait sans le vouloir. Le fils qu’il détestait tant mais qu’il pensait manipuler venait, après tout, d’apporter la honte sur toute sa famille et ce, en public. Il avait mis du temps à préparer tout cela ; à faire croire qu’il suivrait la voie tracée pour lui, qu’il serait le bon petit médecin de la famille et qu’il apporterait richesse et gloire. Qu’il se marierait avec cette jolie camarade de classe. Qui aurait pu imaginer qu’il avouerait devant tous qu’il n’avait même pas passé ses examens, tout cela en tenait la main d’un autre homme ? Personne, certainement. Pas pendant ce gala ridicule. Mais il l’avait fait. Et alors qu'il profitait de ce spectacle, son père tenta de lui asséner le dernier coup de grâce : d'un ton froid et cruel, il lui avoua avoir un autre fils, une autre famille et qu'il avait toujours regretté cette vie-ci. Sans lui donner plus d'informations si ce n'était un prénom qui ne lui disait rien, cette soirée s'était terminée.



Il n’avait pas perdu de temps pour déménager. Après tout, son père était prêt à le tuer, une bonne fois pour toute. Ses affaires avaient déjà été préparées depuis un moment et, sans un regard en arrière, il abandonna tout. Après ce fiasco, son petit-ami l’avait quitté, l’accusant d’avoir utilisé leur relation pour anéantir son père. Peu importait ; il avait l’habitude qu’on l’abandonne, de toute manière. Il partit directement compléter son service militaire, sa tête encore bien préoccupée par les révélations de son père. Un demi-frère ? Une autre famille ? Comment avait-il pu faire ça ? Lui qui pensait que son père ne pouvait pas tomber plus bas, voilà qu'il creusait jusqu'à trouver du pétrole...

Après ces deux années de service, il voyagea pendant quelques temps. Mais pas que. Pendant ce temps, il avait engagé un détective privé pour retrouver ce fameux demi-frère et cette autre famille. Pourquoi pas ? Au début, il n'en savait trop rien. Pour voir. Etaient-ils vraiment une version parfaite de ce qu'aurait pu être sa famille ou son paternel avait-il, encore une fois, menti ? Et enfin, après cinq longues années à voyager, à suivre de fausses pistes, sa route l’emmena à Edimbourg, où la mère de ce demi-frère semblait vivre. Une nouvelle vie, loin de celle qu’il avait toujours connu. Sans diplôme, il enchaîne les petits boulots mais étrangement, jamais n’avait-il été aussi heureux. Il était libre. Il avait le droit d’être celui qu’il voulait, de faire ce qu’il souhaitait et quand il le désirait. L’argent n’était pas encore vraiment un problème : il avait bien pensé à prendre ce qui lui appartenait de droit. Il faisait tout de même attention : ce n’était pas avec ses petits boulots qu’il pourrait se construire un avenir magnifique. Mais cela importait peu : il était libre. Même si le plus difficile, en dehors de la solitude, c’était son don. Ici, tout était plus fort. Plus impactant. Les maux de tête étaient plus nombreux et il avait du mal à gérer parfois son état. Mais il apprenait, encore et encore. Il refusait de laisser quoi que ce soit gâcher cette nouvelle vie.