La dernière chose que j’entends c’est un grand crissement de freins contre le bitume. Ce n’est même pas le cri assourdissant que pousse Stanley, qui pourtant se répercute en écho contre tous les murs des maisons avoisinantes. Après ça, ce sont les larsen dans mes oreilles qui les font siffler. Je sens qu’on me pousse sur le coté et je manque tomber, je suis comme une marionnette a qui on aurait coupé les fils, je ne réagis plus. J’ignore bien tout ce qui est en train de se passer autour de moi. Les gens qui sortent leur téléphone pour appeler les secours, la voiture qui redémarre en trombes, les amis de Stan qui sont agenouillés à coté de lui ou sa petite amie qui est en train de pleurer. Je sais juste que la copine qui était avec moi a dit à quelqu’un que c’était mon frère, et que c’est pour ça qu’on s’est occupé de moi un peu. Je crois bien que j’ai senti sa mort avant tout le monde. J’ai du prendre une grande inspiration car j’ai eu comme l’impression de me noyer tout d’un coup, et c’est là que l’urgentiste a décrété qu’il n’y avait plus rien à faire.

C’est ma tante qui m’a accompagné voir le psychologue. Mes parents étaient dans l’incapacité de faire quoi que ce soit, y compris s’occuper de moi. La dame m’a posé beaucoup de questions, notamment comment je me sentais. J’aurai voulu répondre « bien » pourtant une voix au fond de moi m’a poussé à dire que j’étais très triste, parce que Stanley était le meilleur des frères du monde, et je n’ai pas compris pourquoi je lui ai dit cette phrase, mais elle a eu l’air compréhensive. Je l’ai revue plusieurs fois, et à chacune, j’ai éclaté en sanglots dans son fauteuil. Je répétais que j’étais triste, qu’il avait tellement de choses qu’il aurait du vivre et qu’il ne vivrait jamais, et qu’il n’avait même pas eu le temps de donner son cadeau à Chloé pour son anniversaire alors qu’il attendait sagement au fond du placard de sa table de nuit. La psychologue a mis ça sur le compte du choc, elle m’écoutait parler sans m’interrompre. Parfois je me mettais à frissonner alors je regroupais mes bras autour de moi pour me réchauffer, et souvent, ça voulait dire que la séance était finie. Que j’allais retrouver mes parents et que je devrais me préparer un sandwich au cheddar toute seule parce qu’ils n’auront rien cuisiné. Maman aime bien rester sur le lit de Stan, les yeux perdus dans le vide, comme si elle s’imprégnait des restes de sa présence dans les lieux. Lorsque je la voyais, j’allais lui faire un câlin et on restait toute les deux dans les bras l’une de l’autre pendant au moins une demi-heure et inévitablement, mes yeux se mettaient à couler eux aussi.

Les semaines, les mois et les années ont passé. Les fleurs dans ce coin de rue ont commencé à faner et à pourrir avant que les services de la ville ne les enlèvent définitivement. Le souvenir de Stanley a peu à peu déserté l’esprit de l’école et de ses amis, qui s’en sont faits de nouveau, de Chloé, qui est sortie avec un garçon plus vieux qu’elle et qui devait être au secondaire, de tous ces gens de la ville qui ont arrêté d’avoir une pensée émue lorsqu’ils passaient sur les lieux de l’accident. Stanley est devenu une statistique dans les morts de la route, une pensée à peine fugace le jour de son anniversaire. Il n’y a que mes parents qui ne se sont jamais remis. Ils ont fini par divorcer, je ne sais plus trop ce que devient mon père, on ne se parle plus trop. A chaque fois que je le voyais je sentais dans ses yeux qu’il faisait une comparaison. Mon frère, si studieux, si calme, qui aurait fait de longues études, qui jouait au foot avec lui et avait développé une passion pour les échecs. Et moi, qui avait du mal à suivre, qui coupait les cheveux de mes poupées et les faisait voler dans la maison en riant. Ma mère elle… Et bien la dépression l’a gagnée. Un jour, elle n’a plus supporté de continuer à vivre dans cet appartement, dans cette ville qui lui avait pris son fils, alors nous avons déménagé à Abergavenny. Moins de voitures qu’a Cardiff, moins de gens qui connaissaient notre histoire, l’occasion peut-être d’un nouveau départ.

Moi non plus je n’ai jamais vraiment réussi à tourner la page. Je me sentais souvent triste sans raison, je lisais les livres que Stan avait lus alors qu’ils n’étaient clairement pas de mon âge, et puis, il y avait comme une présence qui me suivait et que j’ai longtemps attribué à la pesanteur qui régnait autour de nous. Elle ne s’est pas estompée avec le déménagement, elle a continué à être comme une chaine à ma cheville et je la trainais avec moi là ou j’allais. Cela devenait très difficile à vivre, je n’arrivais pas à bien m’attacher aux nouvelles personnes que je rencontrais. J’ai eu des petits-amis quand même, mais je ne les gardais pas bien longtemps. Et puis un jour, tout a fini par changer.

(TW/ Sang) On ne devrait pas voir autant de fois la mort quand on a à peine vingt ans, même si je n’ai qu’un souvenir vague de celle de Stan, qu’il s’amuse parfois à me rappeler à ce moment crucial qui précède le sommeil. Là, j’ai juste vu cette forme sombre tomber tête la première sur le bitume du trottoir, avec le sang qui explose en un milliard de gouttelettes qui ont constellé mon visage comme l’aurait fait la pluie. J’ai poussé un cri strident en sentant mes jambes se dérober sous moi. J’ai du perdre connaissance quelques secondes avant qu’un trébuchement dans mon crâne me fasse me relever en sursaut et regarder tout autour de moi en levant notamment les yeux. Un peu plus haut, une fenêtre ouverte, avec comme du mouvement à l’intérieur, une silhouette qui se dessine et qui regarde en contrebas puis se fige. Puis, les rideaux qui se referment précipitamment, et la lumière qui s’éteint. Mais moi, la première réaction que j’ai, alors que l’homme à terre et qu’il ne bouge plus, c’est de le regarder bêtement avant de pousser cette exclamation : « Putain, mais quelle mort stupide ! ».  

Je l’ai surnommé affectueusement Mr Connard. Parce que c’est un connard misogyne, pervers, et qu’il me fait ressentir des choses que je déteste. Surtout, le gars a un ego surdimensionné. Parfois, je pense à sa chute et j’ai l’impression de l’entendre insulter la prostituée avec laquelle il était ce soir là et qu’il accuse d’avoir poussé à travers la fenêtre. Moi, Hayley, j’ai l’intime conviction qu’il en est tombé tout seul mais qu’il n’assume juste pas d’avoir fait la connerie de se basculer un peu trop en arrière. Je ne sais pas combien il avait bu de verres ce soir là, mais sûrement beaucoup trop pour se permettre un tel risque. Mr Connard donc, a la langue bien pendue. Mes amis ont l’habitude maintenant de m’entendre jurer comme un chartrier, ça fait même bien rire Joshua. Moi aussi ça me fait rire, moins lorsqu’il s’agit de faire des commentaires sur le physique des femmes qui passent. Je me mets toujours la main devant la bouche, rouge comme une pivoine. C’est vrai qu’il y a des jolies femmes à Abergavenny, personne ne dit le contraire, mais de là à le dire haut et fort ! Ca me donne envie de me mettre des claques, mais on me trouve déjà assez bizarre comme ça pour en rajouter une couche.

J’ai commencé des études d’infirmière, après avoir raté médecine. Il faut dire que les études, ça n’a jamais été vraiment pour moi, surtout depuis que Stanley n’est plus là pour me mettre des livres entre les mains. Car oui, bizarrement, je ne lis quasiment plus depuis que l’autre l’a remplacé dans ma tête. Maintenant, j’arrive toujours à me contrôler et à ne pas reposer le bouquin d’anat que j’ai commencé pour mes révisions. Il faut dire qu’après toutes ces années, il y a des choses que je maitrise plus ou moins bien que d’autres. Les action, ça va. J’arrive à mettre mon esprit en off et à ne plus rien ressentir quand je suis en plein examen pratique. Il n’y a que lorsque que je suis un peu plus détendue et que je me laisse aller, que ça revient. D’ailleurs, ça m’empêche de me masturber. Parce que j’ai l’impression d’entendre les commentaires graveleux de Mr Connard. Je n’ai jamais eu beaucoup de relations sexuelles, cela ne m’a jamais vraiment particulièrement intéressée, mais avec lui, c’est encore pire. Lui aussi il fait des comparaisons. Ca se sent, qu’il préfèrerait que je me tape une gonzesse, mais j’ai toujours résisté à ça aussi.

Là encore, les années ont passé, j’ai réussi à m’habituer à sa présence excessivement chiante. J’ai continué mon cursus, je suis devenue infirmière. A Abergavenny, il n’y avait pas de poste pour moi, et il n’était pas question de retourner à Cardiff, alors c’est à Edimbourg que je suis allée, dans le plus grand centre hospitalier d’Ecosse. J’évite de trop revenir, j’ai l’impression d’avoir trop de mauvais souvenirs qui se combattent en moi. Ce qui m’a complètement vacciné, c’est le décès de mon ami Joshua. Je suis revenue pour son enterrement, et j’en ai profité pour voir ma mère. J’aimerai la faire venir elle aussi ici. Elle y serait bien soignée, et je pourrai mieux m’occuper d’elle. Là bas, c’était trop compliqué. J’aime bien mon métier ici, j’aime me sentir utile. Les urgences laissent mon esprit occupé une bonne partie de la journée, pendant laquelle Mr Connard se met en veille. Lui de toute façon, il n’aurai voulu qu’une Spé gynécologie, ça l’intéresse pas de voir des gens qui se sont brulé ou coincé le doigt dans une porte. J’aime plaisanter en disant qu’il a un esprit un peu sensible, malgré sa carapace de gros dur qu’il se donne et qu’il veut essayer de me faire porter. Je vis en colocation, avec une autre meuf et deux gars de mon âge qui bossent aussi dans le coin. Ca se passe plutôt bien, on arrive à s’entendre tous les quatre, eux ne me rappellent si Stanley ni Mr C, elle, je la trouve super sexy ; non Mr Connard, ta gueule ! ; adorable.

Un jour, il y a besoin d’aide en soins palliatifs. Ce n’est pas le service que je kiffe le plus, mais on y est particulièrement utile, alors j’accepte. Entre autres, on me demande de donner les médicaments à la fille de la chambre 307, elle s’appelle Yzeult.

Troisième mort

Elle porte le même nom que moi, je pense que c’est cela qui nous a rapproché pendant ces dernières semaines. Sûrement pas le bond que mon coeur a fait dans ma poitrine, symptôme que j’associe à Monsieur super connard et que je ne connais que trop bien depuis le temps. Elle est si jeune, je n’aurai pas du avoir à tenir la main d’une fille plus jeune que moi. Je l’ai regardée doucement partir, l’esprit dans mon cerveau était anormalement calme, sans doute était-il déjà en train de partir et de lui laisser la place, soulagé d’être enfin libéré de mon carcan. Si l’ambiance s’y était prêtée, j’aurai plaisanté en disant qu’il était comme le chien qui sait que son maitre s’éteint et attend au pied de son lit en gémissant. Je ne sais pas encore si je ne vais pas regretter un peu son départ. Mine de rien, il était devenu une présence constante et presque rassurante. Lorsque les yeux de la fille se sont définitivement fermés, lorsque ses proches ont poussé un cri de désespoir en éclatant en sanglots, j’ai senti cette sensation que je n’avais pas eu depuis longtemps, celle comme si un remue-ménage était en train de se faire dans mon cerveau, que les tiroirs d’un bureau s’ouvraient pour en libérer leurs affaires, une maison en train d’être emménagée et remplie de nouvelles affaires qui ne trouvaient pas pour l’instant leur place. Je suis restée prostrée dans le coin de la porte tout le long de la transition, essayant d’empêcher mes oreilles d’entendre les démonstrations de détresse de ces parents en train de perdre leur fille unique, et lorsque les choses se sont enfin calmées, que la tempête dans mon crâne s’est apaisée, je me suis redressée et j’ai cligné des yeux. La pièce a un peu tangué, le temps que je fasse le focus sur ce qui était en train de se passer. D’un coup, j’ai eu envie de pleurer avec ces parents, de les prendre dans mes bras en leur disant que j’était désolée. Mais étais-je désolée qu’ils aient perdu leur fille, ou désolée qu’ils m’aient perdue ?