Quand nous sommes arrivés à Ellis Island, en 1920, mes parents et moi, afin de suivre mon oncle Phelan, ça a été horrible. Appelés par le récit glorifiant que Phelan nous eut fait de l’Amérique, nous avons été confrontés à une désillusion immense … Nous étions venus au sortir de la guerre en Europe qui avait déjà fait tellement de ravages et qui avait laissé le Vieux Continent sans le sou. Nous ne pensions pas être ici traités comme des animaux, entassés dans de grands navires autour des malades et des mourants alors même qu’à l’étage, les plus riches riaient gaiement et échangeaient des coupes de champagne au-dessus de nos têtes amollies par la fatigue. Mon père avait péniblement laissé, en Ecosse, une ferme qu’il venait à peine d’acquérir ; ayant fui l’Irlande en 1916 à l’occasion de l’Insurrection de Pâques. Nous avions survécu à la famine ; difficilement, et désormais, nous tombions dans un Enfer pis encore. Une fois arrivés en Amérique, nous dûmes passer plus d’une semaine sur l’île, dans un parcage plus que sommaire, réservé en règle générale aux bestiaux en Grande-Bretagne. Enfant, je n’ai plus que de maigres souvenirs de mon passage à Ellis Island néanmoins, je me souviens encore des sensations : la moiteur des corps, la chaleur asphyxiante, les odeurs, l’obscurité des lieux, les figures mécaniques de nos gardiens, armés, et brandissant volontiers leurs canons en direction du premier qui haussait le ton. Ma mère me serrait contre elle, fort, le visage dans la poitrine, pour dérober à mon regard la bassesse de l’Homme. Et candidement, je demandais : « Nous y sommes bientôt au pays des rêves ? » sans savoir que ce pays des rêves était en réalité le cauchemardesque territoire que nous foulions présentement.

Témoignage de John Reilly,
Citoyen et soldat américain, dans ses mémoires.

Pour bien comprendre qui est Ashton, ou du moins qui sont Ashton et Desmond, le premier s’étant façonné en compagnie du second, il est nécessaire de repartir à zéro. Tout jeune déjà, Ash’ s’était révélé comme un jeune garçon fort souriant, téméraire, curieux de tout, rayonnant. Il semblait épanoui, dynamique et heureux. Ses parents, pourtant, au départ, peinèrent à s’occuper de lui et eurent tendance à le confier fréquemment à sa grand-mère, Suzan. La perte de son jumeau était encore une plaie béante qui saignait encore dans le cœur joint des deux jeunes parents qui décidèrent de suivre une thérapie afin de tenter de faire se cicatriser cette mortelle blessure pour l’épanouissement de celui qui a survécu. Ils allèrent notamment se recueillir, un jour, sur la tombe de leur petit ange, à la grande surprise de celui-ci qui, prisonnier du corps de son frère, s’étonna grandement de ce terrible cérémonial sans oser réellement manifester son incompréhension et déposant alors dans l’ignorance la plus totale un bouquet de fleurs multicolores devant la pierre tombale ; sa pierre tombale, de lui qui n’était, en réalité « pas tout à fait mort ». Cela fit sourire malgré ses pleurs sa mère qu’il prit alors chaleureusement dans les petits bras potelés qu’il avait emprunté à sa moitié.

Toujours est-il que l’éducation des deux frères se fit, durant les premières années de leur vie, en compagnie de leur grand-mère. Celle-ci, mère aimante de son père et de ses deux oncles, avait un certain affect pour les enfants et, bien qu’ayant manqué à sa vocation d’institutrice, savait lire, écrire, compter et savait aussi apprendre à lire, écrire, compter. Bien qu’originellement, Ash’ déployait plus d’attrait pour le dessin ; il apprit, sous l’impulsion de Des’, bien plus scolaire et sérieux, à former des lettres, à décrypter des mots, à faire des additions. Mamie Suzan, néanmoins, ne comprenait pas que d’un jour sur l’autre, son petit-fils sache formuler convenablement les différents [e] ou poser une opération à retenue quand le jour suivant, il passait trois longues minutes sur un même mot et devait compter sur ses doigts pour résoudre un simple « 3 + 2 ». Ash’ était un enfant plein de surprises, aux visages différents. Ses parents eux, qui le voyaient assez peu, ne s’en inquiétaient néanmoins pas.

Vivant à Boston comme une grande partie de la diaspora britannique aux Etats-Unis, surtout irlandaise, son père s’était lancé dans le porte-à-porte et, tous les matins, paré de sa plus belle cravate et de son complet noir, il traînait sa lourde valise à toutes les portes de la ville puritaine afin de vendre différents objets électroménagers. Sa mère elle, native de Pittsburgh, s’essayait au mieux dans les théâtres avoisinant pour trouver une pièce qui voudrait bien d’elle ; un film aussi, pourquoi pas, idéalement.

Les seuls souvenirs qu’avaient Ash’ de cette période, c’était les histoires foisonnantes d’anecdotes de sa grand-mère quand, juché sur ses genoux, elle le plongeait dans les récits de Tom Sawyer ou d’Huckleberry Finn ; ou d’autres contes de Mark Twain qu’elle avait en adoration. Il y avait, dans les histoires de ces deux jeunes garçons, un quelque chose de romanesque qui la faisait frémir et qui lui permettait de relater l’épopée des O’Reilly aux Etats-Unis à son petit-fils qui, des étoiles pleins les yeux, entendaient en parallèle parler de cet aïeul qu’il n’avait jamais connu. Dès lors que ses parents le récupérait alors, il se perdait en une longue logorrhée au cours de laquelle il vantait, à son tour, en déformant volontiers les histoires, les exploits de son grand-père qui, dans sa version, bravait les océans en affrontant des krakens ; débarquait à la nage avec sa femme et ses trois fils sous les bras sur les côtes américaines et, parfois même, devenait alors président du monde. Son imaginaire se décupla lors de ses premières années et, accompagné de son jeune frère ectoplasmique, il s’amusait dans sa chambre à mimer les exploits guerriers de ses ancêtres irlandais, fuyant la Grande Guerre en Europe après avoir tué des allemands à la pelle. La consommation, en parallèle, des différents films d’aventure que son père avait dans sa vidéothèque, contribua nettement au développement fantasque des rêveries des deux jeunes enfants. Passionnés par les histoires, et sachant leur mère « actrice », ils s’étaient alors mis à fantasmer la carrière de celle-ci en prétextant, auprès de leurs camarades de classe, quelques années plus tard, qu’elle allait apparaître dans tel ou tel blockbuster, ce qui, malheureusement, n’arriva jamais et leur valut bien des moqueries.

Un jour, cependant, alors que leur grand-mère s’était rendue indisponible du fait d’un rendez-vous médical, les garçons furent emmenés par leur mère à un casting.

« Surtout Ash’, tu es sage, tu ne te fais pas remarquer et tu regardes sans rien dire ! Promis ?
- Promis ! » L’énergie débordante qui le faisait déjà sautiller sur son siège aurait, à l’époque, dû alerter la matrone.

Celle-ci, il s’en souvenait encore, était vêtue pour l’occasion d’une mini-jupe blanche et d’un top rose à paillettes ; les cheveux blonds bombés au maximum, tout en volume et en rondes boucles aériennes qui lui donnait un air des 60’s. Leur mère, Britanny, montée sur ses hauts escarpins, ambitionnait ce jour-là de jouer une jeune fille un peu nunuche dans un long-métrage au rabais proposé pour permettre à un illustre acteur de mettre un peu de beurre dans les épinards. Il n’y avait, en réalité, derrière cette production, aucune volonté artistique ; seulement un besoin pécuniaire qui se comprenait par le manque cruel d’implication de l’équipe technique dont pas un ne trainait les pieds ou ne ronflait à s’en rompre la mâchoire. Seules les quelques candidates présentes ce jour-là pour incarner un second rôle s’étaient parées d’un large sourire qui dévissait leurs lèvres jusqu’à leurs oreilles. Le petit Ash’, escorté par Des’, découvrait lui, avec une joie non-dissimulée, les studios et ne pouvait dissimuler son admiration … Alors c’était ça, le cinéma ? Des caméras partout, des rails de travelling, des fonds verts, des décors édifiés çà-et-là et traduisant des ambiances tantôt westerns, tantôt films noirs type « hard-boiled » ; des types déguisés en aliens ou en chevaux qui discutaient autour d’un café décaféiné en bordure de tournage, des techniciens suréquipés qui couraient dans tous les sens, avec trente-six appareils électroniques branchés aux oreilles, accrochés à leurs casquettes ridicules : c’était donc cela, le paradis ?

BREAKFAST KRACH.
Jeremiah Smith, 1934.

ACTE I, SCENE 1.

Une parcelle d’herbe, environ quatre mètres sur trois, un petit barbecue sur lequel grillaient quelques saucisses, une table avec une nappe blanche quadrillée de quelques liserés rouges ; le mari s’occupait de la cuisson des saucisses, sa femme lisait le New York Post, une cigarette entre les doigts.

L’EPOUSE – Tiens, Wall Street a vu sa valeur s’effondrer ce matin.
L’EPOUX – Oui, Mr. Robinson en a parlé tout à l’heure, quand j’ai été chercher ton journal à la boîte aux lettres.
L’EPOUSE – Il va bien, Mr. Robinson ?
L’EPOUX – Il ne m’a annoncé qu’une bonne et une mauvaise nouvelles.
L’EPOUSE – Dis-moi.
L’EPOUX – Toi ?
L’EPOUSE – Quoi, moi ?  
L’EPOUX – Te dire quoi, toi ?
L’EPOUSE – Me dire quelle bonne et quelle mauvaise nouvelles Mr. Robinson t’a annoncé ce matin.
L’EPOUX – Quand je l’ai croisé tout à l’heure en allant chercher ton journal à la boîte aux lettres ?
L’EPOUSE – Exactement, oui, quand tu l’as croisé tout à l’heure en allant chercher mon journal à la boîte aux lettres.
L’EPOUX – Et tu préfères la bonne ou la mauvaise nouvelle, d’abord ?
L’EPOUSE – Quelle question ? Tu sais très bien quelle nouvelle je veux connaître la première.
L’EPOUX – D’abord la bonne, donc ?
L’épouse s’arrête et le fixe méchamment en jouant avec la fumée de sa cigarette allumée.
L’EPOUSE – Non, bien sûr que non. Pas la bonne. Je veux d’abord connaître la mauvaise nouvelle.
L’EPOUX – Celle que Mr. Robinson m’a annoncé ce matin quand je l’ai croisé à la boîte aux lettres en allant chercher ton journal ?
L’EPOUSE – Oui, celle-là même.
L’EPOUX – Eh bien, la mauvaise nouvelle c’est que Mrs. Robinson le trompe avec son patron, Mr. Anderson.
L’EPOUSE – Oh, je le savais déjà ça.  
L’EPOUX – Tu aurais donc pu annoncer sa mauvaise nouvelle à Mr. Robinson avant qu’il ne me l’annonce.
L’EPOUSE – Mais si j’avais annoncé à Mr. Robinson que Mrs. Robinson le trompait avec son patron, Mr. Anderson, il ne t’aurait pas dit, ce matin, quand tu es allé chercher mon journal à la boîte aux lettres, sa bonne et sa mauvaise nouvelle, la mauvaise étant que Mrs. Robinson le trompait avec son patron, Mr. Anderson.
L’époux retourna les saucisses l’une après l’autre et regarda fixement le ciel bleu, représenté par une grande bâche étendue sur chacun des trois murs de la scène.
L’EPOUX – Pourquoi il n’aurait pas pu ?
L’EPOUSE – Eh bien parce que si je lui avais annoncé, il aurait pensé que je t’en avais parlé d’abord.  
L’EPOUX, en se retournant vers son épouse – Pourquoi tu aurais fait ça ?
L’EPOUSE – Je ne l’aurais pas fait.
L’EPOUX – Alors pourquoi Mr. Robinson aurait pensé que tu l’avais fait ?
L’EPOUSE – Parce que Mr. Robinson pense encore, comme tous nos voisins, que nous sommes un couple parfait qui se dit tout. Et il ignore, comme toi, que moi aussi je te trompe avec son patron, Mr. Anderson.
L’EPOUX – Oui, c’est vrai qu’il pense comme ça, Mr. Robinson.
Ils marquent un silence durant lequel les saucisses continuent de cuire.
L’EPOUSE – Et la bonne nouvelle ?
L’EPOUX – Quelle bonne nouvelle ? Que tu me trompes toi aussi avec Mr. Anderson ?
L’EPOUSE – Non, ça c’est censé être ta mauvaise nouvelle à toi. Un temps. Je veux parler de la bonne nouvelle de Mr. Robinson, celle qu’il t’a annoncé ce matin quand tu es allé chercher mon journal à la boîte aux lettres et que tu l’as croisé et qu’il t’a annoncé que Mrs. Robinson le trompait avec Mr. Anderson, son patron.
L’EPOUX – Oh, oui. La bonne nouvelle. La bonne nouvelle c’est que son patron, Mr. Anderson, avait toute sa fortune dans la bourse de Wall Street. Il est ruiné. Sa femme se pardonne donc de l’avoir trompé avec Mr. Anderson.
Un temps durant lequel sa femme regarde, les yeux écarquillés, le public droit devant elle.
L’EPOUSE – Je me pardonne de t’avoir trompé aussi alors.
L’EPOUX – Quelle bonne nouvelle !
Les saucisses, laissées trop longtemps sur la même face, commencent à brûler. Une fumée épaisse envahit petit à petit la scène.
L’EPOUSE – Les saucisses brûlent.
L’EPOUX – Je sais. Un temps. Quelle mauvaise nouvelle pour Wall Street.
L’EPOUSE – Oui, ça en fait beaucoup aujourd’hui.
La fumée drape l’ensemble des comédiens. Le rideau se ferme.

Britanny a, durant dix-huit ans, cherché à devenir une star du petit comme du grand écran ; en vain. A son fils, Ashton, il lui suffit d’un mois à suivre partout sa mère dans ses auditions ou sur des lieux de tournage où elle faisait de la figuration pour être repéré par un agent, Norbert Dellon-Smith qui, remarquant l’entrain et l’énergie du jeune garçon, décida d’en faire son poulain et le poussa à rencontrer, à Los Angeles, le réalisateur Kyle Ehvenbauch. Quelques essais suffirent pour qu’ils séduisent l’artiste qui ne tarda pas à proposer aux deux parents, dépassés par l’événement, un contrat pour deux films : Devil Dolphins VS Werebots et sa suite, « The Return », lequel était conditionné au succès du premier. Une belle enveloppe de 10 000 pour le premier, et potentiellement 15 000 pour le suivant. Une somme dérisoire pour l’industrie mais plus qu’onéreuse pour un fils d’immigré comme Owen, le père d’Ashton.

Très vite, les choses se précipitèrent. Toute la famille, oncles et tantes compris, partirent alors pour Los Angeles. Là-bas, chose plus qu’inattendue, tout sourit aux Reilly. Le premier film vit son tournage s’étaler sur trois mois. Sortie prévue en juillet 2014. Succès immédiat. Un box-office au-dessus de toutes les attentes. Plusieurs propositions de films qui suivirent. Des interviews à gogo. Une popularité croissante. L’argent coulait à flots. C’est à cette période-là, par ailleurs, que Dellon-Smith fut évincé par la famille qui plaça alors le plus pragmatique de ses membres à la tête de l’empire naissant du jeune Ashton : son oncle, Nolan.
La suite vous la connaissez plus ou moins : presque un film par an. La mort de tante Tina, en 2015. Les frasques de l’oncle Nolan, devenu très ami avec Ehvenbauch. Le scandale de la robe au festival de Gérardmer. La une de Vanity Fair. Une renommée mondiale. Le tournage de différents films d’auteur comme The Evil Inside, en 2018 ; the Faith en 2022 et enfin, The Last House dont la sortie est prévue en janvier 2024 ; en accord avec les prévisions actuelles. Une fois la saga DD&WB terminée et sa notoriété acquise, le jeune Ashton Reilly était désormais perçu comme un des vingt jeunes acteurs les plus influents au monde. Nécessairement, puisque l’appétit vient en mangeant, il se lança dans différentes opérations en devenant l’égérie de plusieurs marques sur le sol américain, se présenta dans de nombreux événements mondains et dépensa plus d’argent que jamais aucun descendant d’irlandais immigrés aux Etats-Unis n’eut pu en dépenser …

Un soir de 2018, juste après une soirée organisée en faveur d’une œuvre de charité par un réalisateur du milieu, Ash’ retourna dans sa chambre d’hôtel luxueuse ; payée plus de 2000 euros la nuitée, et se laissa retomber sur le matelas à mémoire de forme en lâchant un énorme soupir tandis que les larges pans de sa tunique noire se répandait tout autour de lui comme la cape de ténèbres d’un seigneur-vampire. Lui, redressant un peu sa tête avant de pivoter sur son dos, dégagea ses boucles brunes de devant ses yeux et arracha par la même occasion ses larges lunettes fantaisistes aux carreaux en forme de grands cœurs asymétriques. Devant lui, sa tia et son frère jumeau, Des’.

« Je sais. On avait dit 23h, au lit ! Souffla-t-il déjà.
- Ash’, t’en fais pas un peu trop franchement ? Déplora Desmond qui, les mains dans les poches, s’installa dans un fauteuil Stark installé juste à côté de l’immense matelas.
- Pourquoi tu me demandes ça ? Demanda l’intéressé en se redressant sur ses coudes.
- Niño, cet argent te monte de plus en plus à la tête. Tu fais n’importe quoi.
- N’importe quoi. Tout le monde fait ça ! Se justifia-t-il en étendant ses grands bras, ce qui lui donna une véritable apparence de chauve-souris avec sa tunique qui, à la manière de grandes ailes noires, se dressa.
- Je pense que tu commences à te faire manipuler par tonton Nolan, Ash’. Lança alors Desmond en s’humidifiant les lèvres. Il est … Enfin. Tu sais comment il est. On en a déjà beaucoup parlé. Tu sais qu’il a demandé une commission pour que tu viennes ici ?
- N’importe quoi. Tonton Nolan aime le fric, et pas que, ça on le sait tous les deux mais il ferait pas ça. C’est pour les enfants malades quand même cette fête !
- C’est pour le cancer, niño. L’interrompit alors sa tante en croisant ses bras sous sa poitrine, un sourcil relevé.
- Oui, le cancer, les enfants, quelle différence ? »

Les regards réprobateurs de ses deux proches lui firent rapidement comprendre qu’il y avait bel et bien une différence … Le grand brun roula des yeux, s’affala de plus belle sur son sommier et étendit sous ses larges boucles ses bras.

« Je lui en toucherai deux mots demain.
- Je n’aime vraiment pas sa façon qu’il a de jouer de ta position, niño…
- Il ne se joue pas de … Enfin, je veux dire, c’est aussi parce qu’il est là que j’en suis là, en fait.
- Ca c’est ce qu’il veut te faire croire, oui, mais crois-moi : avec ou sans lui, ta carrière aura été sensiblement la même. » Sa main, douce et délicate, posée contre sa joue, lui donna l’impression curieuse d’un morceau de viande en train de cuire poser contre sa peau.

Ses fantômes, lorsqu’il fatiguait, s’étiolait petit à petit, jusqu’à disparaître … Dans le cas de Tina, cette dernière ayant été dévorée par les flammes de l’explosion, elle voyait peu à peu sa peau noircir et un feu brûlant jaillir des pores de sa peau pour l’extraire à nouveau du monde des Hommes, et la faire repartir au plus profond des abîmes ; du moins, jusqu’à ce que les batteries de son neveu ne se recharge et qu’il puisse, à nouveau, la ramener. D’après elle, cependant, elle ne souffrait plus. Elle avait beau disparaître, encore et encore, immolée par un feu dévastateur, elle ne ressentait pas plus que d’habitude la morsure brutale de la Mort qui, désormais, semblait pour elle une plaie quotidienne dont elle s’était accoutumée. Cela faisait toujours de la peine à son neveu, de la savoir ainsi constamment frappée par cet incendie.

Chère Suzan,

J’espère que vous vous portez bien, les enfants et toi. Ici, nous faisons de notre mieux pour conclure au plus vite cette guerre. Chaque jour qui passe me remplit plus encore de fierté. Enfin, j’ai l’impression de pouvoir servir mon pays au sens premier du terme en l’aidant à vaincre la racaille vietnamienne. Même si vous me manquez tous du plus profond du cœur, j’ai enfin l’impression d’être à ma place, en tant que citoyen américain. Si je me bats ici, c’est pour permettre à mes enfants d’avoir un avenir. J’aimerais qu’il soit fier de leur père comme beaucoup d’enfants avant eux se sont enorgueillis des prouesses de leurs aïeux en France ou dans l’Atlantique contre la peste japonaise.

Je vais faire tout ce qui est mon pouvoir pour vous revenir le plus rapidement possible.
Avec amour,

Capitaine John Reilly de la troisième Brigade, première division de cavalerie.
13/03/1972 ; Bien Hoa, Viet Nâm.

Suzan Reilly, née Peterson ; 1926 – 2018.
Ce jour-là, tout le monde a beaucoup pleuré. Ashton aussi. Pour la toute première fois de sa vie, il affrontait le deuil. « Elle va rejoindre l’homme de sa vie, enfin. » disaient les uns pour s’éviter quelques larmes supplémentaires. Non. Pas maintenant. Pas alors qu’il avait, lui, Ash’, le pouvoir de la faire revenir et de la garder égoïstement avec lui, jusqu’à sa fin. Vêtu de son costume sombre, il s’était enfoncé dans le cimetière, pleurant à grosses gouttes, les genoux enfoncés dans la terre, les poings les accompagnant, frappant à répétition le sol dans lequel on l’enterrait. Mamie Suzan, à l’image de son benjamin, Liam, et de ses deux petites-filles, n’avait pas quitté Boston. Déménager à Los Angeles aurait été trop éprouvant … Elle fut donc mise dans le caveau familial ; aux côtés de tous les O’Reilly, devenus Reilly, décédés sur les terres d’Amérique.

« Je veux qu’elle revienne … Je veux … »

Desmond pleurait aussi, si tant est qu’un fantôme pouvait réellement pleurer. Tina elle, tentait de ravaler ses larmes pour faire bonne figure auprès de ses neveux bouleversés.

« Je ne veux pas qu’elle meurt … Pas maintenant … »

Il insultait son don, son incapacité à le maîtriser, à générer qui il voulait, quand il voulait. Il n’ambitionnait pas de ramener Michael Jackson, Luther King ou Jules César ; simplement sa grand-mère et, malgré toute sa bonne volonté, ses cris, son front appuyé contre le sol meuble, il n’y arrivait pas …

« Les garçons … »

Cette voix, comme sortie d’outre-tombe, arrêta Ash’ dans ses râles et le fit lentement se relever. Elle n’avait pas le timbre singulier de celle de sa grand-mère ; au contraire. Elle était plus suave, plus masculine. Lorsqu’il regarda à travers ses boucles la personne qui se tenait dans son dos, il ne la reconnut pas. Il ne connaissait pas ce vieil homme qui avait comme fusionné avec sa chaise roulante, à qui il manquait les deux jambes, et qui avait le visage émacié par la vieillesse.

« Ash’ … Commença à voix-basse Desmond. Il ressemble à …
- … La photo de Papy que Mamie gardait dans sa chambre … »

John Reilly. Revenu d’entre les morts.

Je n’étais qu’enfant quand, par nécessité, ma famille a quitté Porto-Rico. Je me souviens encore de la nuit ; des eaux noires, des corps ballants, des lanternes qui traquaient comme des chiens furieux ceux qu’ils appelaient « les gringos », c’est-à-dire nous. Mon père m’avait installé sur un morceau de bois sale et épineux, clouté par endroit, qui me faisait mal à la cuisse gauche. Il insistait pour que je me taise, appliquant son index contre mes lèvres closes en murmurant constamment « chut ». J’avais peur. Je n’étais qu’une enfant pourtant, mais j’avais terriblement peur. Je ne pensais pas que l’être-humain pouvait être si effrayant … Juste pour une question de pays. Le mien, je l’ai quitté, parce que ma mamma s’est faite tuée pour une poignée de poudre.

Témoignage de Tina Gonzalez, prochainement Reilly.

The Last House : film réalisé par Pete Domrosell, sortie prévue en octobre 2024. Lieu de tournage : l’Ecosse. A bord d’un jet, Ash’ arriva sans peine sur la terre des ancêtres, lesquels ont oscillé entre la République d’Irlande et l’Ecosse au cours de leur Histoire avant de trouver refuge aux Etats-Unis. Depuis le retour de John, Ash’ s’est intéressé à sa famille plus attentivement, se replongeant dans les mémoires de certains, interrogeant ses parents sur certains d’entre eux, découvrant alors des portraits tous plus intéressants les uns que les autres. Il n’était vraisemblablement pas capable de ramener tout le monde, pour des raisons qu’il ignorait mais, sans mal, il avait été capable de faire revenir John, son grand-père, décédé des suites d’une maladie contractée au Vietnam ; il a ensuite fait la connaissance de Phelan, l’oncle de celui-ci, mort en 1905 d’une chute accidentelle d’un chantier de construction ; et enfin de Jeremiah Smith, auteur raté qui s’est pendu en 1936.

Arrivé à Edimbourg, Ashton s’est vu accueillir comme une star. Desmond lui, de plus en plus renfermé sur lui-même, se faisait plus discret et prenait de moins en moins le corps de son frère qui, pourtant, l’encourageait à le faire, soucieux de percevoir en lui un certain malaise croissant … En de rares occasions, principalement nocturnes, Des’ reprenait possession de son hôte, alors endormi, et s’entretenait avec l’un des fantômes revenu d’entre les morts : Jeremiah. Il se sentait différent, particulier, monstrueux, même. Un soir, pour essayer, Des’, ayant entrepris de promener le corps de son frère, se retrouva dans un bar gay de la capitale écossaise. Svelte, au visage anguleux, aux beaux cheveux de jais, il ne tarda pas à trouver compagnie parmi les quelques habitués du club. Il se sentait enfin lui-même, dans les bras d’un inconnu, qui venait déposer de maigres baisers contre ses lèvres, l’enivrant alors totalement … Cependant, dans un éclair de lucidité, il se refusa à plus, le repoussant et allant se perdre dans les ténèbres écossaises en maudissant sa mort et sa malédiction ; celle de n’être en définitive qu’une partie d’un agrégat. Il ne pouvait se résoudre à faire cela, pas avec un corps qui n’était pas le sien …

Ecclésiaste 7 : Non, il n’y a sur terre point d’homme juste qui fasse le bien et qui ne pèche jamais.
Puissent ces paroles vous inspirer et guider chacun de vos pas. Toute personne en ces lieux, et quiconque en dira le contraire se verra nécessairement puni par le Très-Haut, a déjà emprunté un chemin sombre ; une allée parallèle aux sillons les plus lumineux qui se proposaient à eux. Tel est le poids de l’Humanité. Confronté aux illusions de l’Adversaire, elle s’efforce d’agir pour plaire à notre Père à tous mais est parfois trompée par le Satan. L’important, dans chacun de vos actes, reste encore votre motivation. Nous ne sommes pas des parangons de vertus comme notre seigneur Jésus-Christ ou Saint-Pierre, mes amis, nous ne sommes, en définitive, que des hommes. Il nous est permis de pécher et de nous détourner de la voie du Seigneur. Cependant, il est nécessaire que nous nous repentions si tel vient à être le cas un jour.

Extrait du sermon de Wyatt O’Reilly, 1855.