Je ne suis pas resté très longtemps fils unique, bien vite rejoins par une sœur, et par tous les autres après. Mes parents ont toujours rêvé d’avoir une grande famille heureuse, ils en avaient les moyens alors ils ne s’en sont pas privé. Ils ne nous ont jamais négligés et on n’a jamais manqué d’amour mais nous, les aînés, nous avons rapidement dû apprendre à jouer les parents de substitution pour aider les nôtres à tenir le coup entre le travail et les plus jeunes. Le pire, je crois, c’est quand les triplés sont arrivés. Ils n’avaient pas du tout prévu le coup et nous non plus à vrai dire mais il a bien fallu s’y plier. Rien que d’y penser, j’entends leurs pleurs incessants. Il suffisait qu’un s’y mette pour que les deux autres suivent le mouvement, c’était infernal.

J’aime mes frères et sœurs, tous, et j’adore mes parents mais j’ai eu l’impression de grandir trop vite et d’étouffer à la fois. Paradoxal, non ? Disons que je n’ai pas eu l’enfance ni l’adolescence de mes amis : pas de soirées pyjama, pas de « boum », pas d’activité extra scolaire en club, sans compter Arthur qui ne me quittais jamais. Heureusement, j’avais l’école. C’était une véritable bouffée d’air frais : je n’étais plus le grand frère vers qui on se tournait mais quelqu’un à part entière, j’existais en tant qu’Individu et pas comme membre de la famille.

C’est en cours de techno et d’arts plastiques que je m’épanouissait le plus. Puis sont venues les expériences en physique chimie et j’ai compris que j’étais plus qu’une aide pour mes parents, que je pouvais faire plus que simplement donner des bains et passer des pyjamas. Je voulais comprendre les choses, les manipuler mais surtout créer. J’ai toujours été admiratif de ceux qui inventaient et créaient de leurs mains que ce soit en art ou en sciences.

Peut-être que c’est ça, l’effet des gènes d’Arthur sur moi et rien de plus. Je l’espère en tout cas et, de toute façon, j’ai travaillé d’arrache-pied pour ne pas emprunter le même chemin que lui. A ses yeux, je suis son digne successeur et c’est sans doute pour cela que j’ai préféré m’orienter dans les arts professionnellement parlant : je ne risquais pas de mourir tué par une peinture que j’avais réalisée. Je m’y suis donc consacré, laissant de côté les sciences et le bricolage puisqu’en dehors des cours, mon temps appartenait à ma famille.

Une fois mon bac en poche, j’ai souhaité partir pour vivre enfin ma vie, loin des devoirs et des bains à superviser, loin des cris et des chamailleries ou des sollicitations constantes. Entre ça et Arthur qui refusait (et refuse toujours d’ailleurs) de me laisser une seconde de répit, il fallait que je parte, que je retrouve un semblant de calme. Avec le soutien de ma famille, j’ai fuis Bordeaux, pour aller sur Paris et commencer des études en histoire de l’Art à La Sorbonne. Rien que ça hein ? J’aurais préféré intégrer une école d’Art mais je ne me suis pas assez détaché des artistes dont j’admirais le travail et ça, c’est un problème que je traîne jusqu’à maintenant. Au moins, j’ai pu rester dans le même domaine et les études se sont révélées plus plaisantes que ce que j’avais cru mais il me manquait quelque chose.

J’avais besoin de faire quelque chose de mes mains alors après les cours, je me suis mis à bricoler. J’ai commencé par essayer de réparer ce qui tombait en panne chez moi ou ce que je cassais, et puis j’ai eu envie de fabriquer quelques jouets pour mes plus petits frères et sœurs, entre autres. Mais au bout d’un moment, je ne me contentais plus des heures après les cours pour manipuler et c’est là que le cursus de conservation et de restauration m’a tendu les bras. À côté du master, j’ai suivi une formation pour apprendre à restaurer d’anciens objets électroniques, des VHS,…

C’est pendant ma première année de Master que j’ai rencontré Lucie. Nous étions une petite promotion alors nous sommes tous devenus rapidement plutôt proches. Lucie et moi, nous semblions être sur la même longueur d’ondes bien que nous nous tournons autour pendant pratiquement l’intégralité des deux ans de notre master. Peut-être parce que nous avions peur de gâcher une belle amitié ? Que si cela ne se passait pas bien entre nous, cela jette un froid sur tout le groupe ? En tout cas, en soirée, nous étions toujours collés l’un à l’autre et c’est à la fin de notre cursus, à la soirée de fin d’études que nous nous sommes embrassés. Comme si nous étions à la fois pressés par l’échéance mais à la fois soulagés de la voir s’approcher.

Une fois nos diplômes obtenus, nous nous sommes installés ensemble et j’ai commencé à travailler au musée de la vie romantique. Je n’y comptais pas mes heures parce que j’adorais mon travail et parfois, il m’arrivait de profiter de l’atelier pour travailler sur mes propres projets. J’avais l’impression d’être enfin vivant et libre, je n’avais de compte à rendre à personne et je faisais ce qui me plaisait réellement, sans contraintes. J’appréciais autant le temps passé au travail ou dans mon bureau à bricoler que sur le canapé, la tête de Lucie sur mes genoux, mes doigts s’emmêlant dans ses cheveux devant un film que je regardais à peine, trop occupé à masser la jeune femme qui partageait ma vie. Je l’ai aimée comme je n’avais jamais aimé personne, mes anciennes relations faisaient bien pâle figure à côté d’elle. Je pensais que ce rythme de vie lui convenait autant qu’à moi alors je l’ai demandée en mariage et elle a accepté. Je pensais pouvoir vivre ainsi pour toujours, partager ma vie avec elle, vieillir à ses côtés. Malheureusement, je n’ai pas vu son sourire s’étioler.

[TW : Infidélité]
Je n’ai pas vu les signes et, quand je suis rentré ce soir là et que la dispute a éclaté, j’ai cru voir mon monde s’effondrer. Pour dire, même Arthur qui trouvait toujours quelque chose à redire ou à me reprocher d’ordinaire, n’a pas prononcé un mot. Il était là, à côté de nous alors que le ton montait et que Lucie me balançait ses reproches, sa grossesse et son infidélité à la figure. Énervé, je suis sorti prendre l’air pour ne pas exploser et quand je suis revenu, il n’y avait plus que le silence et mes affaires. Celles de la femme qui aurait dû être celle de ma vie avaient disparues. Elle ne m’avait même pas laissé sa bague de fiançailles. Puis, après quelques minutes, mon fantôme a repris la parole, comme si de rien n’était, comme si ma vie ne venait pas de voler en éclat.

Je n’ai pas eu la force de rester sur Paris, tout me rappelait à elle et aux moments que nous avions partagés. En quatre ans de couple et six d’amitié, nous en avions fait des choses. Je me surprenais même à espérer la voir m’attendre devant mon travail ou mon immeuble alors je compris qu’il fallait que je parte pour guérir. Je ne pouvais pas le faire si la plaie était constamment réouverte. Il était hors de question que je retourne chez mes parents, j’avais trop pris goût à la liberté pour me retrouver à nouveau enfermé et c’est quand j’ai vu l’offre d’emploi au Scottish National Portrait Gallery que j’ai fait mes bagages, rendu l’appartement et que je suis parti, comme ça, sur un coup de tête. J’avais besoin de changer d’air et quoi de mieux que de changer complètement de pays ?