Yoni Tayeb

(tw : homophobie et sexisme, escroquerie, maladie et décès)

I
avril 2018
Les portes s'ouvrent sur le local qui sent encore le solvant de peinture. L'index de Yoni désigne les meubles imaginaires dont il attend la livraison. Là, la table avec les sorties récentes. La poussière des travaux colle aux vitres et filtre la lumière. La caisse de ce côté, parce qu'il y a toutes les prises sur ce mur. C'était pas l'idéal mais on fait avec ! Les roues du fauteuil de ta mère grincent alors qu'elle examine l'espace. Ses yeux gris brillent de fierté. Ca sera le coin enfant, à côté des bandes dessinés. Le bâtiment est plus vieux que celui du grand magasin où Yoni travaillait jusqu'à Noël dernier. Les poutres soutiennent un plafond haut. Alors, t'en penses quoi ? Le coin de ses yeux se plissent pour accompagner son sourire. Après un silence, elle critique la couleur choisi pour les murs et l'absence d'un tapis pour camoufler les imperfections du parquet. Deux tables seront mieux qu'une car elle ne pourra jamais contenir seule toutes les sorties de septembre. Elle finit par une tape sur la joue de son fils unique et un mot : félicitations.

II
septembre 2020
Le jour de l'enterrement, il fait beau. Yoni regarde le bleu du ciel plutôt que les visages désolés de ses proches. Ils ne sont pas nombreux à avoir fait le déplacement. Sa mère était une femme au fort caractère qui disait haut et fort à tous ceux qui voulaient l'entendre qu'elle préférait être seule qu'accompagnée par des hypocrites et des lâches. Ceux qui se sentaient visés se sont éloignés d'elle naturellement. Les amis qui la pleurent sont des personnes qui l'ont vraiment connue pour qui elle était, avec ses qualités et ses nombreux défauts. En retrait, la tête baissée se trouve les hommes venus pour soutenir ton père. Ils sont des collègues ou des anciens clients, deux amis de fac et les voisins avec qui il joue au bridge le jeudi. Ils forment un mur habillé de noir qui ne pleure pas.

Yoni tourne les yeux dans leur direction et se demande s'il les sacrifierait pour faire revenir sa mère.

— Maman n'est pas morte.

L'incantation est chuchotée. Le décor ne change pas. Le cerceuil s'enfonce dans le trou rectangulaire. Il attend trois secondes, le coeur battant. Ca n'a pas fonctionné à l'hopital, mais ici, peut être que...

— Maman n'a jamais été malade.

Les larmes déforment ses mots. Une cousine sort un mouchoir pour essuyer ses joues noircies de mascara. Il déglutit et tente de maîtriser les tremblements dans sa voix.

— Rebecca Tayeb est en bonne santé.

Mais rien ne change. Personne ne l'écoute.

III
janvier 2023
— Rentré !

Sa voix raisonne étrangement. Il n'y a pas que les yeux qui peuvent constater qu'une pièce est vidée de sa substance. L'oreille sait plus qu'on ne le croit et l'instinct devine les choses avant que le cerveau ne les accepte comme des faits. La porte se ferme derrière Yoni, le piégeant dans un appartement sombre et froid.

— Lars ?

Il dépose les clefs dans la coupelle. Celles de son petit-ami y sont également. Ca ne lui ressemble pas de partir en les oubliant. Lars a une mémoire que tout le monde admire. Il ne connait ni la précipitation ni la spontanéité. Les deux hommes se complètent sur ce point.

— Lars ?!

Yoni passe la tête dans la salle de bain où la douche ne coule pas. Il ne repère pas que le flacon de parfum bleu en forme de corps masculin a disparu. Tout le reste est intouché. L'absence est plus frappante dans la chambre. La moitié de la penderie est vide. Dans l'entrée, la paire en cuir brun brillant n'est plus dans le petit meuble, ni les baskets blanches immaculées qu'il frottait avec sa brosse deux soirs par semaine.

L'incompréhension est un sentiment puissant. Il est le premier à monter pour préparer à ce qui vient après. Le coeur s'accélère. Les yeux passent d'un objet à l'autre pour trouver un point d'ancrage. Les mains voudraient s'agiter alors que les jambes, au contraire, se raidissent. Yoni se précipite sur son portable pour taper un message. Une question bête. Tu es parti ? Il a appris le finnois pour ce gars. C'est une langue affreuse avec un vocabulaire infini et des mots formés par l'agglomération de syllabes difficiles à prononcer. Lars ? Ils ont une visite, demain. L'annonce listait tout ce qu'ils cherchaient dans une maison. Elle devait être la bonne. Rentre. On va en parler. Deux ans investis avec ce grand blond, le parfait enfant scandinave avec sa mâchoire coupée au burin et ses yeux clairs. Lars ? Je m'inquiète... Dis moi que tu vas bien.

IV
janvier 2023 (bis)
— Tout ce que je dis, c'est que ça ne te serait pas arrivé avec une femme !
— Papa, tu passes tes journées à dire que Camilla est une connasse perfide et attirée par le pouvoir ! Qu'est-ce que tu racontes encore...
— Oui, mais tu vois, les femmes, quand elles obtiennent ce qu'elles veulent, et bien elles restent ! Diana, elle est partie parce qu'elle ne voulait pas le pouvoir, elle voulait l'amour et elle ne l'a pas eu. Camilla, elle voulait le trône et elle l'a ! Les hommes, ils prennent et ils partent.

Son poing fripé s'agite pour appuyer ses paroles. Des postillons accompagnent son dernier mot craché avec rage. Les hommes partent. De l'expérience de Yoni, les femmes partent aussi. Les deux sexes sont à égalité quand il s'agit de briser un coeur. Lars est le seul à avoir vidé le compte joint et volé les objets de valeur en passant. Toutes les économies d'une vie qui ont disparu. L'argent était supposé servir d'acompte pour l'achat de la maison. Lars le beau parleur l'avait convaincu de mettre leurs deux noms partout.

— Je pensais t'avoir élevé moins con qu'ça.
— Roh, c'est bon papa. T'es pas Einstein non plus.
— Mais moi, j'ai un toit au-dessus de la tête je te signale ! Je ne dors pas sur le canapé de mon père ! Je t'en...

Une quinte de toux l'arrête dans sa colère. Il tire de sa poche un mouchoir en tissu dans lequel il crâche un glaire écarlate. Yoni dépose un verre d'eau sur sa table de chevet.

— Je visite un truc demain. Je partirais bientôt.
— Avec quel argent, hein ? Un déménagement, ça coûte cher, il faut payer l'accompte et les frais.
— Je me sépare d'un de mes vendeurs.
— Ta mère n'aurait jamais dû t'encourager là-dedans. Un commerce, à l'âge que tu avais, c'était une folie. Tout ça parce que ça lui rapellait son père. C'était une utopiste, ta mère. Une utopiste ! Elle refusait de voir les défauts du monde. Pourtant, il y en avait, même à notre époque !...

Parfois, Yoni se demande si son père et lui parlent de la même personne. Il ne l'a jamais trouvée utopiste, au contraire. Il se souvient d'elle comme une femme en colère contre la société, désireuse de remonter ses manches pour changer ce qui devait l'être. Elle aimait l'art et était sensible à la littérature, ça ne faisait pas d'elle une rêveuse déconnectée de la réalité.

— Plus tu vieillis, plus tu deviens bête. Bonne nuit papa.

Un baiser sur le front dégarni et Yoni sort de la chambre.