Callie Green

« -Callie. Je te promets que j’ai changé. Je suis plus le même qu’avant.» Il est dix-neuf heures et je sors à peine de chez moi. Il est là, un sourire et des fleurs en main, la mine pleine d’espoir et le regard brillant d’un truc que je n’avais jamais vu chez lui.  Il y a encore seulement quelques mois, je me serais sans doute jetée dans ses bras. J’aurais sans doute dis oui, oui, oui et encore oui. J’aurais encore effacé de ma mémoire toutes les choses qu’il m’a fait subir sous prétexte que nous étions ensemble et que moi, je n’étais pas parfaite. Il y a encore quelques mois, je lui aurais laissé sa chance, j’aurais laissé cette séparation derrière nous et je me serais laissée aller à ressortir avec Jules , le garçon de mes rêves. C’est étrange comme la situation change et comme nous deux, ce n’est plus la même dynamique. Ce qui est le plus bizarre dans tout ça, c’est que Jules n’a jamais été aussi amoureux de moi que depuis qu’on s’est séparé. « -Ça sert à rien de le dire aux autres. Ils ne comprendraient pas. Et puis ton frère va faire tout un scandale » Il disait , Jules alors qu'il se blottissait contre moi. Il s'accrochait à mes t-shirts trop grands , les serrait entre ses mains, quand il glissait son nez dans le creux de mon épaule et qu'il reniflait à plein nez. Il me serrait fort, Ju. Je me sentais aimée quand il me serrait contre lui comme ça. Et moi, je glissais mes mains  dans ses cheveux. Je me blottissais contre lui. J'espérais que si je le serrais assez fort , il se rendrait compte. Alors j'ai câliné. J'ai donné de l'amour. J'ai gerbé tous les sentiments coincés à l'intérieur. J'ai donné. Et j'ai donné. Je me suis asséchée de tout l'amour que j'avais pu avoir pour lui . Doucement , tout doucement, jour après jour, mois après mois, il a vidé , jusqu'à la dernière goutte d'amour qui se terrait en moi. Et il avait tout pris et je m'étais laissée aller. Drainée. Épuisée. Et jusqu'au bout je m'étais accrochée à l'idée qu'il comprendrait. Jusqu'à ce que moi-même je ne comprenne plus. J'ai perdu quatre années à espérer. J'ai perdu quatre années à essayer encore et encore.  Et j'ai écouté personne d'autre. Ni ma famille d’accueil, ni Rhys, ni mes quelques amis du lycée. Ni même tous les autres autour.  J'ai pardonné jusqu'à ne plus être capable d'en vouloir pour quoi que ce soit. J'suis devenue insensible à ses tromperies. J'suis devenue insensible à ses mensonges , j'suis devenue insensible à ses promesses et puis j'ai fini par être insensible à son amour. Ça s'est fini quand ça a commencé pour lui , je suppose. C'était trop tard.

Alors plus jamais. Plus jamais quatre années de ma vie perdu dans des garçons qui me cachent. Plus jamais quatre années de ma vie pour des garçons qui mentent, pour des garçons qui trompent. Plus jamais quatre ans de ma vie avec Jules ou avec un autre Jules. C’est fou, tu sais, comme la dynamique de notre couple a changé. Comme il est devenu différent avec le temps. J’en sais rien. Il jure par tous les saints qu’il a changé pour le mieux. Il jure par tous les saints qu’on est fait pour être ensemble maintenant que j’ai plus envie de le voir. Qu’il fera de belles études et qu'il s'occupera de moi, qu'on finira par se marier. Il me promet que je n'aurais plus à vivre cette vie-là. Et je pourrais. Je pourrais le croire, tu sais ? Je pourrais lui laisser sa chance et me dire qu’on part sur de nouvelles bases plus saines. Je te l’ai dit. Il a tout aspiré  à l’intérieur de moi. Il m’a pris tout ce que j’avais d’amour à lui donner. Tout ce que j’avais de patience aussi. Alors je suis passée à autre chose. J’ai décidé d’être un peu plus moi-même. Un peu plus à l’écoute de mes propres besoins aussi. Du moins, c’est ce que j’essaie de me faire croire. Parce que dans les faits, je sais très bien que je devrais arrête de lui parler complètement. Je sais qu’il y a trop de soirs où je me laisse trop tenter par ses sourires, par son visage, par ses mains qui prennent les miennes. Je suis pas si bête, pas si naïve pour croire que tout ça c’est autre chose qu’une histoire de physique. De possessivité maladive. Parce que j’ai subi des crises de jalousie, aussi. J’ai vu son regard meurtrier à chaque fois qu’un autre garçon me parlait ou s'approchait trop de moi. « -Il n’y a que moi qui pourrait t’aimer comme ça. » C’était toujours ce qu’il me répétait, comme un mantra à apprendre par cœur. Comme comptine censée me rassurer. Le pire c’est sans doute que ça marchait. C’est sans doute que je le croyais, tu sais ? Et qu’au fond, j’ai encore cette petite voix au fond de moi qui me dit qu’il avait peut-être raison. Qu’il est peut-être le seul à pouvoir m’aimer telle que je suis.


Rhys et moi, c’est vite devenu fusionnel. On n'avait pas le même sang mais ça ne nous a jamais empêché d’être proche comme de la famille. Il était déjà dans notre famille d’accueil depuis deux ans quand moi, je suis arrivée. On a vite commencé à se dire que pour survivre, on ne devait pas se mettre des bâtons dans les roues. Notre famille d'accueil n'était pas maltraitante, mais si tu t’attends à une vie de grand luxe, c’est un peu loupé. Pas d’anniversaires, pas de noël et pas de foyer chaleureux où on se sent bien. La chambre, c’était une sorte de dortoir où les gosses défilaient les uns après les autres. Y’en a qui sont restés deux mois, d’autres étaient là pour seulement une semaine ou deux et certains passaient toute une année chez nous. Rhys et moi, on était les seuls qui étaient là de façon permanente. Ça a aidé à créer une relation privilégiée. Les repas se faisaient dans le salon, autour d’une immense table en vieux bois complètement tachée et brûlée et la plupart du temps, on bouffait des légumes bouillis.  On n'avait pas le droit de regarder la télévision et encore moins le droit de trainer dans la maison.  On devait être dans notre chambre à faire nos devoirs où dehors à la limite. Le couvre feu était à 18H30. A 18H35, la vieille fermait la porte à clé et il fallait dormir dehors. Les douches étaient chronométrées à 10 minutes en comptant qu’il fallait se rhabiller et se coiffer. On était inscrits dans une école catholique parce que la vieille espérait nous foutre du plomb dans la tête et nous faire découvrir Dieu.  On n'avait pas le droit de les appeler maman ou papa. Il fallait les appeler madame et monsieur Strachan.

La mère Strachan était très loin d’être douce mais en même temps, elle n'avait jamais fait de mal à aucun d’entre nous. On mangeait à notre faim, on avait toujours des vêtements propres qu’elle s’appliquait à repassé tous les matins et mise à part son amour pour les jeux à gratter dans lesquels elle cramait les chèques de pensions qu’elle recevait par l’état pour notre garde, on ne pouvait pas vraiment lui reprocher quoi que ce soit. Au contraire, à vrai dire. Elle nous écoutait, tant qu’on était polis et respectueux et s’impliquait dans nos problèmes. On avait toujours des draps propres mais il fallait faire notre lit au carré tous les matins. C’est devenu une habitude, d’ailleurs. Mon lit est toujours fait au carré. Rien qui dépasse et pas beaucoup de fioriture au niveau de la décoration. Si on laissait traîner des choses sur nos tables de nuit, tout était foutu à la poubelle ou confisqué. On avait chacun un coffre au pied du lit où on pouvait ranger toutes nos affaires. Sur la table de nuit, on avait le droit à un seul cadre photo. C’est tout.  Moi, j’avais une photo de moi avec mon grand père. Il sourit et encore aujourd’hui, cette photo est sur ma table de nuit.  C’était pas une enfance chaleureuse mais, elle est ponctuée de rires et de bêtises qu’on faisait dans la rue avec Rhys.  C’est pas à ce moment-là, que le tableau s’est assombri. J’ai vite compris que c’était une chance d’avoir un toit sur la tête, de la nourriture dans le ventre et quelqu’un sur qui compter.


On réalise la chance qu’on a quand d’un coup on se retrouve sans rien. En premier, ça a été Rhys qui a été mis à la porte dès ses dix-huit ans et qui s’est retrouvé dans la rue, sans rien ni personne pour prendre soin de lui. Le père Strachan est resté droit comme un i à côté de son lit à le regarder emballer toutes ses affaires. Il a sorti un billet de 50 livres de son portefeuille et lui a souhaité bonne chance. Et voilà. Du jour au lendemain, il a été mis à la porte sans aucune cérémonie. Son sac à dos sur une épaule, un billet de 50 dans les poches et un petit papier avec noté l’adresse de plusieurs centres d’hébergement d’urgence pour jeunes majeurs. Quelques mois plus tard, ça a été moi. Dans la même situation. Un billet dans la poche et aucune solution viable. A ce moment-là, je ne sortais déjà plus avec Jules et Rhys vivait dans une vieille voiture qu’il a réussi à choper, ne me demande pas comment. On s’est installé à deux là dedans. On survivait de petits larcins, on piquait les portefeuilles des petites dames et des monsieurs dans les beaux quartiers. On se racontait qu’un jour, on aurait une super belle baraque dans l’une de ces rues. On montait des arnaques à la con qui nous rapportait que tes peu d’argent à la fois. Rhys partait de plus en plus loin dans ses délires. Moi, je voulais pas faire de trop grosses conneries parce que je voulais pas souiller la mémoire de mon grand-père. Sur le moment, je crois que je n’ai pas vraiment réalisé que Rhys était en train de prendre un chemin très dangereux. Il s’est enfoncé dans des histoires de plus en plus bizarres dont je ne voulais vraiment pas entendre parler sous peine de ne plus être capable de profiter du fric que ça rapportait.


J’ai fini par céder à la facilité, un soir. J’en avais marre d’avoir faim et froid. J’en avais marre de la soupe populaire et des douches dans les foyers pour jeunes femmes en détresse. J’en avais marre de piqué des paquets de gâteaux et de devoir courir pour ça. J’ai appelé Jules. Pas vraiment par amour, mais parce que je voulais dormir dans un vrai lit. Avoir une vie normale. Je me suis dis qu’après tout, c’est pas comme si on ne s’était jamais aimé, lui et moi. On a passé une bonne partie de l’adolescence ensemble. Je voulais pas abandonner Rhys, mais je voulais pas qu’on continue à vivoter encore des mois et des mois comme ça. Après un hiver dehors, j’ai compris que parfois, y’a des gens qui doivent faire des choix. C’était pas un choix glorieux mais, je l’ai fait.

Rhys n'a pas supporté qu’on se sépare. Il a pas supporté que j’ai un copain et là-dessus, Jules avait plutôt raison depuis le début. Je ne m'étais pas rendu compte à quel point il était devenu violent et malsain avant que ce soit trop tard. Un soir, Rhys est venu me chercher et il m’a tiré par le bras pour qu'on rentre à la maison.  Une bagarre à éclatée, je ne sais pas trop comment c’est arrivé mais, un coup de couteau est parti. Je pense pas que ce soit la peine de s’étaler sur le sujet, en vérité. Ça a mal fini et Rhys a vite été retrouvé par la police, Jules a décidé qu’il valait mieux qu’on en reste là. L’amour était terminé depuis un très long moment, de toute façon. Je me suis retrouvée toute seule pour la première fois de ma vie. Vraiment toute seule. Il a fallu survivre.


J’ai fais ce que j’ai pu, comme j’ai pu. J’ai réussi à trouver des petits boulots de merde et des colocs dans les pires endroits de la banlieue. J’ai vécu avec des gens pas toujours recommandables. J’ai eu des soirées cheloues, à suivre des gars dans des histoires bien sombres. J’ai eu des relations à la cons, abusives, usantes. Et un matin, j’ai piqué un portefeuille et c’était le gros lot. Une grosse liasse de billets, un ticket gagnant au loto et ma vie se retrouve complètement changée du jour au lendemain. On me sourit quand j’arrive à la banque et j’ai même un gars dont le boulot est de me rendre encore plus riche sans que j’en branle pas une. Il fait des placements dans des trucs, je n’y comprends pas grand chose mais, je m’en fous un peu en vrai. Ce n'est pas le plus important. Le plus cool, c’est que je peux m’acheter une super baraque dans un quartier de gens blindés à mort, des sacs à mains de marques et tout un tas de trucs complètement inutiles mais formidables. Je peux bosser pour m’amuser. Faire des grandes fêtes avec des gens que je connais pas et je me suis découvert des passions super chelou genre, les plantes. Y’en a plein mon salon et je passe des heures à lire sur internet comment m’en occuper. J’ai un chien super mignon qui me suit partout, que j’ai nommé cream cheese et j’ai un immense terrarium tropical avec un magnifique Morelia Viridis qui s’appelle Mouse.  Chez moi, c’est beau et c’est propre et j’ai un placard plus grand que le dortoir où on dormait à 6. Je m’amuse comme une dingue à rendre chèvre mes voisins et je me suis promis que je n’aurais plus jamais de mecs abusifs, toxiques, contrôlants et jaloux.  C’est assez génial.


La quête est illusoire. Je ne sais jamais ce que je compte trouver. Ce que je veux prouver et à qui. Tout ce que je sais c’est que j'ai besoin d’exister. Parfois, juste quelques heures dans la vie de quelqu’un d’autre. Dans des maisons où il fait toujours chaud, où les gens ont de grands portraits de famille au-dessus de la cheminée. C’est peut-être pour ça que je choisis cette maison parmi toutes celles de la rue. La maison est calme. C’est le genre de maison qu’on voit dans les films, où tout est propre et où tout à l’air cher. Les lumières sont toutes éteintes mais les volets ne sont pas fermés. Il n’y a pas d’alarme et puis j’aime bien le nain de jardin rigolo qu’ils ont posé sur le bord du porche. Je suis rentrée assez simplement, par la porte arrière qui donne sur la cuisine. C’est le genre de maison dans laquelle je ne me sens pas vraiment à ma place. J’ai jamais été vraiment à ma place nulle part de toute façon mise à part dans la grande baraque vide que j’essaie de combler de trucs qui m’appartiennent pas pour donner un peu d’histoire aux lieux. Je suis pas du style à venir pour détester les gens ou les jalouser. Je ne viens pas non plus pour piquer les trucs des gens. Parfois, je garde un souvenir, une babiole dont personne n’a vraiment besoin. Un bibelot ou une photo piquée dans les albums de famille. Je collectionne ça sans trop savoir comment l'expliquer. Quand je me pose chez moi et que je regarde les photos que j’ai volé, je souris devant toutes ces familles heureuses et ça calme un peu les peurs que je refuse de montrer. C’est bizarre de se dire qu’ici y’a que quatre personnes  alors que y’a de la place pour une famille de six au moins. Mes doigts passent distraitement sur les murs, distraitement sur les meubles. Je regarde les signes de richesse habituels, ceux qui disent : “Je gagne cinquante fois plus que toi,  FDP”. A part ça, c’est assez vide, en fait. J’ai l’impression qu’ils ont rempli leur maison de souvenirs, plus que de richesses. Des photos tout le long du couloir , le meuble à chaussure où je peux deviner le nombre d’habitant et les meubles tout propres aux tiroirs pleins de papiers.

Enfin. Je tombe sur ce que je cherchais. Le grand salon avec le canapé familial. Un ordinateur portable laissé à l’abandon sur la table basse et une immense télévision encadrée par un grand cadre de bois. Je sors mon téléphone et je prends une photo parce que c’est joli, les télévisions encadrées. Je veux ça, chez moi.  Au-dessus de la cheminée, il y a trois grandes photos fièrement accrochées au mur et j’en décroche une pour observer les quatres membres de la famille sourire à l’objectif. Un papa, une maman, deux beaux garçons qui ont l’air de rendre très fier leurs parents. Le père a une main sur l’épaule du plus grand, il sourit parce que le grand tient son diplôme entre les mains. La mère tient l’épaule du plus petit à qui il manque une dent.  Il sourit quand-même. Je prends les escaliers. J’ouvre doucement les chambres. Tout est ordonné, même le bordel. C’est pas comme à la maison, quand je devais tout ranger dans un coffre. Il y a des choses qui débordent des tiroirs mais, c’est esthétique parce qu’ils sont riches. Ça ressemble aux catalogues ikea mais c’est aussi un peu plus vivant. Ça se voit qu’une famille vit ici. Qu’ils rient ensemble ici. Qu’ils pleurent ensemble ici. Moi, j’aime bien prendre mon temps quand je suis dans les maisons des autres. Je m’imagine dans ces endroits-là.  Je fais semblant que je suis un membre de la famille, je regarde tous les petits détails de leurs vies. Souvent, je prends un souvenir qui ne manque à personne. Je le garde pour moi, pour faire semblant que j’ai une famille moi aussi. Un endroit où on m’aime. C’est sans doute bizarre.  Parfois, je fais semblant qu’on m'appelle en bas pour dîner, je descends les marches et je vais regarder la télévision après m’être cuisiné quelque chose. Je fais la vaisselle après manger et je rentre chez moi quand j’ai terminé d'observer la maison.  Quand c’est terminé, je repars par là où je suis venue en emportant le cadre sous le bras.