Orion Elbaz

Tu es simplement perdu. Quand Hunter entre dans ta chambre en effleurant ta main, tu sens ton cœur s'emballer comme à chaque fois qu'il te touche par inadvertance. Tu ne comprends pas pourquoi tu ressens tout ça. Tu comprends pas pourquoi ça s’agite à l’intérieur mais… C’est là. C’est là. Tu ne cherches pas vraiment à comprendre d'ailleurs. Mais quand tu le regardes, il te provoque des choses que les filles n'ont jamais provoquées en toi. Ça te fait un peu peur. Parce qu’au fond de toi, tu sais. Ce n’est pas nouveau, ça a commencé quand t’étais encore qu’un tout petit bonhomme. Tu ne voulais pas d’amoureuse. Tu trouvais que les garçons étaient bien plus jolis que les filles. T’as très vite compris que c’était pas la norme. Avant même d’avoir su le formuler correctement, d’ailleurs. Tu détestes ce qu’il se passe, alors tu préfères ignorer. Tu fais celui qui ne voit pas. Tu as pris l’habitude d’ignorer les rapprochements étranges. C’est quelque chose que tu gardes comme un secret honteux et un peu sale. Tu te persuades que tu te fais des films.

Tu allumes simplement la console. Vous vous posez sur les coussins au sol, manettes en main. Tu tentes quelques sourires, mais tu n'insistes pas quand il détourne le regard. C'est un peu silencieux entre vous, parce que ta réaction à son contact ne lui a pas échappé. Ça te rend nerveux. Tu fixes ton regard sur l’écran pour ne pas avoir à penser à toutes les questions qui te brûlent de l’intérieur. Est-ce qu’il sait ? Est-ce qu’il trouve ça dégoûtant ? Est-ce qu’il arrêtera de te parler s’il comprend ? Est-ce qu’il va le dire aux autres ? À tous vos amis en commun. Tout le monde va l’apprendre. Tout le monde saura ce que tu es. Après un long moment à vous disputer une victoire sur un terrain de foot, tu lâches un grognement de frustration. Il a mis un but à la 89e minute. C’était ta dernière chance. « - Putain… T’es trop fort.. » Tu es heureux que le moment soit moins lourd. Tu es heureux de partager ça avec lui. Il te regarde avec ce sourire en coin qui te fait toujours fondre, tu sais pas trop comment il fait ça. Et tu tournes la tête vers lui, plantant ton regard dans le sien. « - Parce que tu en doutais, peut-être ? » Tu ne peux pas t'empêcher de regarder son visage et une seule idée te vient en tête : il est tellement beau. Pensée immédiatement balayée quand tu sens sa main prendre la tienne dans un geste tendre, presque timide. Tu ne sais pas pourquoi il fait ça, mais tu aimes. Alors tu le laisses continuer, tu le laisses se pencher vers toi. Et tu laisses vos lèvres se trouver maladroitement. Le temps semble s'être arrêté, c'est un tourbillon de sentiments contradictoires en toi. T’es juste un gamin qui découvre l’amour mais ça déchaîne tout dans ta tête. Tu te rends compte que c’est dangereux. Tu finis par le repousser.

Après ça, t’as vraiment pris peur. Tu t’es persuadé qu’il allait le dire à tout le monde alors t’as pris les devants. T’as raconté à tous vos amis que Hunter avait un problème avec toi. T’as dit qu’il avait essayé de t'embrasser et qu’il te faisait flipper, maintenant. T’as arrêté de répondre à ses messages. Tu as nié en bloc tout ce que tu ressentais. C’était sa faute, après tout. C’est lui qui a commencé. C’est lui qui a franchi la limite à ne surtout pas franchir. Du jour au lendemain, Hunter n’a plus eu d’ami. Ou plutôt, beaucoup d’entre vous ont arrêté de lui parler. T’as plus jamais invité ce garçon chez toi. Tes parents ont téléphoné aux siens pour dire qu’il avait eu un comportement inapproprié. Ils se sont excusés pour lui. Il a fini par changer d’école après quelques mois. Tu ne l'as plus jamais vraiment revu. Parfois, tu vas voir ses réseaux sociaux pour voir ce qu’il est devenu.



T’as six ans et tu joues avec tes Legos. En ce moment, tu pleures souvent parce que t’as mal à la tête. Vous avez rendez-vous dans cinq mois pour aller faire des examens plus poussés. Aujourd’hui, t’as mal aux yeux. Ça papillonne bizarrement et tu t’énerves parce que tu as du mal à construire la tour que tu voudrais ensuite détruire avec le vaisseau que tu as reçu à Noël. Tu gémis de douleur quand ta tête heurte une pièce de Lego. Ta tour s’effondre dans un flash de couleur violente sous tes paupières. Il y a un hurlement. Tu es presque sûr que c’est ta grande sœur qui vient de hurler. Tu reconnais sa façon de pleurer. C’est la première crise d’épilepsie d’une longue série durant cette même semaine. Un peu comme des répliques après un tremblement de terre. T’es resté trois semaines à l'hôpital, complètement épuisé par les crises à répétition. Les médecins avaient peur que ton cœur lâche. Tu faisais que pleurer pour rentrer chez toi auprès de ta famille. Ta mère est restée toutes les nuits avec toi. Elle dormait dans les lits de camp que fournissent les hôpitaux. Ceux qui sont dépliants et qui grincent horriblement à chaque fois qu’on bouge. Elle ne voulait pas te quitter.

Ça a finalement duré toute l’année. Tu faisais des allers et retours à l'hôpital. Les crises revenaient les unes après les autres. T’as perdu du poids et l’envie de jouer avec tes jouets. Tu ne pouvais plus suivre correctement l’école alors tes parents ont décidé de te déscolariser pour te faire l’école à la maison. Ta mère a abandonné sa place en tant que directrice commerciale d’une marque de vêtements. Ton père s’est senti impuissant. Il pensait peut-être que son statut de médecin empêchait ses enfants de tomber malades. Il a été le garant de tous tes rendez-vous médicaux. Vous avez vu les meilleurs neurologues. Ils voulaient trouver une solution. Mais ça aussi, c’est ce que tu étais. Ça t’as pas empêché de grandir. Ça t’as pas empêché de rire, de pleurer, de jouer, de te faire des amis, de partir en vacances. T’as grandi. Comme un enfant presque normal. Tout le monde à petit à petit appris à faire avec. L’idée que tu puisses mourir est devenue une sorte de déni général. Encore aujourd’hui, personne n’en parle. Ni ta mère, ni ton père. Ton frère et tes sœurs détournent la conversation, à chaque fois que tu tentes de l’aborder. Dans ta famille, le déni c’est un trait de caractère que vous partagez tous. Vous mettez les soucis de côté en espérant qu’ils partiront si vous n’en parlez plus jamais. Mais c’est là. Tous les neurologues se sont accordés à dire que tu resteras faible toute ta vie et que ta vie pourrait être courte. Et très pénible.


C’est agréable d’avoir l’impression d’être normal. C’est rassurant d’être comme tout le monde. Pas plus. Pas moins. Juste dans la norme. Diana, c’est l’effet qu’elle te fait. Quand t’es avec elle, elle te donne l’impression d’être normal. C’est l’effet qu’elle te fait depuis que vous vous êtes rencontrés. T’es à l’aise avec elle et elle est à l’aise avec toi. Elle parle librement de ta maladie. Même lorsque vous étiez seulement amis, elle en parlait très librement. Vous fréquentez les mêmes personnes. Vous avez les mêmes amis, les mêmes cours et c’était la seule fille que tu connaissais qui ne détestait pas le foot. Alors, ça s’est fait naturellement. Un soir, vous discutiez à l’extérieur, dans le jardin d’un de vos amis du lycée. Tu parlais du fait que c’était parfois difficile de savoir que ta vie serait courte. Et que ça l’était d’autant plus que tout le monde dans ta famille semblait vouloir faire semblant que ce n’était pas en train d’arriver. Elle a dit qu’elle resterait avec toi jusqu’à la fin. Elle a promis que si vous vous mettiez ensemble pour de vrai, elle resterait avec toi. Et t’as accepté. C’est aussi simple que ça. Parce qu’avec Diana, tout est simple depuis le départ. Elle reste. Vous partagez des choses et de l’extérieur, vous avez l’air parfaitement équilibrés. C’est rare que vous vous disputiez. Encore plus rare qu’elle se mette en colère. Elle est contente d’être avec toi. Tu te convaincs que t’es content d’être avec elle.

Tu te sens bloqué, parfois. Tu rêves de ce que tu pourrais faire si tu arrêtais de vivre de cette façon. Tu as tout ce qu’il te faut et t’as pas envie d’être ingrat. Parfois, on regrette ce qu’on a abandonné. C’est souvent ce que tu te dis. Tu pourrais regretter de ne pas être avec elle. Tu as rien à lui reprocher. Elle est jolie et drôle. Elle s’entend avec tes amis parce qu’elle aime bien le foot et qu’elle a des idées très arrêtées sur ce qu’une femme doit être. C’est bien. Ça convient aux gens qui t’entourent. Alors ça te convient aussi. Tu comptes pas cracher dans la soupe. C’est mieux que d’être tout seul et triste parce que tu n’assumeras jamais ce que tu es vraiment de toute façon. Alors, tout va bien dans le meilleur des mondes.