C't'un employé municipal qui t'as trouvé tout recroquevillé sous Canon Gate, au petit matin. Bouillant de fièvre, mal nourri, faible, sale, couvert d'infections suppurantes. Ça a pris des semaines avant de te remettre complètement sur pieds. On a jamais compris ce que tu baragouinais ni comment ça se faisait que tu ne parles qu'l' scot et l'gaélique. Ça ne faisait aucun sens. Aucun putain de sens. Tu savais pas lire ni écrire. On a émis des avis de recherche. On a donné le numéro sans frais pour r'trouver ta mère et ce soi-disant frère jumeau, Fionn'. Rien.
Rien à part un vieil historien excentrique qui a numérisé et faxé, à la blague, un extrait de registre à demi effacé de Mars 1645, quand on tenait encore à jour les victimes de l'épidémie.

26. Ferghas Mac Aoidh b. circa 1635. Baillie Fyfe's Close.
27. Fionnlaigh Mac Aoidh b. circa 1635. Baillie Fyfe's Close.

On a jeté le fax. On a conclu à l'un des pires cas de négligence du pays. On a dicté un avis de non-publication, pour te protéger et on t'a envoyé au Children of Scotland.

Un an plus tard, on a retrouvé ta mère. Enfin celle qui disait être ta mère. Sans domicile fixe, un dossier psychiatrique bien solide. On vous a mis tous les deux dans la même pièce sous surveillance. Toi, tu l'as pas du tout r'connue, c'te clocharde. C'était pas ta mère. Non, c't'ait pas ta mère! Elle, elle te parlait de toi et de ton frère jumeau, mort à la naissance. Affaire classée. T'es retourné dans le système et elle, dans le néant.

T'avais onze ans, Gus. T’avais déjà foutu l’feu dix fois aux poubelles du psy, vidé à toi tout seul une bouteille de scotch pur malt qui valait plus qu’le cul du pape, cassé des nez, brisé des bras et disparu toute une semaine, comme si la terre t'avait englouti. T'es revenu encore une fois plein de fièvre, de puces et de maladie. Mais t'étais où? T'étais où?! Tout l'monde était déjà à bout. Même toi. Tout l'monde sauf Ryan et Linda. La travailleuse sociale a dû s'dire qu'ils étaient tarés, ces deux-là, quand ils ont insisté pour te prendre avec eux. Ryan était un ancien musicien d'blues. Y avait eu son temps d’gloire.  Il croquait un peu trop la vie et la bouffe, au grand dam de Linda qu'était grano et vegan. Comment ces deux-là s’entendaient? Par la grâce divine, leurs plats séparés et leurs bons caractères. Ryan, c'était une montagne de bienveillance, de rire et de musique. Parce que la vie était trop courte pour passer à côté. Linda, c't'était son 3e mariage et ils s'entendaient bien tous les deux. C'est lui qui t'a mis une guitare entre les mains. C'est lui qui a accueilli le p'tit sauvage en toi et qui lui a appris à socialiser un peu. À redevenir humain. En deux ans, tu t'es transformé. Tu mangeais des légumes. Tes notes ont frisé la perfection. On a même d’mandé à c’que tu sautes une classe ou deux mais Linda s’y est opposée.  T’avais besoin d’grandir à ton rythme, pas celui d’ton cerveau. Bordel... tu t'battais même plus! Ils ont essayé d'inviter ta mère, cette femme qui prétendait l'être. Pour Noël. Pour ton treizième anniversaire. Elle est jamais venue. Jamais. Tu t'souviens d'la peine de Ryan. Sa déception, sa rage. Les larmes de frustration qui coulait sur ses grosses joues.  Un an plus tard, Ryan faisait un AVC et perdait toutes ses facultés. Tu n'arrivais plus à le regarder en face. Linda, elle pouvait pas gérer cette colère que tu r'sentais d'avoir perdu celui qui s'rapprochait l'plus d'un vrai père. Elle a essayé d's'occuper tant bien que mal de toi, entre les aller et retours à l'hôpital et la maison d'repos, mais tu t'es emmuré sur toi-même de plus belle. Tu t'es enfoncé à nouveau. T'étais en prison, quand elle t'a appelé pour t'annoncer le décès d'son homme, douze ans plus tard. T'a raccroché sans rien dire. Elle t'envoie toujours des cartes d'anniversaires et des cartes postales toutes colorées avec des palmiers dessus. Avec des mots gentils, encourageants et sans jugement. Même aujourd’hui. Un jour, tu t’iras là-bas. T'iras lui dire merci. T'iras la serrer dans tes bras et pleurer Ryan. Un jour.  

Elle a pas eu trop l'choix d't'laisser partir, Linda, quand t'as annoncé qu'tu lâchais les cours d'histoire, à l'université, qu'ta p'tite amie était enceinte et qu'tu voulais ton indépendance. Finalement, Abby a décidé qu'les gosses, c't'ait pas encore pour elle. T'as pas osé rien dire, c't'ait son corps, après tout et tu la respectais. Mais ça t'as foutu l'coeur en miettes. Vous avez rompu. Tu t'es mis à traîner avec de mauvais types. Des voyous, des vauriens. Pourquoi? T'en sait trop rien. À 21 ans, t'étais déjà un peu trop connu du poste de police local. Rien de bien d'grave mais assez pour avoir un début d'casier judiciaire et pas mal d'heures de travaux communautaires. À chaque fois qu'tes yeux s'laissait aller sur un mec... tu détournais l'regard.  Pourtant, au fond d'toi, tu sais très bien qu'c'aurait pas été un problème ni pour Linda ni pour Ryan. Qu'ils t'auraient quand même aimé de tout leur coeur. Mais toi, tu t'aimais pas. T'avais tellement de colère, tellement de honte en toi qu'tu t'étouffais avec.

Tu prenais n'importe quel boulot qu'on voulait bien te donner, sans diplôme, sans classe. T'avais 23 ans et des poussières. Tu travaillais comme plongeur au Hive's, quand c'est arrivé.  L'mec fulminait parce que tu t'étais interposé entre lui et la serveuse qu'il harcelait. Et les insultes se sont mises à fuser d'une part et d'autre. Des trucs laids. Des trucs moches. Et puis il a dit un truc de trop. Un truc qui n’est même pas nécéssaire d’répéter ici. Il a fallu trois policiers pour t'arrêter, Gus. Trois.  Y avait plus rien d’autre. Juste tes poings et les ombres des gens qui changeaient à une vitesse complètement débile. L’type s’en est sorti, en fin de compte. Avec des séquelles. On dira pas lesquelles. Mais y s’en est sorti. Toi... T’avais vraiment besoin d’comprendre tes leçons. C'pas parfait. Y t'reste encore bien des travers. Mais t'as eu l'temps d'réfléchir un peu. T'as eu quatre ans et demi ans pour voies d'fait graves. T'aurais dû en avoir six, pour bien montrer l'exemple aux p'tits cons d'ton genre. Et on t'a donné 10 mois de plus pour avoir blessé un co-détenu. Cinq ans et demi à tourner en rond, au fond d'ta cage. Cinq ans et demi, prisonnier d'toi-même. T'as cru qu'tu allais devenir fou. Complètement fou. Comme sur Baillie Fyfe's Close, quand la porte s'est refermée sur vous. Et ton avocate de libération conditionnelle t'a fait une proposition qu'tu pouvais pas r'fuser, pour retrouver ta liberté.  

Tu t'souviens d'l'odeur de désinfectant qui t'soulevait l'coeur. Du siège inconfortable sur lequel l'infirmière t'avait dit d'poser ton cul.  L'médecin a fini par t'ouvrir la porte de son bureau, pour discuter. Pour discuter de celle qui disait être ta mère. Ça faisait vingt ans qu'tu l'avais pas vue. C'la première fois qu'on en parlait aussi gentilment, de Moïra. Aussi doucement. C'tait la première fois qu't'entendait qu't'était qu'un gosse, à l'époque. Que c'était normal que tu te souvienne de rien. Qu’on aurait dû mieux vous aider. Mais c'était trop tard, maintenant. C't'ait à toi de t'en occuper, de Moïra.

Tu r'tombes toujours sur tes pattes. Ou presque. T'as survécu aux conditions d’libération conditionnelles, comme un enfant sage. T’as survécu aux anciens potes foireux, qui, en t’voyant sur l’trottoir, prenaient l’aut' sens. T’as survécu au silence des vrais amis. Ceux pour qui tes conneries ont été celles de trop. T'es devenu un homme à tout-faire. Tu préfère faire d'la peinture. D’la menuiserie. Tu préfères qu'on t'foute la paix. Tu préfères être dans ta tête, avec ta musique, ta guitare, à rêver d'cette p'tite famille que t'aurais, avec des p'tites têtes noires comme la tienne, riant dans l'vent et dans les ruelles d'Édimbourg. D’'une fille aimante qui s'occuperait bien d'tes rejetons. Ton premier fils, tu voulais l'appeler Fionnlay. C'est la p'tite qui a hérité du prénom. Et l'premier qui vient t'dire que c't'un nom d'garçon s'fait copieusement envoyer jouer dans l'trafic.

Tu rêves de c'qu'aurait été la vie, si ton frère avait été là. Tu rêves parfois d'tes mains sur des corps musclés et puissants. Sur ces lignes droites et ces corps sveltes que tu croise, parfois. D'l'amour et c'que ça pourrait r'sembler, si tu pouvais t’accepter, comme que t’es. Au moins, t'es libre. T'es libre, Fergus.  

Varia
Ta peau est couverte de tatouages. Entre les trucs classiques, tu as caché tous tes souvenirs d'une époque que tu n'aurais jamais dû connaître.

Tu sais brancher une guitare dans l'ampli et conduire manuel. T'arrive à envoyer des textos et des courriels. Ça te suffit. Toi, les smartphones et les ordinateurs, c'est pas tellement ton truc. Il te faut toujours un peu d'aide, avec ces machins.

Ça t'a fait un choc, quand Abby t'a dit être encore enceinte de toi. Tu as cru voir tes rêves brisés une deuxième fois. Vous étiez pas sûrs, après tout, tu ne l'avais vue qu'une ou deux fois en sortie préparatoire. Elle a décidé de la garder, c'te fois-ci. En théorie, vous l'avez en garde partagée. Mais Abby... elle va pas gagner l'titre d'la mère de l'année, hein. Entre ses mecs, il n'y a pas beaucoup de place pour la p'tite. C'est toi qui t'en occupe, la plupart du temps.

Parlant d'ses jules, Abby est partie en France, quequ' semaines avec un beauf' dont tu t'souviens plus du nom. Elle t'a envoyé pleins d'émojis cons, des selfies d'elle et d' son chéri et plein d'autres conneries. Parait qu'elle a vu ton doppelganger en portrait dans un musée et je-sais-pas-quoi la photo d'une gonzesse des années 20 qui portait exactement le même nom que votre fille (Tu vois, ça exiiiiiiste des Fionnlay-fille!    ) T'as supprimé le tout. T'en a rien à cirer, des amours d' Abby. Et encore moins de c'qui vient d' Paris.