Caractère

Discrète, tendre, naïve, charitable, manipulable, appliquée, susceptible, sensible.

Chacun de mes hôtes me changent. La danseuse et le marin m'ont habituée à la vulgarité. L'étudiant m'a donné confiance en moi. Kimi m'aide à sourire. Ils me susurrent des conseils que personne d'autre ne peut entendre. Ils me donnent la réplique quand je n'ai pas les mots.

Chacun d'eux est identifiable à sa façon de parler et de se comporter. Quand l'un d'eux m'habite, c'est bien sa personnalité qui prévaut sur la mienne. Je ne suis plus là pour leur mettre des barrières.

Anecdotes

Ils ont su que j'avais un don quand notre concierge m'a possédée pour la première fois. Je parlais d'elle, depuis sa mort, mais les adultes ne croient pas aux fantômes. Ils ont posé l'étiquette d'amie imaginaire peu inspirée et sont passés à autre chose. Ils étaient trop occupés pour s'y intéresser. Maman gérait l'élevage de chevaux. Les cotes de ses bêtes l'obsédaient. Elle m'a nommée comme elle aurait nommé une jument. Il y avait Fidelity, Serenity, Patience. Et Prudence. La même chevelure sombre qu'un Pur-Sang, blaguait Papa. Lui se débattait pour se sentir méritant de l'héritage de son beau-père, une étude notariale au centre-ville. Alors leur cadette qui prétend jouer avec l'ancienne concierge, ça n'intéresse personne. Jusqu'à ce qu'elle tente de se glisser en moi. Son accent faisait claquer ma langue et ses connaissances trahissaient sa présence dans mon corps d'enfant. Je me réveillai deux heures plus tard, déshydratée, la langue blessée de nombreuses morsures que je me serais infligées durant la lutte intérieure.

Papy
Les parents de maman vivaient dans l'appartement au-dessus du nôtre. J'y passais mes après-midi, entre la fin de l'école et le retour de mes parents. On m'apprenait la cuisine et l'importance de faire ses devoirs dans le calme. Quand j'avais été agréable et discrète, Mamie me donnait une part de tarte qui sentait la cannelle. Quand Papy est mort, ils l'ont fait emménager dans la chambre à côté de celle de ma sœur et elle n'a plus cuisiné.
Papy, je sentais son eau de Cologne au réveil. Sa voix est apparue deux mois après l'enterrement. Mes parents m'ont encouragée à lui parler, à jouer avec cette présence invisible jusqu'à ce qu'il parvienne à parasiter mon enveloppe. Il est devenu un colocataire. Si papa rencontrait un dilemme, au bureau, je devais appeler Papy. En rentrant de l'école, je rencontrai Mamie trépignant d'impatience d'avoir une longue discussion avec son mari. Le goût du sang tapissait ma bouche. Je me blessais de plus en plus facilement. Mon corps était trop sollicité et les fractures de fatigues alarmaient notre médecin de famille.

Un jour, alors que j'approchais de l'adolescence, nous nous sommes effondrés. Papy voulait qu'on le laisse partir. Il voulait sa liberté et, puisque les adultes les avaient liées ensemble, la mienne avec. Ils lui ont proposé de faire une pause, le temps qu'il recharge mes batteries. Je ne rentrais pas en compte. J'étais la fille obéissante et charitable, heureuse de se sacrifier pour le bonheur de ses proches. Papy est parti du jour au lendemain. Je ne l'ai plus entendu. Mes parents m'en voulaient.

L'enfant (Kimi)
On devine la fraîcheur de la lessive sous le fumet âpre du sang séché. Il a perdu son nom et son histoire dans l’éternité du temps, alors je l'ai nommé Kimi. J'ignore si Kimi est un garçon ou une fille, il est songeur quand je le lui demande. Il est un rire soudain et des demandes timides. Sa curiosité est forte mais les réponses s’échappent vite.
Il vivait déjà avec moi, à l'époque de Papy. Il jouait timidement dans son coin et ne s'accaparait le terrain de jeu — à savoir le corps — que lorsque le vieil homme l'autorisait à le faire. Kimi est encore avec moi aujourd'hui. Il ne vieillit pas, il ne grandit pas. Mon ami d’enfance est devenu un petit frère que je berce en fin de journée. Il n’a pas conscience de sa propre mort. J’ai tenu à lui expliquer, une fois. Les sanglots m’ont tenus éveillée une nuit entière et au lever du jour, le silence est revenue. L’amnésie a emporté avec elle les pleurs et Kimi est redevenu jovial.

Kimi n'oublie pas tout. Il se souvient de ce qui reste. Il me reconnaît, bien qu’il me confonde parfois avec l’étudiant. Un sourire façonne sa voix quand il prend conscience de ma présence. C'est le plus beau compliment qu'il m'ait été donné d'entendre.


L’etudiant (Victor)
L’étudiant sent le camphre et me rappelle la bibliothèque de mes grands-parents. Il m’évoque le cuir des couvertures se promenant sous mes doigts d’enfant et la lumière tamisée qui se faufilait sous l’abat-jour en vitrail. Quand il s’approche assez, je perçois des notes de tabac froid. Les mêmes que je retrouve sur mes vêtements, quand je lui laisse le corps une journée entière. L’étudiant à une odeur sérieuse de garçon bourgeois d’un autre temps. Il sent le café de qualité et les nuits blanches.

Il est arrivé à la fin de mon lycée et m'a accompagnée à l'Université. Il était une présence rassurante dans ces immenses bâtiments parisiens. Il était studieux pour moi, acceptait de prendre le relai quand la matinée avait été longue et que mes cours de l'après-midi ne me tentaient pas. Il posait un cadre à Kimi et le gardait loin de moi quand je devais réviser.

Aujourd'hui, nous sommes proches. Il est le cerveau de notre bande mal assortie. Il respecte chacun et il respecte le corps. Il s'assure que nous le nourrissions et le laissions dormir. Il donne l'impression de contrôler ce chaos. J'ai besoin de lui et je m'imagine son visage. Il tente de le dessiner pour moi, passant sous silence la nostalgie que cela fait naître en lui.

La danseuse (Léonie)
La danseuse est arrivée très vite après l'étudiant. Elle ne m'a pas ménagée, comme lui l'avait fait. Son arrivée a été brutale et sa présence s'est imposée a moi. Elle commentait tout, ignorant ma capacité à l'entendre. Elle a vu l'étudiant me posséder, c'est là qu'elle a décidé qu'elle ferait pareil. Elle n'en faisait qu'à sa tête et nous nous haïssions. Elle abandonnait un corps marqué de bleu dans des lieux que j'aurais souhaité ne jamais découvrir. J'ai dû arrêter mes études après ma licence en lettres classiques et c'est là que l'étudiant a décidé de créer des règles pour régir notre groupe. Nous avions des horaires et des limites. La danseuse ne pouvait plus boire ce qu'elle voulait sans se soucier de nos impératifs. Kimi avait du mal à se souvenir de tous, mais nous veillions sur lui. Timidement, nous avons trouvé un équilibre et j'ai appris à aimer la dernière arrivante.

Maintenant, elle me raconte Paris et l’Opéra. Elle dansait, jeune et quand elle m'en parle, je jure que je peux la voir. Sa robe de petit rat immaculée brille sous les lumières de la scène. Elle est une peinture de Degas. Sa voix danse avec elle. Elle devait être plus agréable à écouter, avant qu’une addiction à la nicotine ne vienne renforcer les tons graves. Elle tait l'après. Ne me parle pas de ce qu'elle a été réduite à faire, après l'Opéra. Je le sais, parce que des détails la trahissent et que sa mémoire devient mienne avec le temps. Je le sais aussi parce que ce n'est pas un destin extraordinaire. Une enfant des bas-quartiers envoyée danser pour trouver un protecteur. Elle en a trouvé plusieurs. Deux à trois par nuit.

Elle, elle laisse derrière elle un air chargé d’encens dont l’intensité est trop forte pour que cela soit agréable. Elle sent le vernis que la classe populaire applique pour se mêler aux autres.

Elle ne parle presque pas, quand elle m’habite. Elle vient d’une époque où la classe d’une femme se mesurait au peu de mots qu’elle prononçait. Quand sa voix daigne tout de même fendre le silence, on lui découvre un accent français très prononcé. Elle aime la compagnie et attirer l'attention. Elle râle parfois sur notre poids qu'elle juge insuffisant, mais utilise notre corps pour se pavaner. Je sais qu'elle plaît et qu'elle l'utilise. La danseuse s'attend parfois à des mercis, pour avoir accumulé une jolie somme qu'elle laisse sur notre table de chevet.

Ma tante
Elle n'est pas morte, mais a suffisamment influencé ma vie pour mériter un chapitre dans mon histoire. Elle est la plus jeune sœur de Papa. J'ai grandi dans la certitude qu'elle ne m'aimait pas. Elle m'expliquera plus tard qu'elle ne supportait pas de me voir céder aux demandes de mes parents et prêter mon corps de la sorte.

Après ma licence, quand personne ne savait ce qu'il fallait faire de moi, les amis de Maman lui ont demandé si je pouvais contacter leurs proches décédés. Ils m'envoyaient passer plusieurs semaines dans les maisons de leurs clients, le temps que je me familiarise avec l'esprit. Je passais de fantôme à fantôme. Les fractures et le goût du sang sont revenus.

J'ai revu ma tante après plus de dix ans sans nouvelle. Elle a appris la situation via un autre de ses frères. Elle est intervenue sans que personne ne m'ait demandé mon avis. Ils se sont disputés, tous. J'attendais dans ma chambre, alors que ma sœur s'agaçait de ma passivité et que l'étudiant s'inquiétait de ce qu'on allait devenir. Les voix frappaient les murs de l'appartement familiale. Ma tante posait des mots glaçant sur ma situation.

Il y eut trois secondes de silence puis des pas sur le vieux plancher grinçant du couloir. Papa m'attrapa par le bras, me dit de faire mon sac. Sa rage modulait ses mots et ses plaintes restent gravées dans ma mémoire aujourd'hui encore. Il les marmonnait dans sa barbe, alors que ses doigts s'enfonçaient dans ma peau. "Les tarées se reconnaissent. Qu'elle la garde, si elle pense pouvoir faire mieux que nous."

Le marin (Rory)
Il s'est accroché à moi dès mon arrivée à Edimbourg. Ma tante me faisait visiter la ville où elle habitait depuis plusieurs années, quand son odeur est apparue pour la première fois.

Le marin sent l’iode et l’orage. Il sent la plage après une nuit de pluie. Ses grognements grondent aux fréquences d'un tremblement de terre. Plus le vent se lève et plus son humeur s’alourdit. Je m’endors en l’écoutant parler du föhn et j’entends les vagues dans sa voix. Je l'ai immédiatement aimé, lui et son sale caractère, ses vulgarités et ses histoires qu'il invente au fur et à mesure. Quand je suis au marché, il m’aide à choisir les produits. Je souris en l’entendant râler. Je n’apprends rien et ça le fatigue, me dit-il, mais je sais que ça lui fait plaisir de me répéter que je devrais observer plus attentivement la chair de l’animal avant de le désigner au poissonnier.

Le souci avec le marin est qu'il n'écoute pas nos règles et a entraîné la danseuse dans son sillage. Aujourd'hui, chacun fait plus ou moins ce qu'il veut de notre corps. Sur un mur de ma chambre, un immense tableau blanc répertorie nos rendez-vous et nos impératifs. Le reste, c'est comme nous le sentons. Chacun à ses activités et nous nous arrangeons pour qu'elles ne rentrent pas en conflit. Depuis notre arrivée en Ecosse, dans l'appartement de ma tante, les va-et-vient sont plus aisés et ils en profitent. Lentement, nous ne formons plus qu’un. La frontière entre eux et moi se disloque. Sa porosité s’accroît. Certains jours, je me souviens des réveils au bordel. La cloche sonnait alors que mes muscles ne s’étaient pas encore remis du dernier client de la veille. Mes cauchemars me rappellent des dangereuses nuits de pêche, mes rêves les barricades de Mai 68.


Le corps ne parvient pas plus à suivre que mon esprit. Les médecins d'ici cherchent la cause de ce vieillissement précoce. Décalcification osseuse. Perte de capacité respiratoire. Je me garde de leur offrir la réponse. Le corps ne sait plus à qui il appartient. Les âmes pénètrent et quittent ses cellules et aucune n’est plus attachée à lui. Même la mienne s’efface lentement. Le corps devient une coquille vide et meurt de cette solitude grouillante. Ma tante s'inquiète mais me traite en adulte. Je ne sais pas ce qu'elle attend de moi. Je vagabonde dans les rues de cette ville, utilise mes compétences pour des petits métiers en freelance qui me permettent de gagner de l'argent de poche. Je me demande ce qui viendra après mais je n'ai pas de réponse.