Ùna — J'adresse un petit coucou à Aaron quand je le vois sortir fumer. Je garde mes distances parce que j'essaie de passer une soirée sans que Dior râle. Je sais pas si c'est possible, on verra. Mais Aaron, je remarque tout de suite un truc. Sa Française n'est pas sortie avec lui, alors je mets une main sur l'épaule de mon batteur préféré, me hisse sur ma pointe de pieds et jette un œil à l'intérieur. Elle est pas venue taper la causette à Nash. Elle est au bar, droite comme un i, à attendre un verre. J'avais jamais remarqué qu'elle se maquillait autant. Sa peau disparaît sous une trop épaisse couche de fond de teint, si vous voulez mon avis. C'est pas hyper flatteur pour son teint. Je la pensais un peu plus chic que ça.

— En vrai, vous la kiffez juste parce qu'elle a un petit accent français, hein.

Depuis que Dior m'a dit qu'il ne la trouvait pas moche, je le vanne là-dessus. Je fais semblant de ne pas comprendre pourquoi elle attire son attention, alors que j'ai des yeux. Je vois la raison de cet intérêt. Elle est une poupée de porcelaine grandeur nature, avec des jambes interminables et un compte en banque qui lui permet de trouver ça normal de venir avec un sac Balmain à un concert dans un bar minable. Son seul défaut est d'être chiante comme une pierre. J'allume ma nouvelle clope avec celle que je viens de finir, comme une schlague, comme quand on avait 16 ans et qu'on traînait une heure derrière le lycée pour faire n'importe quoi ensemble, Dior et moi. Enfin, lui, il faisait n'importe quoi et moi, je le regardais.

— En tout cas, elle a l'air d'avoir besoin de compagnie.

Je suis vraiment une peste immature. Je sais ce que ça le pousse à faire, quand je balance des phrases comme ça. Je sais pas pourquoi je fais ça. Ça et les autres trucs du genre que je fais. C'est même pas par méchanceté, même si je sais je peux blesser. J'aime bien Aaron. J'adore Aaron, même, peu importe s'il est chiant depuis qu'il sort avec elle. Je fais pas ça pour me venger de lui ou pour baiser son couple. J'ose espérer qu'il est plus solide que ça, son couple. Je fais pas ça non plus contre elle, miss parfaite qui lance quand même vachement souvent des regards en direction de mon fiancé. Je pourrais, ceci dit. Mais non. Si je voulais lui faire du mal, je m'y prendrais autrement. La raison derrière mes agissements, c'est toujours la même. C'est l'ennui. J'aime pas quand le monde tourne rond autour de moi, ça me fait me sentir en décalage. Quand tout le monde panique, quand tout le monde cherche à retrouver son équilibre, je me sens normale.

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Prudence — Mes oreilles bourdonnent légèrement à cause de la musique. Le concert est terminé, mais personne ne quitte le bar pour autant. Je reste le temps d'un dernier verre, pour ne pas qu'Aaron se sente obligé de me raccompagner pile au moment où son amie descend de scène. Victor est quelque part, Léonie passe un super moment à danser, Kimi est installé à côté de son meilleur ami Thomas, à prétendre boire dans son verre. J'ai poliment refusé d'accompagner mon petit ami fumer, mais je le regrette. Les lampes au-dessus du bar sont braquées sur moi et me donnent chaud. Mon visage est étouffé par le fond de teint que j'applique en quantité généreuse chaque matin depuis l'accident au musée. Quelques tâches jaune vif demeurent sur mes pommettes et l'arrête de mon nez, ainsi que mes hanches et mes genoux mais eux sont cachés par mes collants. Au moins, je suis réveillée et pas plongé dans un coma inexplicable par la médecine moderne.

Je tente d'adresser un signe au barman, c'est peine perdue. Je suis noyée dans la vague de clients qui sont venus commander au moment où les musiciens ont reposés leurs instruments. Le bar n'est pas immense ni débordant de monde, mais l'employé est seul derrière le comptoir et s'applique pour chaque verre. Il lui arrive de s'arrêter dans ses mouvements pour saluer des clients qu'il connait, ce qui ralentit encore le processus. Je parviens par miracle à monter sur un tabouret fraîchement libéré, afin d'attendre ailleurs que perchée sur mes talons et mes chevilles endolories. Je cherche Aaron des yeux, prête à sourire en le voyant passer les portes.

Je me sens invisible aux yeux du barman. Il est submergé par les requêtes et je ne suis pas de celles qui jouent à qui parlera le plus fort. J'attends sagement que la tempête passe, alors qu'autant de clients partent et arrivent. À ce rythme, autant abandonner. Je reste, car je suis installée et que j'ai quelque chose d'autres à faire que m'asseoir à une table en faisant semblant de m'intéresser à la conversation. Je n'ai pas envie de gâcher la soirée de qui que ce soit, encore moins celle de mon petit ami. Je reste donc au comptoir, attendant mon tour en retenant un soupir.

Alors que mon regard cherche naturellement Aaron, il s'arrête sur une silhouette bien plus petite et moins imposante que celle de mon petit ami. Il est à la fois familier et inconnu. Le batteur du groupe, avec qui je n'ai jamais conversé, dont l'apparence ne colle ni avec celle d'Aaliyah ni avec celle de la chanteuse toutes les deux plus apprêtées. Il a le physique de son instrument. Plus brut. Je baisse les yeux en le voyant s'approcher de moi, pour ne pas paraître indiscrète. Je sors mon téléphone de ma poche et prétends répondre à un message alors qu'il se glisse juste à côté de moi. Je ne veux pas avoir l'air d'épier la conversation qu'il tient avec le barman, jusqu'à ce qu'il me mentionne. Je lève le nez, surprise et profite de l'occasion sans me faire prier.

— Un verre de vin blanc sec, s'il vous plaît.

Ce même employé a ouvert une bouteille de pinot blanc plus tôt pour moi, je suppose qu'elle doit être encore être quelque part et que ça l'arrange de m'en servir un verre. Je sens les yeux du batteur sur moi, mais fais attention à ne pas croiser son regard. Je me sens légèrement gênée, mais il semble ouvert à la conversation, alors je lui adresse un sourire poli.

— Merci.

Je n'en veux pas à l'employé débordé, mais je remercie le jeune homme qui m'a aidé à capter son attention. Je pensais que la discussion s'arrêterait là, jusqu'à ce qu'il enchaine avec une question qui me mette en difficulté. Ils jouent bien, je pense, de ce que je connais à ce genre de musique. Disons simplement que je ne passerais pas mon temps libre à écouter l'un de leur disque en boucle. Je lui adresse un sourire poli dont la raideur est en partie volontaire, pour ne pas paraître charmeuse ou faire passer de message ambigu.

— Je viens pour accompagner Aaron. Il est amie avec votre chanteuse et votre bassiste.

Je le désigne de l'index et me détends en voyant sa silhouette de l'autre côté de la fenêtre. Je ne sais pas s'ils se connaissent, je ne les ai jamais vu discuter mais je ne m'attarde pas une fois le groupe descendu de scène. Je suppose qu'ils connaissent au moins le prénom de l'autre et se croisent à ce type d'événement. Je demanderai à Aaron une autre fois, par curiosité. 

— Vous avez un style bien à vous qui semble plaire.

Je fais référence au monde qui nous entoure, bien que j'aie l'impression qu'il s'agisse surtout d'amis et d'amis d'amis. Certains morceaux n'étaient pas désagréables et ils sont bons, mais ce n'est pas mon style de musique, encore moins en live où je sens chaque coup de tambour frapper dans ma poitrine. Je m'imagine mal expliquer cela au batteur responsable de cette situation. Nos verres sont placés devant nous, le barman nous dit combien cela coûte et je plaque ma carte contre le terminal avant que le jeune homme n'ait pu essayer de refuser.

— Pour te remercier pour ton aide. Ne pense pas que j'achète ta compagnie ; je me doute que tes proches t'attendent pour te féliciter.

Je lui souris, sincère. Sa présence n'est pas particulièrement désagréable, mais l'idée qu'il puisse vouloir rester à mes côtés ne me traverse pas l'esprit. Ce n'était ni une invitation à le faire partir, ni une façon très détournée de lui proposer de rester. Lorsque j'ai dit cela, j'étais convaincue que notre rencontre arrivait organiquement à sa fin.

Je ne pense rien de l'arrivée du batteur d'Aaliyah au comptoir. Nous sommes tous dans le même bar pour la même raison, il n'y a rien de suspect dans le fait de commander au même moment. Je ne peux pas imaginer que ce puisse être une attaque envers mon petit ami ou un défi entre Dior et la chanteuse. Peut-être suis-je trop lointaine à cette mentalité pour l'envisager. C'est un comportement d'adolescent, que nous avons collectivement décidé d'arrêter à la fin de notre lycée, n'est-ce pas ? Plus personne ne bizute ou ne harcèle ses pairs sans raison, pas à trente ans passés. Alors naïve comme je suis, je mets cette rencontre sur le dos de la coïncidence.

Je comprends que le jeune homme connait Aaron, ce qui ne répond à aucune de mes questions intérieures, mais en soulève d'autres. Il a une façon de dire qu'Aaliyah et lui sont très proches qui me dérange, comme s'il y avait un sous-entendu qui m'échappait. Je connais la nature de la relation entre eux et je ne vais pas laisser un inconnu m'inquiéter, mais je me demande ce que lui pense et pourquoi il le pense. Après tout, il a exclu la chanteuse de sa réponse. Il est possible qu'il ait fait ça pour éviter de mentionner la relation passée entre elle et Aaron, pour ne pas me mettre mal à l'aise, mais je l'ai mentionnée la première... Ma confuse grandit alors qu'il mentionne Sydney. Je retiens une grimace et préfère adopter un sourire poli.

— Je ne l'ai pas encore rencontrée. Aaron et moi pensons tous les deux que c'est un peu tôt pour ça. Elle est très jeune.

Je garde mon expression affable. Je n'ai jamais demandé à presser les présentations. Sydney est la fille d'Aaliyah et je ne veux pas avoir l'air d'empieter sur sa vie. Je préfère que la distinction soit claire pour le moment, entre elle et moi. C'est le seul moyen que j'ai trouvé pour limiter ses intrusions. Avec le temps, nous verrons comment les choses évoluent. Pour l'instant, personne ne semble ressentir le besoin de forcer le passage. Je remarque tout de même que Dior a l'air de bien connaître Aaron, à moins qu'il ne sache ça qu'à travers sa bassiste. Je le laisse passer à un autre sujet avec soulagement.

— Vous jouez très bien et ... Ùna, c'est ça ?... a une voix agréable.

J'avais dit la même chose à Nash, lorsque je l'avais abordé à propos de sa veste. Je me souviens du sourire que ça avait fait naître sur son visage. J'ai le même lorsqu'on me parle d'Aaron et je le cherche à nouveau des yeux, découvrant sa silhouette sur le trottoir. Je me détends. Nos verres arrivent et je paye pour le remercier de son aide. Nous trinquons à notre rencontre, comme si nous étions en train de devenir ami. J'attends encore de connaître l'avis de mon petit ami pour décider ce que je pense que Dior, mais il m'apparaît comme un homme sympathique.

— Sans doute. Je ne joue que du piano. J'apprécie mais ma vie ne tourne pas autour de la musique.

J'ai le sentiment que tout musicien qui se respecte commence soit par la guitare soit par le piano et fini systématiquement par maîtriser les deux. Connaître le piano n'a rien d'impressionnant, bien que mon niveau ne me fasse pas rougir de honte. Victor et moi apprenons l'instrument depuis longtemps. Je replie un coude et le pose sur le comptoir pour m'aider à me tenir droite malgré que je sois sur un tabouret. Je sirote mon vin en faisant attention à ne pas le descendre trop vite.

— La musique n'est pas ton activité principale, si ? Étudies-tu ?... À moins que tu n'étudies la musique.

Je repose mon verre et lève légèrement les sourcils pour lui montrer que je m'intéresse à lui. Ce serait logique que Dior soit étudiant au conservatoire supérieur ou à l'équivalent écossais de cette institution. Nash m'a dit que sa petite amie était étudiante, par exemple. Dans un domaine très différent, mais cela fait sens, d'avoir le groupe en activité parallèle à des études plutôt qu'à un job à plein temps. En-tout-cas, sa façon de parler me dissuade de demander s'il vient d'ici. J'ai peu de doutes que la réponse serait oui. Il partage avec mon petit ami le même accent épais qui roule les R sous leur langue et qui ne peut trouver ses racines qu'à Édimbourg. En comparaison, mon anglais est bien plus sifflant, facile à recouvrir par le brouhaha ambiant.

Je ne sais pas pourquoi tout le monde me parle de la fille d'Aaliyah et d'Aaron à moi, alors que Gabriel n'a jamais eu ce privilège. Je veux dire, je suis soulagée et même heureuse que mon petit ami ait voulu m'avertir de l'existence de Sydney et je ne me permettrai jamais de me mêler de leur relation, alors pourquoi faut-il que le batteur du groupe d'Aaliyah s'attarde sur ce sujet ? Il me semble que ça ne le regarde pas. Je ne laisse pas mon irritation prendre le dessus lorsqu'il évoque la possibilité d'une rupture entre Aaron et moi. Je souris poliment en attendant qu'il lâche l'affaire de lui-même ou qu'il se lasse de cette conversation à sens unique. Il me dit qu'il ne peut pas s'empêcher de se mettre à la place de Sydney, je n'ai pas envie de lui demander pourquoi. Nous touchons à la sphère privée alors que nous nous sommes jamais adressé la parole avant ce soir.

— Tout ira bien entre Aaron et moi.

Je conclus, avec ce même sourire sur les lèvres. Ce n'est pas un sourire qui se veut chaleureux. C'est un sourire froid, immobile, mais qui existe de façon à me rendre inattaquable sur le plan de l'étiquette. Ma relation avec mon petit ami va bien, que Dior ne s'en inquiète pas. Il a été maladroit, je peux le lui pardonner, car ce n'est pas une situation à laquelle les gens de notre âge sont souvent confrontés. Nous sommes un peu jeunes pour former une famille recomposée.

Il a dû sentir que cette conversation était une impasse, car nous passons sur la musique, ce qui est logique compte tenu du cadre où nous nous trouvons. Leur concert n'était pas désagréable, mais d'autres sont sûrement plus sensibles à leur style que moi. Je peux cependant dire sans mentir qu'ils jouent bien et que la chanteuse a une jolie voix, avant de trinquer à cette drôle de rencontre. Je lui parle du piano, un instrument que mes parents m'ont fait apprendre très tôt.

— Depuis que je suis jeune enfant, mais je n'ai pas toujours eu le temps de m'y consacrer avec sérieux.

Je le déplore. Toutes les maisons ou appartements où j'ai pu vivre n'étaient pas équipés d'instrument. Lorsque cela arrivait, je n'étais pas systématiquement autorisée à en jouer. Je ne vais pas développer là-dessus avec un inconnu, je tente de m'intéresser à sa vie, sûrement moins secrète que la mienne. La question semble lui faire plaisir, il sourit largement depuis plusieurs minutes, ce qui m'aide à me détendre. Je souris à sa tentative peu concluante d'humour sur son métier, pour ne pas le décourager, puis il revient à la musique qui prend une belle part de sa vie.

— Et tu n'as pas fait le conservatoire ?

Bien que je ne veuille pas l'insulter, je m'en étonne. Ça paraît être plus sérieux que des études en musicologie, pour une personne qui espère gagner sa vie via cette activité. Mais ma plus grande surprise vient de ce qu'il me demande ensuite. Il tente de deviner mon activité et le moins que l'on puisse dire est qu'il est imaginatif. J'ouvre grands les yeux. De la gymnastique ? Il ne me connait pas, mais il peut deviner ma silhouette sous mes vêtements. Je n'ai pas le corps d'une athlète. Je me reprends rapidement, après un court rire sincèrement amusé par ses idées.

— J'étudie la littérature et j'ai un temps partiel à la Portrait Gallery, comme guide. Pour le plaisir.

Je me sens obligée de préciser que ce poste n'est que pour me divertir pendant mon temps libre. J'y prenais beaucoup de plaisir, avant que cela ne devine le lieu où Gabriel est tombé dans le coma. Mon cœur se pince en y repensant. Je trouve vite quelque chose à ajouter pour ne pas retomber dans l'angoisse qui me prend lorsque je pense à lui, seul dans la chambre austère de cet hôpital sous financé.

— L'as-tu déjà visitée ?

Est-ce hautain de ma part de m'attendre à une réponse négative ? Ce n'est pas le musée le plus prisé et j'imagine ce jeune homme préférer l'Art Contemporain ou les musées plus... interactifs. Le musée où Gabriel et moi travaillons demande une certaine patience, si je peux l'exprimer ainsi. Pour un visiteur peu concentré, la collection doit paraître être monotone. 

— Mon beau-frère a beaucoup apprécié le conservatoire. Il a fait le Conservatoire Supérieur de Paris. Il dit toujours c'est là qu'il a tissé les relations décisives pour sa carrière.

Je souris poliment, les deux mains autour du pied de mon verre. Je reviens sur ce sujet très rapidement, car mon intuition me dit que je ne devrais pas lui laisser le temps de me demander si je pourrais lui faire une visite du musée, à l'occasion. Je ne sais pas s'il serait allé sur ce terrain, mais je l'ai suffisamment redouté pour rediriger la conversation aussi rapidement que possible. De plus, je suis égoïste, mais je préfèrerais ne pas m'attarder sur le sujet du musée, et donc de Gabriel. Je n'arriverais pas à faire semblant d'aller bien longtemps, si la conversation s'y attarde. Je pense également à mes ecchymoses et ressens le besoin urgent de vérifier mon maquillage dans un miroir, mais lutte pour ne pas le faire. Cela risquerait d'attirer l'attention sur ce que je veux cacher.