J'fais rouler un caillou sous la semelle de la botte en caoutchouc. Je le sens contre la plante du pied. J'le fais passer sous chaque orteille. C'est une sensation que j'ai pas hors du corps. C'est plus agréable que les talons que Prudence s'entête à porter. Moi, je refuse de les utiliser. La première fois, je suis allé en chaussons à mon magasin favoris de Leith, pour prendre des bottes et un ciré. Je les ai pris plus grand, il faut toujours les prendre plus grand pour pouvoir les par-dessus les gros pulls en laine qui sont indispensables, en hiver. Le corps de Prudence disparaît dedans. Elle est grande, mais elle est pas épaisse. Ça se sent, le froid mord directement ses os. Le moindre courant d'air la fait frémir. A Niddrie, y'a moins de vent. On est plus loin d'la mer. Les bâtiments sont des petites tours modernes et dégueulasses. Un enchainement de façades similaires, bordées par des parkings. J'y traîne parfois, avec ou sans le corps. Je me pose sous l'érable et j'regarde mon neveu qui fait sa vie en attendant de trouver le courage d'aller lui parler pour lui demander comment il va.

J'ai pas beaucoup de regret dans ma vie, parce que je suis pas le genre de gars qui s'imagine que le chemin qu'on a pas emprunté est meilleur que celui sur lequel on est. Mais j'en ai un, c'est celui de pas m'être occupé de p'tit de ma sœur après sa mort. J'aimais bien Saoirse. C'est grâce à elle qu'j'étais pas le mouton noir de la famille. J'étais pas bavard, pas cérébral et plus attiré par l'eau que par les salles de cours n'empêche que quand je me suis marié, tout le monde était là. Ma petite sœur, elle a pas eu cette chance. Me demandez pas le pourquoi du comment, la haine et le snobisme sont des concepts qui m'échappent. Son gars était un espingouin borné. On racontait que c'était lui qui avait pas respecté nos parents, mais ça me ferait pas tomber d'ma chaise que d'apprendre que c'est le contraire qui s'est produit. Vous savez, moins j'en savais, mieux je m'en portais. Je voulais pas être mêlé à leurs histoires, j'aimais trop ma paix pour ça et c'est cette excuse que je me suis sorti pour pas prendre le gamin à ma charge. J'aurais eu tout le monde à dos et ma femme et moi, on en avait pas envie. On avait les filles à élever, une maison à trois chambres et un prêt bancaire à rembourser. Après ça, on a plus parlé de Lúca. Je crois même pas qu'on avait mentionné son nom. C'était "le fils de notre sœur", ils disaient "votre sœur" parce qu'ils voulaient pas dire "notre fille". Moi, je savais qu'il s'appelait Lúca. Saoirse me l'avait dit, dans l'une des rares cartes postales qu'on s'est échangées de son vivant. J'aimais bien, Lúca. Avec l'accent de chez nous.

Je renifle et je ferme le ciré jaune jusqu'au menton. Ils ont pas annoncé de la pluie, mais je peux vous dire qu'il va y avoir une averse avant la tombée de la nuit. Je pensais que le p'tit allait rentrer, mais il y a aucun signe d'lui. J'espère qu'il s'est pas attiré de problèmes. Il a une tête à foncer dans les emmerdes. Un petit buffle, un taureau de corrida. C'est l'opposé de sa mère telle que je m'en souviens mais ça fait longtemps qu'elle est morte et déjà là, ça faisait longtemps que je l'avais pas vue. Je peux bien mentir et dire que je sais de quoi je parle, j'ai personne à convaincre.

Dans une heure ou deux, le corps de Prudence va me r'cracher. Je peux pas rester là indéfiniment. Le but, c'est aussi profiter de la mer. Parfois, j'vais voir mes filles. J'ai une tournée des gens à voir. Aujourd'hui, ça aurait dû être le p'tit de Saoirse, je vais me contenter de la mer. Je vérifie l'heure. Si je pars maintenant, j'aurai le bus. Je cache les mains froides dans les grandes poches. Il y a tout un bric-à-brac là-dedans. Pas besoin de s'encombrer d'un sac. Je peux me mettre en route. Je donne un violent coup de pieds dans mon petit caillou. Il roule sur le béton, sautille, et se heurte à la jambe d'un pauv'gars qui passait par là. Je lève la tête et j'vois mon petit buffle, juste là, devant moi.

J'aurais dû prévoir un plan, que'quechose. J'ai pensé quinze fois à ce que je pourrais lui dire, au p'tit buffle. J'ai envie de m'excuser et de savoir s'il va bien. Je suis sûr qu'il s'est attiré des emmerdes. On vit pas à Niddrie sans raison. S'il a besoin d'un taf, je saurais lui dire où aller. Il y a toujours ce bon vieux Kurt, le boche qui tient une des dernières conserveries de la ville. Un gamin avec des bras, il saurait quoi en faire. S'il a des soucis avec les filles par contre, je lui donnerai des conseils. Mon mariage était pas parfait, mais il a tenu vingt ans et on se tappait pas dessus, nous. Il doit pas savoir ce que c'est, un couple pareil. Je pourrais lui dire que parfois, juste acheter des fleurs ou décider ce qu'on va manger ce soir, ça suffit à calmer des tensions. Je lui ferais aimer la mer, ça calmement le tempérament que je devine sur sa face. Je lui parlerai de sa mère et je lui dirais que c'était une chouette femme qui n'a pas mérité ce qui lui est arrivé et que ça, c'est de notre faute. Mais c'est pas le moment, j'suis qu'une gamine affublée d'un ciré jaune.

— Lúca ? Louka ? Rah, j'ai jamais su comment on prononçait ton petit...

Mon accent écossais fait vibrer la poitrine de Prudence, ça va pas avec son minot de gamine innocente. Je mime le trait étrange du U d'un geste de l'index. Moi, j'aime le prononcer à l'écossaise, je le trouve joli comme ça, j'vous l'ai dit, mais j'veux pas massacrer son prénom. Je bouge pas, je reste dans le passage. S'il marche un peu vite, je pourrais pas le suivre. Prudence a pas les cuisses pour ça. Il fait que quelques centimètres de plus qu'elle mais il est en meilleure forme physique. Mon p'tit buffle que je dérange. Il est pas timide, il s'en fou de qui je suis, tout ce qu'il voit est que je le gêne. Il a dû hériter de la sale personnalité espagnole de son père, de sa colère contre le monde. Moi aussi j'ferais la gueule à sa place. On peut pas dire que le monde a été clément avec lui. S'il commence à taper les femmes par contre, il va m'entendre, mais je pense pas qu'il fasse ça. Il ressemble un peu à sa mère alors je peux pas le croire aussi mauvais qu'son père.

— J'suis ton...

Et merde. Qu'est-ce que tu t'apprêtes à dire, hein Rory ? Qu't'es le fantôme de son oncle qui utilise une gamine française et traumatisée comme une marionnette ? Tu penses qu'il va te croire, ce mioche ? Te sauter dans les bras et t'appeller tonton ? Non, il va te signaler à l'hôpital le plus proche, voilà ce qu'il va faire et tu pourras pas le blâmer. Prudence se réveillera là-bas et Victor te parlera de ta connerie pendant des siècles. J'ai un grognement guttural parce que maintenant, je suis agacé. Quoi que je fasse, le frenchy parano va me dire que c'était une mauvaise idée et que ça nous met en danger. Je devais voir la mer, je crois que j'aurais mieux fait d'y aller. Je remets les mains dans les poches. La pluie va tomber, je le sens.

— Fais-moi rentrer boire un thé et j't'explique, mais là j'vais crever de froid avec tes conneries.

Il a pris son temps, pour se montrer. Je désigne son immeuble d'un geste sec du menton. J'vais pas lui laisser l'option de dire non. Les gamins têtus, il faut les traiter comme ça. J'ai eu deux filles adolescentes, je sais comment on s'impose et c'est pas qu'une question de carrure sinon les hommes auraient pas domptés les chevaux. Mon taureau de neveu va peut-être penser que c'est une corrida et continuer à s'énerver tout seul dans cette arène imaginaire, il me fera pas peur.

A partir du moment où il ouvre la bouche, c'est difficile de trouver un air de ressemblance entre le p'tiot et sa mère. J'ai une image douce de ma sœur. Après, je sais qu'on voit les morts d'un meilleur œil qu'on voit les vivants. On a de l'indulgence, quand on sait que l'autre personne peut plus vraiment se défendre ou s'améliorer. Je pense pas qu'elle soit un fantôme, du moins, je lui souhaite pas. Moi j'ai eu de la chance de tomber sur Prudence et j'ai toujours été assez solitaire. Saoirse et moi, on avait rien à voir, en dehors de notre couleur de cheveux et des tâches de rousseur qui formaient un masque sur notre visage.

Son fils, il a le poil sombre des Méditerranéens et la grande gueule qui va avec. C'est un peuple qui n'a jamais appris à la fermer. Je sais pas comment ça se fait. Il m'aggresse à moitié quand je fini pas ma phrase, mais il est malin lui. Je dois dire quoi ? La vérité ? Pour qu'il me crache au visage et me traite de folle ? Je passe mon tour, vous m'pardonnerez. Je ne suis pas venu ici pour me battre avec un buffle. C'est là que mon vrai physique me manque. Il aurait fait moins l'malin et même si ma technique frontale semble fonctionner, je pense quand même que ça l'aurait fait plus réfléchir.

J'ignore sa question, je passe à la suite. 'Faut que je rentre avant de choper la mort. C'est pas possible d'avoir un corps frileux comme ça et de vivre à Edimbourg. Mais le gosse n'est pas d'humeur charitable. Il joue au dur, avec ses mots en espagnol que je peux comprendre sans rien connaître de sa langue. J'ai pas connu son père, mais il devait ressembler à ça et parler de la même façon. Il va falloir un cadre pour que Luca arrête ses conneries. Je durcis un peu le ton, pas qu'il pense que je suis impressionné par son numéro d'hispanique de mes deux.

— Je connais ton prénom parce qu'on me l'a dit. C'est ton oncle Rory qui l'avait appris par ta mère, sa sœur.

Ca me fait bizarre de parler de moi à la troisième personne, mais il faut ce qu'il faut. On n'en serait pas là si j'avais pas fumé de la merde pendant plus de trente ans et évité les docteurs comme la peste. C'est ma punition pour avoir vécu comme je l'entendais, pour m'être cru invincible. Prudence est ma seconde chance, ça m'oblige à faire des trucs que j'aime pas faire, comme mentir à mon neveux. J'me pardonne en me disant que je fais ça pour son bien. Je mets les deux poings sur les hanches, pour prendre plus d'espace et faire oublier ma carrure de mouette. Le ciré couine un peu quand il bouge.

— Il va falloir que t'apprennes à gérer tes humeurs, p'tit gars. Je peux monter maintenant où tu vas laisser une fillette crever de froid sur le trottoir ?

Je compte pas partir si facilement. Je m'attendais pas à ce que ça soit facile ou qu'il soit aimable. Il a l'droit d'être en colère contre le monde après ce qu'il a vécu, mais ça mènera à rien. La colère, ça engendre la colère et il faut qu'il fasse la différence entre ses ennemis et ceux qui ont rien demandé. Il pourra me détester comme il le voudra quand il saura que je l'ai pas adopté alors que j'aurais pu, mais pas avant.

— Et je t'en foutrais moi de ta puta mierda. Ta mère t'a mieux éduqué que ça.

Je lui pointe un index accusateur sous le menton. Je suis un piètre acteur, mais j'suis pas mauvais comme oncle et je ne vais pas le laisser profaner des insanités gratuitement, juste parce que le minois de Prudence ne lui revient pas. Il devrait se montrer curieux de l'inconnu, c'est comme ça qu'on a des belles opportunités dans la vie.

Je comprends la colère du gosse. Il n'a pas dû se sentir bien aimé, après la disparition de Saoirse. Ça, c'est de notre faute. C'est à moi de poursuivre mon chemin avec ce regret sur la conscience. Ma venue, c'est pour ça. C'est pour rattraper les erreurs que j'ai faites de mon vivant. C'est à ça que l'après-vie sert, sûrement. Du moins, c'est ça dans les vieux récits qu'on se racontait et dans les séries crétines que mes filles regardaient en sortant du collège. J'aurais préféré le faire avec ma propre apparence, pour pouvoir lui présenter de vraies excuses, mais je vais faire d'mon mieux avec ce que j'ai. D'abord, il faut qu'on rentre. Il y en a qui ferait la gueule si je ramenais le corps après avoir chopé la mort. Ça l'embête, mon p'tit buffle, mais il sait qu'il est coincé, ou alors il est curieux.

Je dis rien et je le suis en regardant un peu autour. J'ai pas peur des chiens. De mon vivant, ces bêtes-là m'adoraient. Notre voisin, il avait un vieux patou qui s'allongeait sous ma chaise quand on partageait une pinte. Il avait la même odeur dégueulasse que cet immeuble. Ca se voit qu'on est pas sur la côte. Il n'y a pas d'iode dans l'air, juste de la poussière et du tabac. Ça me donne envie de m'en griller une, mais ça aussi, ça en énerverait. Je regarde les marches grises sur lesquelles on voit les empreintes des locataires. J'préfère pas imaginer l'appartement dans lequel il va me faire entrer. Un sol collant, un canapé troué par la cendre de joint. Je renifle. J'suis pas mécontent d'être à l'abri de la pluie.

Il pousse sa porte, j'essuie vaguement mes pieds. Quand j'lève la tête, j'ai l'impression d'être face à un portail vers un autre monde. Déjà, ça sent bon. Ça sent un truc avec des légumes et des épices, un truc de quelqu'un qui sait cuisiner. Le chien, il est sage. C'est un animal dressé, ça. Mais ça m'étonne pas de mon neveu. Il a pas l'air d'un gars qui se fait marcher sur les pieds, y compris par son clebs. Il y a même un p'tit brin de femme qui apparaît. Elle me lance un regard curieux, j'dis rien. J'vais laisser le gamin trouver l'excuse qu'il veut. Elle a l'air pressée, ça m'arrange de pas avoir à répondre à des questions. La porte se ferme après la p'tiote. Y reste que moi planté dans l'entrée, surveillé par le chien, et Lúca qu'a pas envie d'faire semblant qu'il est heureux de me voir. Je caresse la bête au niveau du cou, lui flatte les flans. Je retire le ciré que je pose sur le premier meuble que je vois avant de me hisser sur le tabouret. Je regarde le doigt qu'on agite sous mon nez sans être impressionné.

— Viens pas me dire que t'as peur d'un petit gabarit comme ça !

Je râle, fatigué par son attitude de dur à cuire. Non mais, ça va, oui, de menacer des femmes inconnues qui font la moitié du poids de son chien ? J'ai bien compris qu'il pouvait me casser un os ou deux, y'a pas de quoi en être fier. Je renifle encore. Je pense que Prudence va avoir la crève un jour ou deux.

— J'suis venu voir comment t'allais. Parce que Rory, il parlait souvent d'toi et de son vivant, il aurait aimé te rencontrer, mais il est tombé malade et il est mort, alors ça n'a jamais pu s'faire.

Je regarde autour, la déco, les meubles. C'est pas de la grande qualité, c'est pas du bois hyper résistant, mais ça fait l'affaire. Ca se sent que c'est sa p'tite chérie qui s'est chargé de ça. Y'a trop de finesse pour que ça vienne de lui. Mais il l'a laissée faire, c'est déjà quelque chose.

— T'as l'air de bien t'en tirer. Tu fais quoi dans la vie ? Avec tes bras, tu pourrais être utile au port ou sur les chantiers. M'enfin, t'as l'air d'avoir trouvé un truc.

Je continue mon inspection visuelle. J'ai peur que si je quitte ce tabouret, il lâche le chien sur moi. L'appartement est vraiment pas comme je l'avais imaginé. C'est pas une garçonnière et il collectionne pas les bouteilles d'alcool vides, comme le faisait le premier petit copain de ma fille. Un crétin d'Allemand trop porté sur l'herbe qui avait des tatouages un peu comme ceux de mon neveu. Tout ça pour dire que je suis pas déçu du voyage et je suis soulagé de ne pas avoir à le gronder, parce que dans un corps pareil, je ne suis pas sûr d'impressionner grand monde.

C'est boxeur qu'il devrait faire, le gamin. Il bouillonne de colère. Il doit être un vrai misanthrope. Sa compagne, elle a l'énergie opposée du peu que j'en ai vu mais la décoration de l'appartement me conforte dans cette idée. Je suppose que ça lui donne un équilibre, je sais pas s'il en a souvent eu un dans sa jeunesse. Ça me fait tout drôle de découvrir ça. C'est une bonne chose, me faites pas dire le contraire, mais y'a d'un côté ma culpabilité énorme et de l'autre un gamin qui s'en tire pas trop mal. Je dois quand même le reprendre sur sa façon de traiter les femmes, après qu'il ait montré les crocs à Prudence. Il chipote et je lève les yeux au ciel pour qu'il comprenne qu'il m'aura pas avec son baratin.

— Du pareil au même. Un petit taureau comme toi, ça n'a pas de raison d'se méfier d'une jeune femme.

Je le regarde caresser son molosse. Ils vont bien ensemble. Je fais un geste de la tête pour confirmer ce que je viens de dire. C'est faux et c'est vrai. J'en parlais pas, j'y pensais sauf que la jeune femme que je joue, elle pourrait pas le savoir alors je dois tordre la vérité. C'est pas important.

— Ouais. Je m'appelle Léo.

Je vais pas tirer Prudence là-dedans, ou la tirer plus qu'elle l'est déjà. C'est son visage, mais c'est le prénom de l'autre fantôme que j'emprunte. J'devais improviser et c'est pas mon fort. Il va sûrement l'oublier vite parce que c'est pas le sujet de la conversation. Il est tout nerveux, je sais même pas s'il a les neurones assez connectés pour entendre ce que je viens de dire. Je vois que ça le travaille. Je relance avec une question simple, pour le faire parler de lui.

— Je sais pas, de mon temps c'est ce que les gaillards comme toi faisaient pour avoir de l'argent. Ça payait pas mal et on était rentrés avant que les gosses rentrent de l'école.

Je hausse les épaules. Je commence à lâcher mon rôle sans que je le réalise. Je parle comme un vieux con. Ils n'ont pas encore d'enfants, sa petite femme et lui, mais ça pourrait venir et c'est un sacré avantage, ces horaires. Elaine était contente que je prépare le goûter des filles avant ma sieste, pour qu'elle aille boire un thé chez la voisine. Educateur canin, ça me fait penser à un camp militaire, mais pour chien. Ça doit pas être très stable et ça doit avoir des horaires plus compliqués. Sans parler de l'odeur. On se moque de celle du poisson, mais un chien qui a pris la pluie, je trouve ça pire.

Il revient au sujet principal. Ça prouve que ça lui fait un truc. Là encore, je hausse les épaules toutes maigrelettes de Prudence.

— Je crois que lui-même il sait pas. Ses filles étaient petites et c'était un truc dont on parlait pas, dans la famille.

J'fais pas gaffe à mes petites incohérences, aux pronoms que j'utilise et toutes ses conneries. Je pense pas qu'il va capter ou deviner que je suis secrètement le fantôme de son oncle qui joue au marionnettiste dans le corps d'une jeune femme française.

— Ta mère, elle a rien fait de mal. Elle a choisi le mauvais gars, c'est tout. Je sais pas si ça te fait du bien de savoir que c'est qu'un coup de malchance mais c'est vraiment qu'ça.

Je refuse de blâmer ma sœur. On fait tous des conneries, en amour encore plus que dans les autres domaines. Elle a dû avoir peur quand elle a réalisé le piège dans lequel elle était tombée. Et c'est nous qu'avons pas été là pour l'aider. C'est pas elle la fautive. Je secoue la tête. Je sens les premières mèches humides se coller sur les joues pâles.

— S'il était là, Rory t'demanderait pardon.

C'est plus facile de dire ça à travers la bouche d'une autre, j'crois. Je sais pas si j'aurais pu balancer ça depuis mon gros corps bourru. Ça aurait pas été crédible. Mais quand ça vient de Prudence, c'est doux, ça sonne vrai. C'est pas pour autant que je me sens à l'aise dans cette situation.

— T'as pas une bouteille d'ouverte ? J'ai besoin d'me réchauffer.

Je fais un mouvement de menton en direction de la cuisine. Il va bien nous trouver quelque chose.

Il est buté, le petit buffle. Il fait semblant de pas écouter, mais je le vois tendre l'oreille quand j'ouvre la bouche. Il est curieux. Furieux, mais curieux. Je lui parle de stabilité, d'argent, de quoi bâtir une famille et il décide que ça le concerne pas comme s'il fallait absolument avoir une copine en cloque pour s'intéresser à ces sujets-là. Bah écoutez, s'il est au-dessus de ça, grand bien lui fasse. Commencez à mépriser le boulot des autres, c'est le premier pas pour devenir un MacNiven. Je lui dis pas, je le laisse dans sa mauvaise humeur. Ça fait beaucoup pour une journée, j'vais faire preuve de patience à son égars. Même quand il fait comme s'il avait pas compris et me demande si je suis de sa famille. Je l'aurais dit direct, si c'était le cas. Il doit s'en douter.

— Non. J'suis une amie, c'est tout.

Mes filles n'ont pas les cheveux sombres de Prudence ou de leur cousin. Elles ne sont pas aussi grande et mince que mon hôte non plus. Elles sont écossaises, une rouquine et une dont j'ai oublié la couleur naturelle à force de la voir enchaîner teinture sur teinture. Elles sont très différentes l'une de l'autre et elles sont toutes les deux différentes de Prudence. Je peux pas commencer à en parler à Lúca parce que c'est un coup à ce qu'on y passe la nuit et qu'il comprenne que j'en sais trop pour qui je prétends être. Déjà que je suis pas l'plus discret...

J'essaie tant bien que mal de recentrer le truc, mais je m'attendais à la colère que ça provoque en lui. Ca l'enrage, on voit bien son sang chaud d'espingouin bouillir plus vite qu'une marmitte sur le feu. Je me laisse pas impressionner, je le laisse taper du poing si ça l'amuse. Moi, ça me fait souffler. Je me demande s'il aurait préféré que je lui dise que sa mère était une garce et que toute sa famille l'avait abandonnée pour une bonne raison. Au moins, j'ai ma conscience pour moi. Je lui ai dit la vérité et j'sais qu'il finira par être soulagé de la connaître. Le chien, il bronche qu'à peine. Il canalise son maître, comme un brave garçon.

— C'est comme ça et ni toi ni moi, on peut changer le passé.

C'est grâce à l'âge et au temps passé en fantôme qu'j'ai fait la paix avec cette réalité. C'est pas facile et ça fait encore mal, mais ça me torture plus. Je le laisse continuer à s'énerver, refuser mes excuses. Je peux pas le forcer à se comporter différemment et c'est que la première fois qu'on en parle, ça va pas faire de miracle de suite. On va se calmer avec un peu d'alcool, on verra où ça nous mène. Je prends le verre le temps qu'il parle, pour en boire la moitié sans réagir à la brûlure que ça crée dans la gorge.

— J'ai l'accent d'ici. Ton oncle avait le même, à force de traîner avec les marins, justement.

Je sais pas si je devrais pas laisser tomber les réflexions sur moi. Il a pas envie de me connaître pour le moment. Je reviens à sa première question, celle à laquelle j'ai pas répondu parce que je profitais de la tequila.

— J'traîne en bas de chez toi parce que j'ai promis à ton oncle que je viendrais vérifier que t'es pas un de ces petits thugs qui finissent en taule pendant que leur copine donne naissance à leur premier enfant.

Pour être honnête, je ne pensais même pas qu'il m'avait remarqué. Il a l'air concentré sur son but, pas le type qui se promène le nez en l'air pour s'amuser à voir des formes dans les nuages. Ça, si j'ai bien compris, c'est plutôt sa petite compagne. Peut-être que je fais fausse route, peut-être que je prétends connaître un gamin qu'est encore une énigme entière.

— Mais en dehors de ta façon de traiter les jeunes femmes, tu te débrouilles pas trop mal. Il serait heureux.

Je grommèle en avalant d'une traite ce qui reste de Tequila dans mon verre. Je sais pas si je suis heureux mais je suis soulagé sur ce point. C'est juste que j'aurais aimé qu'il reste une place dans sa vie pour moi, vous voyez ? C'est con, parce que je suis un fantôme. Mais une place pour Prudence et moi, en tant que Léo.

— Là, c'est soit le moment où tu me fous dehors, soit le moment où tu me poses les questions qui te trottent en tête. Tu préfères quoi ?

Je quitte pas ma place. Je joue avec le verre, en espérant qu'il comprenne entre les lignes que je ne suis pas contre un second tour. Je ne peux pas vraiment le lui demander, parce qu'il doit réfléchir à ma question en priorité et que le corps de Prudence, il a beau être habitué, il tient pas très bien l'alcool. Son teint qu'est d'ordinaire aussi blanches que des feuilles de papier vire au rose et sa vision devient floue. J'ai bien compris que le petit gars me trouve déjà bizarre. Si je pars de chez lui en me tenant au mur, ça ne va pas aider mon affaire, alors je me retiens.

Mon accent, c'est ce qui fait que je suis moi, pas Prudence ni personne. Moi, avec mes tics de langage et mes manies. Je lève un sourcil, m'attendant à ce qu'il retire le compliment qu'il vient de dire. Peu de gens aiment l'accent d'Édimbourg, d'ordinaire on se contente de dire qu'il est moins désagréable que la bouillie de Glasgow. Moi je l'aime, car c'est celui-là qu j'ai entendu toute ma vie et il est synonyme de maison. Ça doit avoir la même saveur aux oreilles de mon neveu parce que j'crois bien qu'il était sérieux dans son compliment. Ça m'arrache un sourire bien malgré moi. Heureusement que je reprends mon sérieux alors que j'explique la raison de ma venue. Il pourrait croire que je me paye sa tronche. Le fait est qu'il s'en sort. Ça a l'air d'aller aussi bien que ça peut aller pour un jeune, de nos jours. Disons qu'il a l'air d'être sur la bonne barque et c'est ça le plus dur. Je hausse les épaules pour ne pas que ses chevilles gonfles. C'est pas une raison pour devenir un petit vantard non plus !

— Tu dis ça maintenant...

Moi non plus, je voulais pas d'enfants, au départ. Je disais que je voulais pas forcer mon épouse à les garder pendant que je partais en mer, mais elle en a réclamé et j'ai jamais regretté. Au moins, elle avait quelqu'un à aimer en mon absence. Je prends une expression exagérée en levant les yeux au ciel et en secouant la tête d'un côté à l'autre.

— Je reste une jeune femme, et t'aurais pu me laisser crever d'hypothermie sur ton parking.

Qu'il ne commence pas à négocier avec moi, je sais ce que j'ai vu. J'ai vu un gamin qui pourrait bouffer un peu plus de savoir vivre. Je regarde le verre se remplir avec un sourcil levé. Il sait recevoir une fois les barrières tombées, même s'il grogne. Le contraire m'aurait inquiété. Je suis quand même touché de le voir montrer des premiers signes de curiosités à mon égard.

— C'était un vieux ronchon, pas très bavard, qu'est devenu franc grâce à l'âge. Il était beaucoup de choses, mais hypocrite, ça, non.

Je me réinstalle et bois encore une gorgée. Ça marque une petite pause dans mon récit. Finalement, c'est la moitié du verre qui y passe avant que je ne reprenne.

— Il était fou de ses filles et de son épouse. Parfois, on pensait que c'étaient les seules raisons pour lesquelles il revenait sur la terre ferme. Il adorait la mer et il la connaissait par cœur. Et il a eu une belle vie, même s'il est mort jeune. Il a...vait pas beaucoup de regrets.

Je renifle et me frotte le nez du dos de l'index. C'est pas grave si les yeux de cette Léonie laissent quelques larmes s'échapper, c'est normal quand on parle d'un mort. Ça me fait un truc, de rencontrer ce petit gars sans pouvoir lui dire qu'il est mon sang ni pouvoir le serrer dans mes bras. J'aurais dû venir plus tôt, je pensais à lui dans mon lit d'hôpital, à la fin. Au moins, il n'a pas comme seule image de moi celle d'un gaillard efflanqué par la maladie. Il faudrait que je trouve un moyen de récupérer des photos pour les lui montrer, la prochaine fois. Il doit être curieux et c'est bien son droit ! Je renifle une seconde fois, avance mon verre pour réclamer qu'il me le remplisse encore. Je parle pas la gorge sèche, moi, et j'ai besoin de ça pour me détendre. Mon corps me manque, il était fort et il était moi, pas Léonie ni Prudence.

— Je n'sais pas trop si tu te serais entendu avec lui, parce que t'as l'air d'être un petit voyou quand tu t'y mets, mais il aurait veillé sur toi et il aurait voulu être là.

Je le suis, même si c'est trop tard. Ça reste mon neveu, qu'il le sache ou non. Je vais nul part. Peut-être que je serais plus présent pour mes proches dans la mort que je ne l'étais de mon vivant. Je renifle encore, tourne la tête et fouille autour de moi.

— T'as un papier, un truc ? J'vais te donner mon numéro. J'aime pas les appels, mais tu pourras m'envoyer des messages si t'as besoin.

C'est pas une question, je serais content de savoir que le bufflons ait un moyen de nous contacter, même si ce n'est que le numéro de Prudence. Léonie, elle, elle a son propre téléphone, son propre numéro sur lequel personne ne la contacte, mais ça lui fait plaisir. Allez savoir pourquoi. Je préfère la simplicité. Mon amie et hôte pourra répondre sous ma dictée, c'est pour ça que les appels ne sont pas envisageables.