Regrets

- Vous ne supportez pas ce qu’il s’est passé. Vous êtes accablée par la culpabilité et vous vous enfermez dans ce déni qui dure depuis maintenant trois ans. Mais ça n’est pas votre faute, il l’aurait fait dans tous les cas, plus tard peut-être mais ça n’aurait été que retarder l’échéance. Personne n’aurait pu le sauver, vous comprenez ? C’était son choix et rien ni personne -
- Son choix ? Oui il n’aurait pas dû faire ce qu’il a fait. Il aurait dû se cantonner à de petites actions sans conséquences, il n’aurait pas dû s’en prendre à si gros avec eux. Mais il voulait faire éclater la vérité. Mais ce n’était pas son choix que d’avoir sa tête mise à prix ! Il n’a rien fait de mal et maintenant il est obligé de se cacher et reprendre contact avec nous nous mettrait tous en danger. Si j’avais su ce qu’il faisait j’aurais peut-être pu l’en dissuader, le protéger, l’aider à se cacher même !
- Il ne se cache de personne. Il faut que vous compreniez qu’il s’est ôté la vie. Il est mort vous comprenez ? On l’a incinéré. Peut-être que si vous aviez pu être là aux obsèques…
- Ah oui si j’avais été là, j’aurais vu que ce n’était pas lui. J’aurais pu apporter des preuves… Mais j’étais en voyage d’affaires, je pouvais pas, c’était important. Il n’est pas mort vous m’entendez ? Il n’est pas mort ! Il voulait me parler de tout ça ! Je le sais ! Il m’avait envoyé un message pour me dire qu’il avait quelque chose d’important à me dire ! Il y avait mon ex chez moi à l’époque et il était très jaloux alors j’ai dit qu’on en parlerait plus tard. Après son départ il n’a plus voulu me le dire et a évité la question. Je le sentais un peu tendu et puis je ne sais plus ce qu’il s’est passé entre temps. Avant le silence radio.
- Il lui était sûrement arrivé quelque chose et il voulait vous en parler. Il a dû se raviser et prendre sur lui et puis passer à l’acte.
- Non. Il voulait me parler de l’épée de Damoclès qui planait au-dessus de sa tête. Mais il a dû se dire que c’était trop dangereux de m’en parler alors il a préféré se taire. Si j’avais été là au moment où il voulait m’en parler j’aurais su et j’aurais pu l’aider.
Un silence s’installa pendant que je fixais la psychologue que mes parents m’avaient forcée à voir droit dans les yeux. Elle semblait chercher de quoi étoffer ce mensonge qu’ils cherchent tous à me faire avaler. Comme s’il allait s’ôter à nous alors que quelques semaines auparavant il m’avait dit que ces pensées étaient loin derrière lui ? Pourquoi le jour où il se serait soi-disant tué on m’aurait appelée en me disant « ses parents n’arrivent pas à le joindre » alors que ce sont eux qui sont censés l’avoir découvert ? Je la vis ouvrir et fermer la bouche plusieurs fois, m’agaçant toujours un peu plus. Elle soupira avant de changer d’angle d’attaque.
- Vos parents sont inquiets pour vous : vous partez le soir et ne revenez pas avant 7h le lendemain. Auparavant vous ne faisiez presque pas de soirée, vous restiez sagement chez vous. Ne pensez-vous pas qu’inconsciemment vous essayez de rattraper le temps perdu ? Il voulait que vous veniez avec lui à ces soirées qu’il faisait mais vous avez toujours refusé m’a-t-on dit. Trop de drogue, d’alcool, de monde, de musique forte.
- J’avais peur de ne pas savoir être comme il fallait là-bas, d’être de trop. Mais maintenant je sais que je peux y trouver des indices, peut-être même qu’il y revient ? Ou peut-être que quelqu’un là-bas sait où il est ?
- Je pense surtout que vous essayez de vous rapprocher de lui et de son souvenir de cette façon. Vous regrettez de ne pas être sortie avec lui. Dans tous les sens du terme.
Je clignai des yeux plusieurs fois et sentis des picotements remonter le long des mes bras.
- Je savais qu’il m’aimait mais à l’époque j’étais en couple et je ne voyais que mon ex. Mais cette relation m’a causé tant de tort. Il est vrai que je me dis que si j’avais rompu à temps, je n’aurais sûrement pas souffert, ou moins peut-être. Je sais qu’il m’aurait aimée, je veux dire vraiment. Moi tout entière et je ne pense pas qu’il aurait cherché à m’imposer quoi que ce soit, ni à me faire changer parce qu’il avait déjà subi ça. Mais c’est un peu hypocrite de dire ça parce que je ne sais pas si à l’époque j’aurais pu l’aimer. Je veux dire, je ne sais pas si on était si proches que ça. Enfin. On m’a fait parvenir un message où il racontait les fois où on s’effleurait, se tenait la main, où on riait, où on se chuchotait des choses à l’oreille. Mais je ne m’en souviens pas, ça ne me ressemble pas.
- Peut-être avez-vous occulté ces souvenirs parce que cela vous faisait trop souffrir ?
- Ça me fait mal d’avoir oublié oui, surtout que je ne sais pas quand je pourrai recréer des souvenirs avec lui. Des souvenirs dont je me souviendrai cette fois !
Je souris, rêveuse. Un jour ces rêves se réaliseraient et ils verraient tous que je n’étais pas folle. Je savais que ces rêves étaient prémonitoires. Je savais que ça existait et j’étais on ne peut plus heureuse de posséder ce don.
- Vous savez, j’en rêve très souvent. À chaque fois il finit de sortir de sa cachette, il reste encore prudent mais il vient nous revoir parce qu’on lui manque. Et lui aussi il me manque. Il nous manque. Toute la ville me fait penser à lui, enfin quand je peux sortir, mais tout ça n’est que temporaire. Je le sais, et ça me met du baume au cœur.
- Il ne pourra pas revenir. Il est tant que vous l’acceptiez. Nous avons essayé de vous le faire réaliser en douceur, en vous aidant avec des médicaments, mais je suis obligée d’être plus franche et directe avec vous. Il est temps que vous compreniez. Vous ne pouvez pas continuer comme ça, vous foncez droit dans le mur, vous êtes condamnée à rester ici si vous ne prenez pas conscience qu’il ne vit plus. Ouvrez les yeux, il faut faire votre deuil, vivre pour vous, vous laissez une chance d’oublier cette douleur progressivement.
- Pourquoi vous voulez tous m’empêcher de prouver qu’il est toujours vivant ?! Qu’il est en danger ?! Ma famille, sa famille et amis ne veulent pas y croire, mais moi si. J’essaie de le retrouver et de l’aider moi ! Mais vous en fait, vous et vos collègues, vous êtes juste utilisés par ceux qui le recherchent. Ils vous ont demandé de nous manipuler, de nous mentir. Peut-être même que vous vous servez de mes séances pour obtenir quelques indices pour le retrouver avant moi !
Je ris nerveusement et me relevai pour me pencher au-dessus de la table, au plus proche de ma psychologue. Je fus parcourue par un frisson de dégoût, mon corps devint froid de colère.
- Vous êtes tous immondes. Vous avez tous été achetés. Vous préférez l’argent à la vie de quelqu’un. Vous me dégo –
Je n’avais pas entendu qu’ils avaient ouvert la porte du bureau située derrière moi. On m’attrapa par la taille pour me faire reculer et sûrement me faire retourner dans ma chambre. Cela m’enragea d’autant plus et je commençai à me débattre, en vain. Je n’avais aucune chance. Ces mois à l’hôpital à manger plus de médicaments que de vraie nourriture pour me tenir en place m’avaient amaigrie et affaiblie. En réalité, j’avais peur qu’ils glissent quoi que ce soit dans mes repas. J’essayais d’éviter les médicaments mais s’ils arrivaient d’une manière ou d’une autre à me les faire prendre.
Je me mis à hurler et les insulter. La peur commença à remplacer peu à peu la colère. Les larmes me montèrent aux yeux, qu’avais-je fait ? J’avais parlé de mes espoirs, de mes rêves, ils allaient utiliser tout ce que j’avais raconté pour le retrouver avant moi ! Je ne pouvais pas les laisser faire ! Ils m’allongèrent de force sur mon lit qui grinça sous mon poids et celui des infirmiers et infirmières qui m’y maintenaient pour pouvoir m’injecter un calmant.
J’entendis en moi ma propre voix lui demanda pardon de l’avoir trahi encore une fois, encore une fois mais encore différemment…