Le grincement discret du chariot sur le béton des trottoirs de la ville. Il connaît ça et les gens du quartier aussi. Ce n'est pas le sien, de quartier, dont il s'occupe chaque matin maintenant ou presque, depuis quatre ans déjà. C'est celui qu'on lui a assigné, et Alexis y distribue le courrier. Un boulot alimentaire, qui le fait se lever bien trop tôt, mais qui lui permet d'avoir une partie de ses après-midi de dispo. Puis quand c'est l'heure de la tournée, depuis le temps maintenant, il a su trouver ses petites habitudes. La petite dame du rez-de-chaussée, à l'angle de Haddon's Court, qui l’attend à la fenêtre et lui offre un petit thé en lui racontant les mésaventures de ses voisins. Le couple sur Gilmour Street qui a eu un enfant qui hurle chaque matin et ça résonne dans le quartier, alors que sa mère le laisse à la nourrice quand elle part travailler et qui lui dit que faire un môme, c'est vraiment la pire idée. Même s'il voit tant de tendresse dans ses yeux en lui donnant ses factures. La personne dont il ne connaît que le nom, Gabby, qui reçoit du courrier coloré chaque mois de partout dans le monde et dont il s'imagine un ami, un enfant, un amour, un proche qui parcourt la vie et lui fait vivre cela à travers ses mots et ses photos. Cet homme bourru aussi, face au centre médical, qui le guette par la fenêtre puis laisse tomber le petit rideau de dentelle à son arrivée pour ouvrir sa porte au premier et lui gueuler de grimper, qu'il n'a plus l'âge de descendre un étage juste pour ses fucking impôts. Et qu'il adore surprendre quand c'est une lettre avec un timbre de Londres, qui le fait sourire comme s'il n'avait pas au moins soixante-dix ans, mais plutôt vingt, et cela est particulièrement réjouissant. Parfois, c'est moins joyeux, souvent c'est la routine. Un écouteur à l'oreille, il ne l'enlève que lorsqu'il croise dans le hall un des habitants de l'immeuble qui veut faire la causette. Et il y en a des choses à dire, et donc à écouter. Ça lui fait des histoires parfois à raconter à ses potes. Quoi, vous ne savez pas ce qui est arrivé à Eileen ? Mais si, la voisine du troisième près de l'église, qui a surpris son mec de soixante piges avec une petite jeune dans l'escalier de l'immeuble ? Bah en fait, c'était une fleuriste qui lui livrait un bouquet de fleurs parce que monsieur allait faire sa demande en mariage à Eileen après quarante ans de vie commune, vous y croyez vous ?

Parfois, lorsqu'il rentre chez lui, ce qui n'est pas totalement chez lui non plus parce qu'il est en coloc, alors il faut partager même le frigo et c'est pas simple quand tout le monde ne mange pas vegan comme lui. Parfois donc, il a son portable à la main et un message pour sa sœur, qu'il n'envoie jamais. Jade lui manque, Jade lui paraît si loin. Alors qu'ils ont tout partagé pendant dix-huit ans ou presque. Alors oui, il lui écrit, puis copie le message dans ses brouillons, et l'efface de la conversation commune. Celle-ci est creuse, à base de « Joyeux anniversaire, j’espère que tu vas bien, passe une bonne journée. » et de « Quoi de beau ? Moi pas grand-chose, la routine quoi, super que tu aies pu aller au ciné, et comment va ton chat ? ». Mais jamais, jamais non, il n'envoie ces « Tu me manques », « Est-ce que t'es heureuse là-bas, quand comptes-tu rentrer définitivement ? ». Ni les « Je t'en ai voulu que tu partes si loin. Je t'en veux toujours autant, mais j'ai juste envie que tu reviennes, que tu sois là, ou qu'on réussisse à discuter comme avant. ». Ni rien du genre. Mais ce qui est bien quand il rentre chez lui qui-n'est-pas-vraiment-son-chez-lui-à-lui-tout-seul, c'est qu'il y a Cupcake. Et Cupcake, même si c'est la journée la plus triste du monde, celle qui vous enterre sous votre couette jusqu'à ne plus vouloir en ressortir, Cupcake c'est le rayon de soleil qui illumine la terre chaque matin, au moins. Alexis en est persuadé. Une petite cocker aux grands yeux emplis d'adoration et à la bouille adorable qu'il ne peut s’empêcher d'adorer si fort et de lui pardonner toutes ses conneries, et qui l’accompagne depuis un an maintenant à peu près partout dans sa vie. La coloc' l'a accepté avec ses bagages émotionnels et le chiot, qui depuis s'est fait adopter, et ce n'est pas rare qu'Alexis trouve quelqu'un d'autre pour faire la promenade de Cupcake, ou qu'elle récupère des grattouilles et des restes de repas de n'importe qui à l'appartement. Une chienne pas malheureuse du tout.

Il a récupéré Cupcake sur un coup de tête. Comme beaucoup de choses qu'il fait dans sa vie, il ne les réfléchit pas vraiment. Alexis voulait un chien depuis longtemps, mais entre la vie étudiante, puis son ex qui n'en voulait pas, il avait fait une croix dessus. Mais le Jour du Cataclysme, comme il l'appelle dans la grande fresque virtuelle qu'est l'épopée peu passionnante de sa vie, il était sorti sous la pluie et était allé répondre à une annonce pour des chiots. Sur un coup de tête donc et promis, ce jour de pluie comme on en fait souvent à Édimbourg, il y avait eu un petit rayon de soleil timide dans l'appartement de la dame qui se séparait de la portée de chiots, à l'instant pile où il avait vu Cupcake. Ce jour-là, le Cataclysme a finalement résonné bien moins fort qu'il ne l'aurait cru, malgré son cœur en miettes et son esprit en larmes. Il avait récupéré Cupcake un mois plus tard, le temps qu'elle soit assez grande, mais entre-temps, tout s'était passé très vite. Déménager chez une amie en urgence, chercher un nouvel appartement, se rendre compte qu'une colocation est bien plus dans ses moyens, trouver une colocation ok pour les chiens, déménager dans la foulée, ignorer les appels, SMS, mails, messages sur les réseaux de son fiancé — ex-fiancé. Ignorer ses suppliques, puis ses menaces aussi. Ignorer tout cela, s'appuyer sur ses amis, sourire un peu, quand il peut, puis penser à Cupcake et se dire qu'il ne peut pas foirer l'arrivée de cette petite merveille dans sa vie. Alors tant pis pour son ex, avec ses promesses à la con, sa fucking demande en mariage si romantique, alors que deux jours plus tôt il le trompait encore avec il ne sait plus qui, tant pis les cinq ans de relation, les deux à vivre ensemble, tant pis les excuses, tant pis le cœur en miettes, tant pis l'ego morcelé, tant pis aussi tout le reste. Parce que c'était une nouvelle vie et que dans son déni et sa fuite en avant, Alexis ne pouvait que faire de son mieux pour être responsable d'une adorable petite boule de poils rousse, et que c'était bien plus important.

De son ex, il ne reste que la bague de fiançailles dans le tiroir de sa table de chevet. Il devrait la revendre et s'offrir un week-end avec, en tout cas, c'est ce que ses potes lui disent. Mais il a du mal, tellement, à laisser vraiment cette partie de sa vie derrière lui. À arrêter de penser aux joies partagées, aux petits bonheurs du quotidien, à tout ce qui allait si bien alors qu'il était persuadé d'être aimé autant que lui aimait. Même si trop de red flags à ignorer pour vraiment en faire un tableau parfait. Et puis il faudrait délaisser l'amertume des baisers, de ces lèvres qui n'honoraient pas que les siennes. Il faudrait oublier à quel point il se sentait mal dans ses bras, quand l'autre avait ce pouvoir toxique de le faire se sentir tout petit, inutile parfois. De le faire se sentir rien ni personne sauf quand il était avec lui. De le faire culpabiliser de voir juste ses amis, un soir ou deux, par-ci par-là, alors qu'apparemment lui ne se privait pas aussi de visiter des lits. Comme quoi, il est toujours bien plus facile d'ignorer ce qui est flagrant, juste parce qu'on est persuadé d'aimer. Et aussi parce que lorsqu'Alexis pleurait avec lui, il savait que c'étaient ses propres larmes qui coulaient, et jamais, au grand jamais, celles de son ex, et ça avait le don de le soulager.

Après, il y a tant d'autres choses qui sont bien plus importantes, que parfois Alexis sait qu'il réussira à vendre cette dernière relique de sa relation. Les amis, déjà. Ceux de qui il est proche depuis des années, ceux rencontrés ici et là, au fil de ses emplois, au fil de l'épopée inintéressante de sa vie comme il dit. Il y a les meilleurs, celleux avec qui il a refait le monde et partagé, un peu, ses pleurs. Il y a les sourires et les rires, les potes des bars et des soirées plus ou moins arrosées. Il y a celleux qui sont tombés amoureux de Cupcake, c'est fou comment un chiot peut avoir autant de succès auprès des gens et qu'il a commencé à relationner avec certains, surtout avec celleux qu'il croise tôt le matin et qui, comme lui, font le tour du quartier avec le petit sac pour ramasser les crottes de leur bestiole. Puis il y a les doux rêveurs comme lui, pas toujours doux cela dit. Certains rêveurs sont des tanks à rêves et il trouve cela fascinant. En bref, ses ami.es échoué.es comme lui au beau milieu d'une rue le temps d'un après-midi, puis de beaucoup plus. Il les fréquente depuis longtemps maintenant, rit avec elleux, sort avec elleux aussi. Un petit groupe effervescent de personnalités si différentes, toutes passionnées de leur art. Cette année, ça a été moins simple, moins léger. Avec les manifestations, les émeutes, les violences... Difficile de faire leur boulot ou leur passion alors que ça menace à coups de pavé et de descentes policières. Pas tous les jours, pas tout le temps. Les accalmies leur ont laissé le temps de s’exprimer, de trouver un public, de récolter des sourires et un peu d’argent. Mais cette année, vraiment, ça a été moins simple. Le climat était bien plus lourd que d’habitude à Édimbourg.

• Fume occasionnellement, depuis ses quatorze ans. Au début c'était pour se donner un genre, simple ado parmi sa bande de potes, puis... Voilà. • Il essaye d'utiliser son vélo principalement pour se déplacer, avec un petit panier à l'avant pour Cupcake. Mais Edimbourg n'est pas une ville plate et sa motivation abandonne très souvent. • A un anneau à la narine, qu'il a fait après avoir été embauché à la poste. • Devenu végétarien avec sa soeur depuis leur six ans en comprenant chez leur grands-parents que les nuggets venaient des poulets du jardin. Il a choisi d'être vegan depuis qu'il a Cupcake et que c'est plus simple de l'être maintenant qu'il a un peu d'argent et de temps pour s'organiser. • Chante mal et est très nul au karaoke, qu'il pourtant adore surtout avec une bière à la main. • A travaillé au McDonald de Prince Street juste après avoir plaqué ses études, il a tenu deux semaines à peine avant d'en être totalement dégouté et écœuré au point d'en être malade. • A ensuite été renfort pour sa saison dans un bar au service, puis surveillant à l'internat d'une école d'art, puis a été vendeur à la boutique du National Museum grâce au piston d'un ami. Après y avoir passé un certain temps, il a trouvé un autre emploi dans la vente et le rayonnage en supermarché, avant de finalement se faire embaucher à la poste. • Il aimerait idéalement pouvoir faire un peu d'évènementiel et animer des mariages ou des anniversaires avec ses performances artistiques, mais l'occasion ne s'est pas encore présentée.