Safiya Irving-Yeva

TW : grossesse adolescente, enfant délaissé, travail du sexe, violence armée, prison

C'est une fille. Le prénom que vous aviez choisi pour une fille est Rhonda. T'espères qu'Eva ne va pas en faire qu'à sa tête et le changer au dernier moment. Rhonda Irving-Yeva. C'est ce qui était prévu. Tu iras la rencontrer et signer les papiers pour la reconnaître à la fin de ton examen. Tu aurais pu aller à l'accouchement, les professeurs ne t'en auraient pas tenu rigueur, mais tu avais peur d'être encore plus stigmatisé. C'est plus facile pour Eva, elle n'est plus venue au lycée depuis quatre mois. Elle a arrêté aux vacances de Noël. Elle a dit que ce sont les chuchotements dans les couloirs qui l'ont fait abandonner mais ce que toi tu trouves le plus dur, c'est le regard indéchiffrables des professeurs, le même que t'adressent les parents de tes amis.

Tu te concentres sur ton devoir de math. La photo de ta fille s'efface derrière les nombres que tu visualises. Il n'est pas question de tirer une croix sur tes plans de carrière à cause d'Eva. Le bébé restera chez elle, tu lui rendras visites le week-end tant que tu habites encore à Edimbourg. Si tu es pris a l'université que tu demandes, tu aviseras. Tu reviendras pour les vacances. Tes parents prendront Rhonda avec eux lorsqu'ils viendront te rendre visite. Tu l'aimes, tu as envie de faire partie de sa vie, mais tu refuses de faire de ton erreur de jeunesse ta priorité.

Safiya n'en peut plus, des disputes des voisins, des bébés de l'appartement d'à côté, de ta musique à fond lorsque tu rentres avec des invités au milieu de la nuit. Tu la trouves rabat-joie. Elle sort de sa chambre — la seule de l'appartement — pour baisser le volume, ouvrir la fenêtre et te sortir un cendrier avant que ta cigarette ne crée un nouveau trou sur ce sofa élimé. Elle t'insulte de mauvaise mère, non pas avec ses mots car cela fait longtemps qu'elle n'utilise ni mère ni maman pour parler de toi, mais avec ses gestes. Ses yeux qui roulent vers le ciel, après avoir lancé un regard de dégoûts à tes nouveaux amis. En retour, tu as cette phrase, que tu balances avec une aisance qui ne suffit pas à en faire oublier la violence : à cause d'elle, tu n'as pas eu de jeunesse, alors c'est normal que tu te rattrapes maintenant.

Safiya est adolescente. Elle est ton sosie, d'après toi. Elle ne sourit jamais. Elle ne te parle pratiquement plus. Tu as été obligée d'aller à une réunion parents-profs pour te tenir informée de ce qui se passe dans sa vie. Tous les enseignants que tu as vus t'ont répété la même chose. Elève studieuse, qui fait tout pour ne pas avoir à participer en classe. Et il y a ce mot qui revient, qui revient trop pour que ce soit une coïncidence. Ils en ont parlé en salle des profs et se sont accordés sur cet élément de langage. Safiya est une élève méfiante. Tu te félicites de ne pas avoir élevée une gamine naïve qui fait confiance aux institutions. Tu es certaine que l'année dernière, c'est la prof d'Histoire qui vous a balancées aux services sociaux.

Elle pose ses lèvres sur le coin de ta mâchoire. C'est comme ça que ça commence à chaque fois, son signal pour te demander l'autorisation de continuer. Elle remonte ensuite sur ta joue et s'y attarde. C'est à ton tour. Elle attend que tu tournes légèrement la tête pour attraper tes lèvres. Le goût de sa vodka se mélange à celui de ta bière. Il y a cette règle tacite entre vous : il faut avoir bu au moins un verre avant, pour avoir quelque chose à blâmer pour vos actions. Mais Safiya n'est jamais ivre. Elle sait exactement comment elle doit espacer ses gorgées pour donner l'impression qu'elle boit sans perdre le contrôle ou altérer ses facultés. Ce n'est pas ça qui la pousse à venir encore une fois t'embrasser. Ses mains se posent à divers endroit de ton torse. Parfois sur tes bras. Jamais le visage, ou la nuque. Ses doigts ne glissent jamais sous tes vêtements. Elle a peur de trop aimer ce contact.

Elle s'attarde à cette soirée. Elle n'y trouve plus son compte mais elle veut profiter de vos baisers qui ne peuvent avoir lieu qu'ici. Lorsque l'un de vous a été faible, a réclamé cette tendresse qui lui manquait, vous ne pouvez pas dormir ensemble. Encore une règle qu'elle a écrite dans sa tête. Si vous vous embrassez, vous vous dîtes au-revoir sur le trottoir du bar. Il n'y a pas d'exception possible. Interdiction de dévier du plan originel.

Une fois, elle a hésité. La curiosité était forte. Elle a vu ce qui allait se passer. Vous traversiez l'appartement de sa mère sur la pointe des pieds pour rejoindre la chambre. Allongés sur le matelas inconfortable, devant un film que vous ne regardiez pas, vous vous promettiez que ça ne serait que des baisers mais déplacé dans un cadre intime, ça n'avait pas la même saveur. Les interdits perdaient de leur sens. Le lendemain matin, les choses étaient bizarres entre vous, d'une étrangeté dont elle ne voulait pas. Elle ne t'a jamais invité à dormir avec elle après t'avoir embrassé. Elle n'a pas le souvenir que tu l'aies un jour fait à sa place non plus.

Ta fille a grandi. Elle est le portrait craché de sa mère et ça ne t'avait jamais autant choqué qu'aujourd'hui, lorsque tu l'as trouvée à l'aéroport de Baltimore. C'est parce qu'elle sourit. Tu ne l'avais jamais vue aussi heureuse. Tu n'es même pas sûr de l'avoir déjà vu heureuse tout court.

Ensemble, vous visitez ce petit studio qu'elle s'est trouvé, dans le garage d'un couple de retraité. Tu payes la caution, elle récupère les clefs. Au dîner, elle te parle avec enthousiasme de ce nouveau job, la raison pour laquelle est est venue s'installer sur le même continent que toi. Tu lui dis que c'est super, qu'elle pourra enfin tisser des relations avec ses demi-frères et demi-soeurs, mais elle évite le sujet. Plus tard, elle se trompe de prénom en parlant d'eux.

Le sang qui bat contre tes tempes. La douleur à la mâchoire, là où la grognasse t'a mis un coup de poing. T'essaies de te souvenir de comment ça a démarré. Ce n'était pas toi qui tenait le couteau, à la base. Tu t'utilisais ton escarpin mais quand elle a fait tomber son arme, oui, tu t'es précipitée dessus.  Ca te paraît évident mais ton avocat essaie de te faire nuancer ton propos. C'est un gamin à peine sorti de l'école et pour qu'on le mette sur une affaire comme la tienne, c'est sûrement qu'il était mauvais, alors tu ne vois aucune raison de l'écouter. Dès que tu réussis à joindre ta fille, tu lui demanderas de l'argent pour t'en payer un plus talentueux. Elle bosse pour une grosse boîte, elle doit avoir un salaire intéressant et tu estimes qu'après tout ce que tu as fait pour elle, tu le mérites.

Elle attrape le dernier carton sous un bras, ferme le coffre de la voiture de l'autre. Elle ne se plaint pas de ton inutilité, c'est quelque chose que tu aimes chez elle. Elle fait ce qui doit être fait. Quand elle t'a dit qu'elle devait rentrer en Ecosse pour un problème familial urgent, elle était pas non plus en train de se plaindre. Elle t'informait.

Elle pousse la porte du pieds pour rentrer dans le salon et se décharger. C'est ton premier appartement. Tu n'aurais jamais sauté le pas si Safiya ne t'avait pas proposée d'emménager avec elle. T'as changé de pays pour rester à ses côtés. Tu t'accroches à elle comme à une bouée. Elle fait la même chose avec toi. Safiya, l'indépendante Safiya, elle ne sait plus être seule.

Croisable dans les bars, à la bibliothèque, à des restaurants de différents standards — Accepte à peu près n'importe quelle mission si elle est payée —  Est méfiante de toutes les institutions et repousse un maximum ses rendez-vous médicaux — A quelques rituels qu'elle pense invisibles, comme celui de  fixer le plafond et compter jusqu'à 100 avant d'ouvrir sa boîte mail lorsqu'elle attend un courriel important.