Party like Gatsby

Chapeau melon, pas de bottes de cuir. En revanche, un nœud papillon bien serré autour du cou, col rabattu, petit gilet noir surmonté d'une magnifique veste en soie acheté spécialement pour l'occasion. C'était bien ça le problème d'Ash', sa carte bancaire était comme un cheat code dans un jeu vidéo : il s'en servait à tue-tête sans réellement penser aux chiffres qui défilaient sur son compte en banque tant ils étaient nombreux. Dès qu'il avait une envie quelconque, il ne prenait pas le temps de délibérer avec lui-même et entrait systématiquement les numéros de sa carte sur Internet ou courait dans la première boutique haut-de-gamme pour satisfaire ses envies qui l'irritaient et le poussaient à l'achat.

« C'est un peu cliché l'assortiment canne-chapeau melon, tu sais. »

Et que dire des chaussures à talons qui claquaient à chacun de ses pas, donnant l'impression qu'il allait s'adonner à une compétition de claquettes ? Jeremiah le suivait et traversait les impromptus invités qui ne pouvaient point le voir. C'était lui, ce soir, le chaperon. Issu des années 30, il avait bien entendu connu les sauteries en vogue du début du siècle, durant l'entre deux-guerres, et trouvait cela assez curieux que les contemporains de ses deux arrières-petits neveux ne s'intéressent encore tant à l'esthétique pré-dépression. Leur petite sauterie était assez idyllique, avait gommé l'âpreté de l'époque, n'en avait conservé qu'une capsule anachronique et mensongère, caricaturale, où chacun se parait de costumes vieillots, se dessinait une moustache cirée, se laquait les cheveux et conduisait des deux-chevaux. Ashton trouvait son fantôme assez rabat-joie.

« C'est pas grave, tu sais. » Et avec philosophie, le jeune acteur haussa les épaules en rétorquant : « Dans cent ans aussi, on caricaturera notre époque. On en retire que le meilleur et c'est pas plus mal ! »

Jeremiah roula des yeux. C'était certainement bien mieux que de voyager réellement dans le temps et d'observer l'effervescence prisonnière d'une mince prison de verre prête à éclater avec la crise de 29.

Puisqu'un peu en retard, comme à son habitude, le jeune brun se fondit dans la masse, l'air de rien, et commença à se dandiner sur la piste. Avec tout ce peuple, et son chapeau qui ombrageait son visage en partie, il passait inaperçu. Dieu qu'il adorait signer des autographes et faire des selfies mais en l'occurrence, avec tant de monde autour, ce serait la cohue et il générerait assurément un chaos qu'il se reprocherait plus tard, ou tout du moins que Desmond ou Tina lui reprocheraient la nuit venue. Tandis qu'il s'essayait à quelques pas de danse en faisant tournoyer sa canne à pommeau dans sa main, la lançant dans l'autre avec dextérité, il fut bousculé par une femme blonde qui raclait assez fortement le fond de sa gorge. Son regard lancé derrière son épaule et désignant un homme assez proche d'elle fit comprendre à Ash' le problème.

« Je pense qu'elle a besoin d'aide. » Clarifia tout de même Jeremiah.

Ash' étant fort grand, elle avait dû penser qu'il était plus âgé qu'il ne l'était vraiment et en mesure de se battre pour la défendre. C'était assez mal connaître ses petits bras graciles ...

« Eh ... Euh... Ouais. Non. »

Il passa un bras entre eux et verdit. Bordel Ash', tu voulais jouer un super héros, non ? Bah c'est ton moment vieux. Articule et montre-toi convaincant. Là, c'est foiré.

Pluie dorée. La flûte renversée ; une averse d'or pleut sur le prétendant trop insistant figé derrière la canne tendue d'Ashton qui s'est essayée, le plus maladroitement du monde, au sauvetage de la demoiselle. Il en rougit d'ailleurs un peu de honte. Quelle tentative risible. Il avait bien compris, au regard dédaigneux lancé par le danseur désireux de séduire, que s'il n'avait pas été trempé par le champagne de la maladroite convive, il se serait interposé avec force et n'aurait pas laissé l'occasion au jeune brun d'endosser une nouvelle fois sa cape de super-héros. Finalement, les producteurs avaient bien raison : il aurait fait un piètre Peter Parker. Cette remarque, qui consistait en une auto-flagellation, le blessa. Il paraissait d'autant plus ridicule, d'ailleurs, que ce fut finalement l'inconnue qui reçut les remerciements puisqu'elle avait été bien plus efficace dans son intervention que le natif de Boston. Lui-même pensa d'ailleurs qu'elle avait bien fait d'intervenir sans quoi, la soirée aurait tourné au fiasco. Bien qu'il ne soit pas doté de capacités prémonitoires, Ash' savait très bien ce qu'il serait arrivé : agacé, l'autre homme l'aurait bousculé voire frappé, entraînant l'intervention des gardes du corps disséminé un peu partout dans la salle - des envoyés de son oncle et agent qui tenait toujours à avoir un oeil sur sa poule aux oeufs d'or - qui auraient passé à tabac le pauvre dom juan.

Au cours de leur conversation, Ashton apprit le prénom des deux femmes. Hayley, pour la demoiselle en détresse. Dorcas, pour sa chevaleresse armée d'une flûte désormais vide. Tandis qu'elles discutaient entre elles, Ash' pensa qu'il allait pouvoir s'éclipser sans attirer davantage l'attention sur lui. Avec son inutilité dans le "combat", il n'avait de toute façon pas sa place à leurs côtés. Du moins, c'est ce qu'il pensa jusqu'à ce qu'il entende un "vous" dans le discours de l'héroïque Dorcas qui, visiblement, souhaitait l'inclure dans le groupuscule.

« Euh... Je vous l'offre alors! » Triple idiot, ils sont en libre service. Jeremiah sourit légèrement en s'adossant à un pan de mur non loin de lui, le regardant se tromper et se corriger aussitôt. « Enfin... Je veux dire que je vais les chercher ! »

Il fallait assurément du champagne pour Dorcas, mais que voulait Hayley ? Il se hâta de le lui demander et, une fois la commande passée, il slaloma entre les convives afin de rejoindre l'un des serveurs qui présentait avec une certaine habileté une dizaine de verres en équilibre sans qu'aucun ne menace de se renverser, en dépit de l'agitation alentour. Une fois les deux verres pris, il rejoignit les deux jeunes femmes à qui il offrit les boissons en souriant et s'excusa en même temps, avant de retirer sa canne de son bras où il l'avait alors suspendu pour pouvoir tenir dans chacune de ses mains l'offrande qu'il fit aux deux femmes.

« Désolé pour tout à l'heure. » Il rougit encore un peu et plissa ses lèvres l'une contre l'autre pour faire une moue. « J'ai été un peu pris de cours et je ne savais pas vraiment comment réagir ... » Il faut dire que même s'il se plaît à lire des bandes-dessinées super-héroïque, il n'a, lui, été mordu par aucune araignée radio-active et n'a pas pour habitude de s'opposer à des mécréants alors, rouillé, il a tendance à réagir tardivement et sans adresse lorsque pareille situation se présente. Aussi, avec ses bras plus mous que marshmallow, il ne fait sans doute peur à aucun homme assez confiant pour venir renifler avec insistance les fesses d'une femme. Armé d'une canne, ou pas. « Au fait, moi c'est Ashton ! »

Il était si préoccupé par les verres à ramener aux deux blondes qu'il en avait oublié de s'en prendre un lui aussi. Pas de champagne, ça non. Ash' ne tenait vraiment pas l'alcool et en détestait le goût. Quel qu'il soit. Il s'était déjà essayé précédemment à quelques bulles en diverses occasions mais les résultats s'étaient avérés si terribles qu'il lui fut fortement déconseillé de reproduire l'expérience à l'avenir. C'était surtout son oncle qui l'avait formellement interdit de consommer, au prétexte qu'il se souciait de son foie. Tout le monde savait qu'il craignait surtout de devoir gérer un potentiel scandale dans les tabloïds britanniques qui, nécessairement, aurait des répercussions à l'internationale et nuirait à sa carrière, au moins temporairement.

Lorsqu'excusé, Ashton sourit gaiement et déposa sa canne au sol afin de prendre appui sur son pommeau. Jamais le grand brun n'avait vraiment eu l'occasion d'interférer dans pareilles situations et, bien qu'il avait conscience des comportements sauvages de certains de ses pairs pour en entendre fréquemment parler à Hollywood - beaucoup plus depuis Weinstein -, il n'y avait jamais été confronter. Quand bien même l'on pourrait élaborer des plans ou faire des promesses aux jeunes femmes de son entourage sur une potentielle intervention si un soupirant venait à être trop tactile ou véhément, une fois la situation venue, puisque celle-ci n'avait pas été anticipée dans les minutes précédentes, le corps et l'esprit ne se coordonnent pas nécessairement. Le jeune américain, ainsi, s'est senti comme paralysé et ne comprit que trop bien les témoignages qu'il avait pu écouter en divers Podcasts dans lesquels les victimes se disent elles-mêmes pétrifiées par l'audace qu'avaient les mains de leurs agresseurs qui coulaient comme de dangereux serpents sur leurs corps. Néanmoins, grâce à Dorcas, l'incident n'a pas eu lieu et une issue non-violente a même été trouvé pour se débarrasser du danseur sans gêne.

« Oui, la soirée est très bonne ! J'ai bien fait de la prendre oui, quoi qu'en disent certains! »

La pique, nécessairement, s'adressait à Jeremiah, dans son dos, qui roula des yeux et répliqua d'un ton grinçant :

« Du peu qu'elle aie servie ... C'est madame surtout qu'il faut féliciter. »

Par "madame", il désignait Dorcas. Celle-ci avait un langage particulièrement soutenu ; preuve d'un anglais fort maîtrisé et ce, en dépit de ce qu'il soupçonnait être un accent dans sa bouche qui trahissait le fait que la langue de Shakespeare n'était originellement pas la sienne ...

« Elle a un accent espagnol. »

La voix de Tina s'imposa aux oreilles d'Ash' qui prit sur lui pour ne pas sursauter ou avoir à se tourner dans la direction de sa tante décédée qui venait d'apparaître derrière lui, inspectant la blonde en fronçant un peu les sourcils. Celle-ci avait gardé une rancune transmise par les liens du sang comme une malédiction aigre que l'on se refile de mère en fille pour les espagnols qui, naguère, avaient fait de Porto Rico une colonie de leur empire et avait orchestré, de ce fait, par effet de ricochet, le génocide de tout le peuple indigène qui y résidait avant que le pied de Colomb ne foule leur sol.

« Moi je ... » Il ne savait pas trop s'il devait parler de son métier. Tina, derrière lui, donnait des noms d'oiseaux aux espagnols en ressassant un passé qu'elle ne connaissait que par l'intermédiaire des histoires transmises de génération en génération par sa famille, laquelle avait été gangrénée par l'ADN espagnol du fait d'unions forcées entre natives et porcs européens. Il peinait ainsi à se concentrer. « Je suis dans le milieu de l'art. » C'était tout de même un grand mot pour qualifier la grande majorité de sa filmographie à base de poissons démoniaques et de robots canins... Cependant, dans ce genre d'occasions, il n'aimait pas trop attirer les projecteurs sur lui, de peur de créer une émulation dans toute la salle et de devoir quitter les lieux sur ordre des gardes du corps de son oncle. « Et vous alors ? »

Les deux filles s'exprimèrent alternativement sur sa canne, mais aussi et surtout sur leurs deux cavaliers évanouis dans la Nature. Au moins, se dit Ash', l'avantage de n'avoir aucune petite-amie, c'était au moins de ne pas avoir à subir pareil brise-coeur. Se livrant toujours entièrement et en jetant dans la mêlée sa pleine énergie, il savait qu'il serait très certainement une moitié particulièrement collante et trop enthousiaste. C'est ce qui lui avait déjà été reproché avant même cette introspection de courte durée qui fut bientôt interrompue par le questionnement des deux blondes sur lui. Toutes deux posèrent un regard intrigué sur lui qui, lorsqu'il se dit « dans le milieu de l'art », attisa la flamme dans l'oeil de chacune des deux jeunes femmes.

« Et bingo. » Fit alors son cousin éloigné, et désormais décédé, dans son dos.

Visiblement, elles avaient le début d'une piste. Bien évidemment qu'elles l'avaient déjà vu quelque part. Une bande-annonce avant un petit film tranquille au cinéma, une publicité, un mème se moquant ouvertement de sa série de films ; Ashton Reilly était partout, en filigrane, camouflé derrière une info people, dans des conversations moqueuses. Beaucoup ne le connaissaient que pour les travaux d'Ehvenbach et trop peu pour les trois petits films de niche qu'il avait pu faire entre temps, dont le dernier devait sortir durant l'année civile 2024 puisque le tournage prenait fin prochainement et que les équipes de montage s'étaient déjà penchées sur les rush.

C'est Hayley la première qui, comme soudainement inspirée, émis l'idée d'une présence télévisuelle. Un large sourire qui tirait ses faussettes trahit le grand bouclé dont la main droite alla se perdre dans les cyclones de sa chevelure qu'il ébouriffa légèrement. Il n'eut le temps d'émettre un ricanement que, déjà, l'espagnole, qui avait deviné, lui annonça avec enthousiasme l'avoir reconnu. Un long ver brûlant remonta à la hâte l'échine de l'américain qui serra les dents et tendit son index devant ses lèvres afin de lui intimer un petit "chut".

« Je suis là incognito ... » Et d'une position verticale, son doigt finit par lui dessiner une moustache à l'horizontale, juste au-dessus de sa lèvre rouge qui dessinait une vague qui surlignait ses dents blanches.

« Tss, càllate blondasse ! » Pesta Tina en secouant, agitée, sa chevelure de lionne en dévisageant l'espagnole qu'elle avait déjà catalogué et autour de qui elle formait déjà par sa seule marche un large cercle ; à la manière d'un fauve préparant le terrain pour attaquer une proie qui ne l'avait pas encore remarquée.

Les présentations s'en suivirent et, lorsqu'elle confirma ses origines, Dorcas fut aussitôt menacée par le regard plus perçant encore de Tina qui se stabilisa dans son dos, faisant valoir le tonnerre de son pied qui claqua frénétiquement à un rythme prononcé tandis qu'elle bougonnait des mots dans sa langue natale sans qu'aucun ne puisse entendre ce qu'elle vociférait dans son coin.

« Je suis américain, moi. Je suis ici pour un tournage, en fait. » Confia le grand brun en souriant avant de rajouter, comme pour se le dire aussi à lui-même et à Tina et Jeremiah, présents à ses côtés : « Mais je me plais plutôt ici alors je pense prolonger mon séjour ! »

Il faut dire qu'il avait trouvé ici une amie proche et fidèle qui, récemment, l'avait grandement aidé lorsque son frère s'était brusquement envolé sans qu'aucune explication ne lui vienne jamais. Particulièrement intéressé par le folklore de la ville, soumise constamment au paranormal, il rejetait alors la faute sur les esprits malins qui prenaient dans leurs griffes la capitale écossaise et leur jouaient des tours à eux, petites fourmis humaines évoluant dans cette vaste fourmilière.