Juin 2019

Je suis là et l’avion décolle. Je suis là, comme un con, avec le nounours acheté en speed à la boutique de l’aéroport. Je pensais pas venir. Je voulais pas venir mais j’ai regretté. Lili, c’est tout ce qu’il me reste. Pourtant, elle est dans l’avion qui vient de partir pour une destination lointaine et moi, j’suis là. J’aimerais être ailleurs. J’aimerais retourner dans le squat que je viens de quitter et fumer jusqu’à tout oublier. Lili n’aimerait pas, elle pense que j’ai arrêté tout ça. Elle ignore que j’ai recommencé quand papa et maman sont morts. Elle sait pas que, maintenant qu’elle est partie, ça va être pire. Que maintenant, il n’y a plus personne pour m’empêcher d’aller voir Ùna et Cléo. Elles sont pires que moi, les deux nanas là. Mes parents sont six pieds sous terre, Aaliyah vient de partir pour les USA. Ou ailleurs, je ne sais plus quelle est la première étape du voyage. Mon esprit tourne au ralenti avec tout ce que j’ai ingurgité la veille. Je me dis que finalement, c’est mieux qu’elle ne m’ait pas vu dans cet état.

Mais le mieux, c’est que je vous explique le pourquoi du comment. Comment ma vie a basculé dans cette putain d’année 2019.

Je suis né le 31 octobre 1990. Je ne connais pas mes parents biologiques. Ma mère biologique s’appelle Siobhàn et est d’origine irlandaise, elle avait à peine dix sept ans quand je suis venu au monde. C’est à peu prêt tout ce que je sais d’elle et, à vrai dire, je n’ai jamais cherché à en savoir plus. Mon géniteur s’est tiré bien avant ma naissance et les parents de ma génitrice l’ont forcée à accoucher sous X. Ma vie a commencé par un abandon. J’ai vécu quelques mois en foyer avant d’être adopté par les Mahoney. Ils sont gentils, les Mahoney. Papa travaillait dans un garage, maman était fleuriste. Ils pensaient qu’ils ne pourraient avoir d’enfant alors ils m’ont choisi. Ils m’ont choisi moi. Moi. Ils ne m’ont jamais caché la vérité sur ma naissance et j’ai jamais posé plus de questions. Beth Mahoney est la femme qui m’a soigné, qui m’a veillé, qui était là pour ma première rentrée et pour m’aider à faire mes devoirs. Tom Mahoney m’a appris à pêcher, il m’a transmis son amour pour la mécanique et les vieilles voitures. Il m’a appris à me battre aussi, quoi que ça il aurait pu s’abstenir. Ce sont eux mes parents, ce sont eux ma famille. Eux et l’abruti de fils qu’ils ont fini à avoir. Mon frère. Lewis, c’est juste un petit con. On ne se supporte pas et je pense que cela vient du fait qu’il m’a toujours fait sentir que je n’étais pas des leurs.

Et dans ma vie, il y a un rayon de soleil. Ma meilleure amie. Aaliyah. J’peux pas vous dire depuis combien de temps on se connaît. Depuis que je suis en âge de me souvenir, elle a toujours été là. Il n’y a pas un moment de mon existence où elle est absente. On a toujours été là l’un pour l’autre, il m’arrivait d’aller me réfugier chez elle quand ça n’allait pas à la maison. On a traversé l’enfance ensemble puis l’adolescence. C’est là que j’ai commencé à déconner et que je l’ai embarquée avec moi. Les fêtes, l’alcool. On a même couché ensemble à cette époque, avant de se rendre compte qu’être amis, c’est mieux. On a touché à tout, surtout moi. J’ai plongé dedans la tête la première et j’en suis jamais vraiment ressorti, encore maintenant. Mais Lili, elle, elle est plus forte que moi. Bien plus forte, et bien plus indépendante aussi. Elle a réussi à se défaire des addictions acquises par ma faute et je l’admire pour ça. Je l’admire tout court. Elle est le pilier sur lequel je me repose, la béquille sur laquelle je m’appuie. Je sais que je n’ai pas le droit de lui demander ça, que c’est beaucoup de responsabilité que de veiller sur le drogué que je suis. Mais sans elle, j’suis qu’une épave.

Mes addictions ne se sont pas arrangées, elles ont même empirés. Après l’alcool, la drogue. Et après la drogue, le jeu. Je joue jusqu’à tout perdre. Et au casino, j’ai rencontré une nana. Une belle plante et à l’heure actuelle, l’histoire la plus longue que j’ai eue. Elle s’appelle Cléopâtre. La pauvre, quels parents appellent sa fille comme ça ? Enfin, bref. Tout le monde l’appelle Cléo de toute façon. Le problème avec cette fille, c’est qu’elle est plus accro que moi encore. Le problème avec cette fille, c’est qu’elle m’a entraîné un peu plus par le fond. On était défoncés la plupart du temps, pour ne pas dire à longueur de journée. Une période sombre de ma vie et je sais même pas pourquoi Ali est restée, j’aurais mérité qu’elle me laisse. Enfin, elle était pas trop là à cette époque, occupée avec un artiste rencontrée alors qu’elle posait nue je ne sais où. Enfin bref, j’étais de toute façon trop stone pour suivre ses histoires. Avec Cléo on a eu des hauts et des bas, surtout des bas. Des disputes, des réconciliations. Un putain de couple bancal et toxique alors que c’est de stabilité dont j’ai besoin.

J’ai fais une overdose, à la fin de l’année 2016. Cela me pendait au nez depuis le temps que j’ingurgite tout et n’importe quoi en quantités astronomiques. J’étais avec Cléo cette nuit là et elle m’a abandonné à mon triste sort. Mais quand je me suis réveillé, à l’hôpital, Lili était là. Jamais elle ne m’a laissé tomber. Je m’en veux tellement de lui faire subir tout ça. De l’obliger à vivre ça, avec moi, de continuellement l’entraîner vers le fond. Je suis l’ami le plus nul au monde, bien qu’elle en dise le contraire. Je sais qu’elle rêve de voyager, qu’elle rêve de s’envoler et de découvrir le monde. Et elle le mérite. Mes parents ont voulu m’envoyer en cure de désintoxication, sous l’œil ravi de cet abruti de Lewis. Aaliyah m’a alors proposé de l’accompagner dans son tour du monde pour m’éloigner d’Edimbourg et de l’influence néfaste de Cléo. J’ai passé les deux années suivantes à enchaîner les petits boulots et à économiser sou après sou pour pouvoir partir. J’ai réussi à mettre de côté suffisamment pour le billet vers les USA, première étape du périple, puis pour celui qui nous ramènerait en Europe. Prévoyante, Aaliyah avait déjà trouvé les hébergements et moi je me disais que je pourrais bosser par ci par là. La vie s’annonçait belle.

Mars 2019

Il pleut. L’eau dégouline dans mon cou et sur la veste de mon costume. A côté de moi, Lewis pleure. Mes yeux sont secs et douloureux. Mes doigts sont serrés autour de ceux d’Ali. Le cercueil de maman descend dans le trou. Un accident de voiture. Un putain d’accident de voiture. Nos parents sont morts. Mes économies y sont passées, me voilà de nouveau coincé à Edimbourg. C’est à ce moment que j’ai commencé à voir des choses étranges. Du noir, du blanc et des couleurs fades. J’ai pas trop compris. Encore maintenant, je comprends pas trop. Et là, j’ai autre chose à penser. Le voyage avorté, les frais de funérailles et de succession, tout y est passé. Les miennes, celles de Lewis. Il a hérité de la maison, j’ai hérité du garage dans Leith. Celui où je passais des heures avec papa à retaper des voitures. C’est là que je vis maintenant. Avec Aaliyah, on devait partir en avril. Mais on est pas parti. Elle a repoussé, elle est partie en juin. Jusqu’au dernier moment, j’ai cru qu’elle resterait. Mais elle s’est envolée. On avait mûrement pensé ce voyage, planifié toutes les étapes ou presque. Et j’ai mal au cœur qu’elle le fasse sans moi. Je lui en veux de s’en aller. La veille de son départ, j’ai passé la nuit avec Cléo. J’ai recommencé.

Voilà, vous savez maintenant. Je ne pense pas que vous désiriez un résumé de ce qu’il se passe ensuite. Les deux années qui ont suivi ne sont qu’une succession de fêtes et de défonce. Je fais attention les jours où je bosse pour ne pas me faire virer. Je fais attention au décalage horaire, pour ne pas qu’Ali s’en rende compte quand elle m’appelle. Elle m’appelle souvent, Ali. On a même fêté notre anniversaire en visio. Avec le temps, je me suis calmé. Les premières semaines qui ont suivi son départ, j’avoue ne pas avoir décroché souvent. Voir même pas du tout, les premiers jours. Mais je n’ai plus qu’elle depuis le décès de mes parents alors j’ai mis de l’eau dans mon vin. Je ne peux pas perdre Lili, c’est la seule personne pour laquelle je me maintiens à flots. Je me dis qu’elle finira bien par rentrer et j’aimerais ne pas être trop accro quand ce jour arrivera. Mais ça tarde, les semaines puis les mois passent. Des années. Deux putains d’interminables années.

Mai 2021

J’en peux plus et je craque. Ça fait des semaines que je repousse parce que je veux pas faire ça. Je m’y refuse mais j’en peux plus. J’ai besoin qu’elle rentre. Je sais, c’est égoïste. Alors, je l’appelle. Elle doit être à Rome ou quelque part en Italie. Elle décroche et je lui explique, d’une voix que les excès ont rendue rauque, à quel point elle me manque. Puis quelque chose d’inquiétant. Elle parle puis plus rien. Des cris et puis plus rien. J’ai essayé de rappeler. Plein de fois, sans réponse. Alors j’ai emprunté de l’argent, que je ne pourrai pas rembourser, et j’ai pris le premier vol pour Rome. Quand je suis arrivé, j’ai retrouvé mon amie. Mon amie et sa fille. Sa fille, putain. Un bébé. Aaliyah et un bébé. Alors, je suis resté. Je suis resté là pour l’aider, j’ai trouvé un petit job pour subvenir à nos besoins. Je me suis occupé d’elles comme j’ai pu. J’ai même trouvé de quoi éviter d’être en manque devant elles. Ces deux là, c’est tout ce qu’il reste de ma famille. Je refuse qu’elles me voient tremblant, délirant et à me gratter à m’en arracher la peau.

Dès que Sidney a été en âge de prendre l’avion, on est rentrés. Je ne suis pas mécontent de retrouver Edimbourg, j’aime cette ville malgré tout. Je me suis éclipsé quand Aaliyah a été accueillie comme une reine par sa famille. Je sais qu’ils ne m’apprécient guère alors je me suis contenté d’aller attendre dehors. Moi, personne ne m’attendait. Je n’ai même pas pris la peine de prévenir Lewis, on s’ignore royalement depuis le décès de nos parents. Depuis notre retour, Aaliyah et Sidney vivent chez moi. Je leur ai laissé ma chambre, je dors sur le canapé. Le cinéma a bien voulu me reprendre et je fais des efforts pour paraître sobre et clean devant les filles. C’est compliqué, terriblement compliqué et je n’ose imaginer ce qu’il se passerait si elle le découvrait.

Mais Ali et moi, c’est à la vie à la mort. Pas vrai ?