— Prudence, tu as mauvaise mine... Tu es sûre que tu ne veux pas rester à l'appartement ? On commanderait à manger et on regarderait un film ?

Je sens effectivement ma peau tirer alors que je force un sourire pour ma tante. Je ne veux pas l'inquiéter et je ne peux pas lui dire la vérité, alors je réponds d'un mouvement de tête désolé.

— Gabriel et moi n'avons pas prévu une nuit agitée, au contraire.

J'ai le sentiment de mentir et pourtant, je ne sais pas si nous pouvons dire que la nuit va être animée. L'idée est que j'arrive, m'installe près de son corps et attend que cela passe, avant de partir en claquant la porte. Mon cœur bat vite rien que d'y penser. Notre arrangement m'empêche de dormir depuis le début de semaine. Je ne pense qu'au corps vide de Gabriel et à la froideur de la main que je tiendrais. Cette fois, je n'ai pas acheté de bouquet. Je ne suis pas d'humeur à faire un geste dans sa direction. Combien même cette soirée risque d'être notre dernier moment ensemble.

Je plaque sur ma main et cours en direction de la salle de bain. Les spasmes ne parviennent à faire remonter qu'un peu de bile âcre que je crache dans la cuvette des toilettes. Mon estomac est vide depuis mes derniers vomissements, quelques heures plus tôt. Ça ne l'empêche pas d'essayer pendant une longue minute avant de se calmer. Je prends de l'eau dans le creux de ma main, me rince la bouche avant de me rebrosser les dents. Ma langue brûle à force d'être soumise à tous ces traitements. D'un coin de coton, j'efface le maquillage du bas de mon visage pour le refaire proprement. J'aperçois ma tante dans le reflet du miroir. Elle s'arrête dans l'encadrement de la porte.

— Ma puce...
— Je veux voir Gabriel ce soir. C'est important pour moi.

Elle n'insiste pas plus. Elle me propose de me déposer et remonte dans le salon pour vaquer à ses occupations le temps que je sois prête à partir. Je termine de me préparer dans un silence lourd. Léonie, Victor, Rory sont là, à me juger silencieusement pour ce que je m'apprête à faire. Kimi est dans la chambre, à parler à un meuble, allez savoir lequel. Il fait trop sombre pour qu'il puisse distinguer ma table de chevet de sa peluche, mais peu lui importe.

• • •

Face à Gabriel, je suis paralysée. Alors que j'essaie de trouver la force de parler, mes yeux piquent déjà. Je suis frustrée de ne pas réussir à utiliser le moindre de mes muscles. Même ma respiration est bloquée dans ma poitrine. Une larme salée roule sur ma joue. Une seule, il me semble. Les autres sont comme le reste : prisonnières de ce corps qui refuse d'obéir à des ordres ridicules. Je n'aurais jamais dû m'engager à ça. Je vais le perdre parce que je n'ai pas su tenir tête à Léonie.

— Laisse-moi la main, Lilly. Je peux m'en occuper.
— Non !

Ma colère soudaine — sûrement incompréhensible pour quelqu'un qui ne voit ni n'entend mes amis — me pousse hors de ma paralysie. Soudainement, je tremble. Je dépasse Gabriel pour rentrer chez lui en lui donnant un petit coup d'épaule. Je dépose mon sac à main, ma veste, retire mes chaussures.

— Je n'ai pas faim, je n'ai pas passé une bonne journée. Je veux juste qu'on en finisse. Si je dois téléphoner à tes parents pour leur annoncer ta mort, je préfère le faire avant qu'ils aillent se coucher.
— Prudence...
— Tais toi !!

Je crie en direction du vide. Qu'ils me trouvent injuste si ça leur chante. Qu'ils me trouvent folle. Je n'en ai plus rien à faire. Ce n'est pas eux qui assistent au suicide de leur meilleur ami. Il n'y a que leur Arthur qui compte.

Ma colère et ma fatigue me rendent fiévreuse. J'ai le sentiment de totalement perdre le contrôle sur mon corps et ses réactions. Je tremble et retrouve ma chère nausée, attachée à moi depuis plusieurs jours et qui n'a fait qu'empirer au fur et à mesure que notre rendez-vous approchait. Je me suis éloigné de mes proches pour ne pas être tenté de leur raconter. Il n'y au qu'à Simon que je parlais, trop habitué à le laisser dans l'obscurité quand cela touche à ma relation à mon meilleur ami. Je ne devrais pas créer un tel tabou autour de nous, mais l'idée de lui raconter nos moments ensemble m'apparaît comme une trahison. Je ne sais pas exactement vers lequel de ces deux hommes ma loyauté penche. Je suppose que c'est le temps que je m'habitue à ma relation naissante.

Je prends une grande inspiration quand je sens ses mains sur moi. Je ne me débats pas, au contraire, je fais un pas pour le rejoindre plus vite. Ce qu'il me dit me fait mal, mais ce n'est pas pour autant que je me défile. Mes mains se posent au niveau de ses côtes. Je les sens à travers le tissu de son vêtement. D'un mouvement doux, je le tire vers moi. Je veux être contre lui. Sentir un peu plus que ses paumes sur mes joues. Je voudrais sangloter et le supplier de retourner à Porto où tout était si simple et où nos étreintes ne me rendaient pas malade. Il n'en a pas le pouvoir et moi non plus, et il est trop têtu pour comprendre ce que je lui raconte. Ses préparations n'en sont pas, elles ne sont que des gris-gris pour se sentir faussement protégé.

— Tu vas mourir, Gabriel.

Ma voix tremble. Je cherche à ancrer mon regard dans le sien malgré notre position. J'ai l'impression de puiser dans mes dernières réserves d'énergie. Le fait de répéter encore et encore cette vérité à voix haute la rend trop réelle. Sans dire que j'ai fait la paix avec, au contraire, je commence à accepter que ce soit l'issue inévitable de cette tragédie.

— Soit tu meurs aujourd'hui, soit ton expérimentation se passe bien et alors, plus rien ne te retiendra. Tu recommenceras, tu testeras les limites. Ta mort sera peut-être lente, peut-être soudaine. Un jour, ton corps ne te reconnaîtra plus et ne te laissera plus y retourner. Tu vas mourir, Gabriel. C'est une certitude.

J'essaie de poser suffisamment ma voix pour qu'il entende le sérieux de mes propos. Mes tremblements ne sont plus que des frissons ou des spasmes, comme si mes muscles luttaient encore contre cette conversation. L'idée de le perdre de cette façon me poignarde. Réellement. Je me sens mourir. Avoir lu mille histoires à propos de cœur brisé ne m'avait pas préparé à la douleur de ce sentiment. Je redresse légèrement la tête. Dans cette position, nos lèvres ne sont qu'à quelques millimètres, mais le seul goût que je sens sur les miennes est celui des larmes qui continuent de couler.

— Après aujourd'hui, toi et moi, nous en avons fini. Je n'arriverai jamais à te faire changer d'avis et je ne ne peux pas assister à ton suicide et je refuse d'en être complice. Dès demain, je parlerai à Simon de mon déménagement à Londres. Je suis désolée.

Je n'avais pas préparé ce plan, il s'est imposé à moi. Mais si je ne peux pas empêcher Gabriel de mourir, j'espère pouvoir me sauver moi. J'ai la culpabilité de m'être laissée entraîner avec lui, d'avoir laissé sa mort devenir la mienne. Mes mains ne le laissent pas s'écarter pour autant. Elles continuent de le supplier de se serrer contre moi. La fièvre me donne l'impression que ce moment n'est qu'un mauvais rêve et si ce moment est le dernier que nous passons ensemble, est-ce que ce que nous pouvons faire compte vraiment ?

Je vis la pire douleur possible. J'ai mon cœur encore battant dans mes mains et je parle du moment où je l'écraserais. J'aurais voulu avoir au moins la chaleur de Gabriel pour tenir, mais il m'en prive. Quand il recule, il me semble qu'un petit bruit de douleur s'échappe de ma gorge. J'ai soudainement froid. C'est comme être abandonnée au milieu de la banquise. Je me sens exposée, vulnérable et je ne peux pas m'empêcher de le trouver cruel de me mettre dans cette position. Mes mains le cherchent avant d'abandonner. L'une retombe le long de mon corps, l'autre vient protéger ma pudeur et cache la moitié inférieure de mon visage que je sens se tordre sous l'effet du désespoir. Je dois prendre une grande inspiration qui rouvre douloureusement mes poumons pour réussir à parler.

— Plus jamais. Ni avec toi, ni avec ta sœur.

Je ne peux pas risquer d'être prévenue de sa mort par Judith. Dans le message d'adieu que je lui adresserai, je ne dénoncerai pas Gabriel, je n'alerterais pas sa famille car je doute qu'ils réussissent à le faire changer d'avis. Je tronquerais notre histoire pour ne résumer notre séparation qu'en un malheur amoureux. Je prendrais le blâme. Je lui parlerais de mes sentiments pour son frère, au moins une personne saura ce que j'éprouvais réellement pour lui. C'est maintenant que je suis sur le point de le perdre que tous mes doutes s'éclaircissent. Je lève une main pour lui caresser doucement la joue. Je ne veux pas qu'il pleure pour une décision que j'ai prise. Malgré mon propre trouble, j'essaie d'être tendre avec lui.

— Comprends-moi. Je t'en supplie.

Je reconnais à peine ma voix, aiguë et déraillée. Je ferme mes yeux et repose mon front contre le sien, exactement comme il l'a fait pour me rassurer moi. C'est à mon tour. Je peux me contenter de murmurer pour me faire entendre. J'aimerai qu'une bulle se crée autour de nous et nous protège de nos amis présents. Je me moque de l'avis d'Arthur ou de Léonie. Je ne veux pas penser au silence de Victor ou imaginer ce qu'il contient. Ma seconde main se pose sur le torse de Gabriel, au niveau de son cœur.

— Si je reste, je mourrais avec toi.

Je souffle. Je me sens déjà mourir, d'une façon. Ma fuite est l'aveu d'un échec. Je n'ai pas réussi à le sauver lui, peut-être puis-je me sauver moi-même. Je suis désolée de ne pas être une raison suffisante de le faire rester. J'aurais ça sur la conscience quoi qu'il advienne.

— Être la seule à savoir ce qu'il s'est passé quand tu étais dans le coma a été la pire expérience que j'ai traversée dans ma vie. Alors être la seule à savoir la raison de ta mort ?... Prévenir tes parents, essayer d'être là pour eux mais voir qu'ils ne pourront jamais faire le deuil parce qu'ils n'auront pas de réponse... Si je leur dis, qui me croirait ?... Est-ce que tu réalises ce que tu me demandes, Gabriel ?  Je n'ai pas cette force.

Je me serre contre lui, réclame sa compréhension ou son pardon, je ne sais plus moi-même ce que j'attends. Pas de miracle, non. Je ne suis pas assez sotte. 

Je n'ai pas assez d'air pour répondre à chacune de ses questions. Je retiens mes larmes comme je le peux en le voyant faire la même chose. Ce que je dis l'ébranle, je le sens presque trembler contre ma paume. Je m'en veux de ne rien pouvoir faire pour le rassurer, j'ai l'impression de baisser les bras. Je sais qu'il va mourir et ce n'est même plus contre ça que je me bats, uniquement pour ma propre survie. Je suis lâche, aussi lâche qu'égoïste. Je suis aussi terrifiée par l'idée de vivre sans lui que par celle de le regarder mourir. J'étais devant un choix où il n'y avait que de mauvaises réponses et je lui en veux. Je lui en veux du plus profond de mon âme.

Je voudrais qu'il me serre encore plus fort et surtout, qu'il ne me lâche jamais. J'aimerais lui exprimer à quel point j'ai peur de ce qu'il se passera lorsque je serai libérée de ses bras. Il ne nous restera qu'à monter, l'allonger sur ce fichu lit qu'il a déplacé au milieu de sa chambre pour se donner l'illusion que tout irait bien. J'ai envie de hurler ou de me débattre. Une petite voix dans ma tête se demande si je ne devrais pas lui dévoiler mes sentiments, ici et maintenant. Le supplier de ne pas m'arracher la personne dont je suis amoureuse. Pourquoi faut-il que Dieu me fasse ressentir ça pour une personne avec que je m'apprête à perdre ? J'ai terriblement mal.

— Je ne veux pas...

La phrase meurt dans ma gorge. Je serais bien hypocrite de dire que je ne veux pas le perdre alors que je suis celle qui parle de partir. Mais il est celui qui met sa vie en jeu. Puis il annule... J'aurais cru avoir mal entendu si Arthur et Léonie ne s'offusquaient pas en chœur derrière moi. Je me redresse pour le regarder avant de lui sauter au cou. Je le serre fort contre moi, une main dans ses cheveux, l'autre cramponnée à ses épaules de peur que mes jambes me lâchent. Je pleure de grosses larmes qui secouent mon corps.

— Merci.

Je tremble tant je le serre. Lorsque je réussis à reprendre mon souffle, je répète, le visage caché contre son torse.

— Merci. Merci. Merci.

Je reste dans ses bras un long moment, à lui répéter ce simple mot qui n'est pas assez fort pour exprimer ce que je ressens. Savoir que ça a failli être notre dernière étreinte lui donne une saveur particulière. Je pourrais m'y endormir une semaine entière. Je sens son cœur battre contre ma poitrine et je ne peux que supposer que le contraire est également vrai. J'ai peur d'y croire et d'être déçue. Mais il a promis... Il a promis parce qu'il ne veut pas me perdre. Je ne réalise pas.

Je ne change pas de position. Je continue de me détendre contre lui, de respirer son parfum. L'orage est passé et maintenant, j'ai peur de l'image que j'ai pu lui renvoyer en étant aussi radicale. Mes deux bras sont maintenant autour de ses épaules, ma joue repose contre sa clavicule. Je l'imagine me bercer pour m'aider à reprendre correctement mes esprits.

— Ne pense pas que couper les ponts avec toi aurait été facile. J'ai cru mourir, lorsque j'ai pris cette décision. Mourir. Ce n'est pas une façon de parler.

Et y repenser suffit à serrer ma gorge. Je suis soulagée et infiniment reconnaissante, évidemment, mais je ne peux nier qu'une inquiétude grandit en moi. Je sais que je ne pourrais pas continuer ainsi longtemps, à être avec Simon tout en chérissant la proximité de Gabriel. Je ne me réveillerai pas un matin, dans un monde où mon meilleur ami partage soudainement mes sentiments et oublie ses envies de liberté pour me promettre le futur dont j'ai envie. Notre réalité n'est pas celle des contes où le Prince et la Princesse finissent forcément ensemble car c'est la seule fin acceptable.

Je sens un poids se retirer de mes épaules. Mieux encore, je sens mon corps se remettre à fonctionner. Je respire mieux, je vais mieux, mes besoins primaires se refont sentir. Je sens les bras de Gabriel se resserrer autour de moi et je me sens réparée. Je regrette de ne pas lui dire qu'il a autant le pouvoir de me faire du bien que celui de me faire du mal. Ce serait trop honnête et il risquerait de comprendre le sous-entendu.

- Je préférerais que tu sois désolé d'avoir sous-estimé les risques.

Il ne me doit rien. Le souci n'est pas l'état dans lequel il m'a mis, mais ce qu'il aurait risqué bêtement. Je lui en suis reconnaissante d'abandonner ses projets pour moi, je préférerais qu'il le fasse pour lui-même. À moins qu'il ait toujours eu conscience de sa mortalité, mais que cette dernière n'était pas un frein... Je refuse d'accorder plus de temps à cette pensée funèbre.

Mon visage se défait en voyant le sien, marqué par l'émotion. Je pose ma main ouverte sur sa joue pour la lui caresser tendrement. Le voir pleurer brise quelque chose en moi. Je ne l'avais pas vu aussi vulnérable depuis des mois, depuis sa rupture. À l'époque, je pouvais être forte pour deux. J'étais en colère pour deux, du moins. J'aurais aimé qu'il endosse ce rôle ce soir, pour me rassurer. La force, et non la colère. J'aurais voulu entendre la même chose dans une bouche plus sûre d'elle pour mieux réussir à le croire. Je ne sais pas si c'est ma main ou sa mâchoire qui tremble, mais il y a une petite friction entre nos peaux. De toute façon, mes doigts se glissent dans ses cheveux lorsqu'il me reprend entre ses bras. Je voudrais ne jamais les quitter.

- Plus jamais.

Je répète dans un souffle, proche de son oreille. Je me sens monstrueuse d'avoir envisagé de le quitter. J'espère ne pas avoir cassé sa confiance. J'ai tellement haï celles qui lui ont fait du mal et j'aurais ajouté mon nom sur la liste ? S'il ne ressent pour moi ne serait-ce qu'un quart de ce que je ressens pour lui, ça aurait pu le tuer plus vite que ses expérimentations. Je ne mérite pas ses remerciements. Je n'arrive plus à parler ; ses bercements me font pleurer. Ce ne sont plus que des larmes de soulagement. Je rapproche mon corps du sien. J'aimerais revivre notre intimité. Effacer ces dernières semaines. Ne jamais avoir la conversation qui a suivi. J'ai l'impression qu'elle a définitivement fermé les portes dans lesquelles je voudrais maintenant m'engouffrer. Je ne me pardonne pas de n'avoir jamais cru en nous et de ne toujours pas y croire.

Au moment où je tourne la tête pour lui embrasser la joue pour lui présenter des espèces d'excuses silencieuses, il se retire de notre étreinte. Mes lèvres n'ont pas eu le temps d'effleurer sa peau.

- Prudence.

Victor a vu ce début de rien. Son ton est dur, il sonne comme un ordre qui me révolte. Pourtant, je sais qu'il a raison. Je dois arrêter d'attendre ou de provoquer ce qui n'a pas le droit d'arriver.

- Ca me tente, oui.

Je réponds, pour passer à autre chose et non par curiosité. Je n'ai envie de rien faire si ce n'est dormir. Je lève ma main pour essuyer mon visage que je découvre sec. Je préfère répondre à Gabriel plutôt qu'à Victor, ou pire encore, à Léonie ou à Arthur. La première s'est murée dans le silence depuis plusieurs minutes, mais je sens sa présence. Elle sera froide jusqu'à ce qu'elle ait de nouveau besoin de moi. Je recule d'un pas, force un sourire.

- Je suppose que tu n'as pas de vin... De la vodka, peut-être ?

J'ai un rire gêné, car je me rends compte que cette demande va dans le sens des craintes de Gabriel et de ses fausses idées sur ma consommation d'alcool. J'ignore comment il fait pour ne pas avoir envie d'un verre après avoir frôlé la mort. 

Quitter ses bras est difficile, mais je me raccroche à sa promesse. Nous n'en parlerons plus jamais, je n'ai aucune raison de m'inquiéter. Mon pire cauchemar ne se réalisera pas, ni aujourd'hui, ni demain. Je peux baisser ma garde, j'ai suffisamment confiance en Gabriel pour le faire. Il a pleuré son soulagement contre mon épaule. Il n'avait pas non plus envie de le faire et je nous ai empêchés de commettre une énorme bêtise. Je pourrais en tirer une certaine fierté mais j'ai eu trop peur pour ressentir autre chose que du soulagement. J'aurais besoin d'un verre d'alcool pour remettre chaque chose à sa place, dans mon crâne et dans mon cœur.

- C'est parfait, merci.

Je suis un peu perdue entre ces nombreuses options, mais j'ai le temps de me calmer et d'y réfléchir. Je partage à Gabriel mon envie et sens mon stress être tué par le rire de mon ami.

- Je veux bien, merci.

Je l'aurais préférée pure, mais s'il n'y a qu'un fond, c'est la meilleure suggestion. Je n'ose pas lui proposer de nous en faire livrer, j'aurais préféré que l'idée vienne de lui. Jus de fruit et Vodka ce sera, alors. Je le suis dans la cuisine et retiens ma furieuse envie de me blottir contre son dos alors qu'il prépare tout. Je garde une distance raisonnable, les bras croisés dans le dos. Je ne m'approche que pour regarder ce qu'il a commandé et je valide son choix d'un signe de tête.

- Ça a l'air très bon.

Et j'ai faim. Mon corps réclame ce dont il a été privé pendant trois jours. J'ai l'impression que je pourrai manger le plat entier, mais je sais que mon appétit ne sera plus aussi courageux une fois la première bouchée passée. Je le laisse se charger de ça et lorsqu'il approche et me partage son soulagement, je n'arrive plus à me retenir. Mes bras passent autour de sa taille et je reviens contre lui.

***
Finalement, nous avons mangé devant un film. Je n'ai pas été la compagnie la plus agréable, je n'ai que très peu parlé. Je rechargeais mes batteries. Je n'avais pas besoin d'ouvrir la bouche pour me sentir proche de Gabriel. Je pense que le soulagement et la joie d'être simplement vivant étaient les deux derniers sentiments que nous n'avions pas encore partagés. C'est chose faite. Je me sens connecté à lui d'une nouvelle façon. La réalisation de mes sentiments à son égard n'y est pas étrangère. Ce n'est qu'une fois que nous nous sommes souhaité une bonne nuit et que je m'allonge dans le lit que Gabriel me prête que je n'ai repensé à Simon. Son visage, même lorsque je l'imaginais souriant, m'apparaissait fade. La réalité n'est jamais aussi belle que le fantasme et si mon meilleur ami est définitivement le second, mon petit ami est le premier. Mais je ne pourrai l'accepter que lorsque tout doute sera dissipé.

Il est tard. Nous sommes au lit depuis plusieurs heures, mais je ne dors pas et je me dis qu'il y a une chance que Gabriel ne parvienne pas à trouver le sommeil non plus. Je m'extirpe du lit et tente, aidée du miroir noir de mon téléphone, de me rendre aussi présentable que possible dans cette tenue prêtée par mon ami. Je coiffe mes cheveux entre mes doigts, me frotte le visage et ajuste le nœud qui retient le short sur mes hanches. Je sors en faisant grincer la porte le moins possible et remonte le couloir. J'imagine les répliques de Gabriel et tente de construire les miennes. Mon cœur bat vite et mon estomac se noue.

Je pensais avoir le courage nécessaire pour toquer à la porte de sa chambre jusqu'à ce que je me heurte au parfum d'Arthur. Mes fantômes sont tous partis, déçus et agacés par mon comportement mais Arthur n'a pas ce luxe. Il est là, à écouter un livre audio. Les deux hommes forment un duo inséparable et si je veux mettre les choses au clair avec Gabriel, je dois d'abord le faire avec l'esprit qui l'accompagne. Je me penche pour mettre la diffusion en pause.

- Arthur...

Je m'assois en m'imaginant être face à lui.

- Je voudrais te présenter mes excuses. Je t'ai fait de faux espoirs, c'était cruel de ma part. J'aurais dû mieux réfléchir avant d'accepter de vous aider.

J'entends chaque battement dans ma poitrine. Arthur est plus caractériel que Gabriel et surtout, je n'ai pas ses expressions faciales pour anticiper ses réactions.

Je suis fatiguée. C'est la première nuit sans la peur panique de perdre Gabriel et pourtant, je me suis refusée à Morphée. J'ai une dernière chose à faire puis je me promets de dormir dix heures d'affilées. Je suis de repos demain et ça n'aura jamais aussi bien porté son nom. Il suffit que j'y pense pour sentir mes muscles se détendre. Je n'ai qu'une seule et dernière chose à faire, pour dissiper mes doutes. Je m'installe, le cœur battant, face à Arthur. Je veux lui parler, mais ne pas m'aplatir bêtement. Je continue de penser que Gabriel et moi avons pris les bonnes décisions.

— Je me doutais que tu dirais ça...

Je soupire, tout de même déçue. J'aurais aimé que ce soit simple, évidemment. Mais je ne me laisse pas démonter pour si peu. Si on espère le pardon, il faut s'en donner les moyens. Je prends le temps de respirer et de me concentrer sur mon but. J'espère qu'Arthur et moi pourrons nous comprendre. Je le respecte beaucoup et je l'apprécie tout autant.

— Je te présente mes excuses ainsi car elles sont plus sincères que si je te disais que j'étais désolée de ne pas avoir laissé Gabriel expérimenter.

Il est peut-être trop tôt pour lui faire entendre raison, mais je suis certaine qu'avec du recul, il comprendra mon point de vue. C'est un homme cérébral, c'est d'ailleurs ce qui rend parfois Gabriel fou. Je respecte la relation qu'ils ont réussi à construire malgré leur situation. Je ne pense pas que je m'en sortirais aussi bien si Léonie était attachée à moi.

— Arthur... Il aurait pu mourir. C'était un risque réel, pas de la paranoïa de ma part. Et si Gabriel meurt, personne n'y gagne. Ni toi, ni moi, ni lui. Je ne pouvais pas rester là les bras croisés. Tu ne peux pas me reprocher d'avoir voulu sauver l'homme que j'aime ou au moins de ne pas participer à son suicide.

Je parle doucement, distinctement. Mes mots ne m'ont pas échappé. J'ai choisi de lui dire clairement ce que je ressens pour Gabriel. Je pense qu'il mérite de savoir pour quelle raison ses plans sont tombés à l'eau. Je sais qu'il était aveuglé par les promesses et qu'il n'y a rien de plus cruel que de retirer l'espoir à quelqu'un mais s'il y a bien une chose qui peut l'excuser, il s'agit de l'amour. Je déglutis et je baisse les yeux. Mon ongle du pouce gratte une tâche minuscule sur le sol. Le dire à voix haute ne m'a pas soulagée, au contraire. J'ai l'impression d'avoir besoin de le répéter encore et encore jusqu'à ce que ça arrive aux oreilles de l'intéressé, mais ce n'est pas possible. Je suis avec Simon. Gabriel et moi avons à trouver un équilibre qui nous sera propre.

— Tu n'es pas le seul qui ait besoin de lui pour exister...

Je n'ai pas honte de comparer ma situation à celle d'Arthur. Je suis intimement persuadée que j'aurais fini par mourir de chagrin si j'avais dû quitter la vie de Gabriel. Je ferme les yeux et pose la tête contre le mur, prête à affronter sa colère ou son incompréhension.