Temperance.

Encore aujourd’hui, j’iignore pourquoi Maman m’a affublée de ce prénom. Quand on regarde dans un dictionnaire, la tempérance a deux significations : 1. Sobriété dans l’usage des aliments et surtout des boissons alcoolisées. 2. Une des quatre vertus morales, dites vertus cardinales, qui discipline les désirs et les passions humaines. Et franchement, ce n’est pas le genre de la famille Taylor. Ma mère est connue dans le quartier pour s’offrir contre une bouteille d’alcool ou une drogue quelconque. Mon père, c’est un type du quartier. Ou un type de passage. C’est celui qui a été le plus offrant le soir de ma conception, entre le 25 et le 31 mai 1991. Je n’en sais rien, en fait. Et je pense que je m’en fiche, finalement. Ce qu’on ne connaît pas ne peut pas nous manquer. Avec maman, on habitait un immeuble pourri en plein centre du quartier tout aussi pourri de Niddrie. On logeait au 3e étage d’une barre d’immeuble semblable à toutes les autres. Maman a eu un fils, avant moi. Joseph, de sept ans mon aîné. Joseph, il s’est cassé de ce quartier de merde dès qu’il en a eu l’occasion. Je n’ai pas beaucoup connu mon frère, ou mon demi-frère, les origines de ce dernier étant tout aussi incertaines que les siennes. J’ai eu une sœur aussi, de huit ans ma cadette, Hope. Ou demie sœur, pareil, on sait pas. Père inconnu et mère trop connue, cela résume bien notre filiation.

J’ai treize ans et maman m’a encore oubliée. Je suis rentrée du collège et maman a encore fermé à clés en oubliant de laisser le double sous le paillasson. Alors je me suis assise sur ledit paillasson, genoux sous le menton. Un coup d’œil à ma montre indique qu’il est déjà plus de vingt heures et j’ai aucune idée d’à quelle heure maman rentrera. Un coup à dormir sur le pas de la porte, ce n’est pas comme si c’était la première fois. Mais aujourd’hui, j’ai de la chance. L’ombre du voisin se découpe sur ma frêle silhouette. Il m’a prise en pitié je crois. Il lui m’a ouvert sa porte et je ne me suis pas faite prier pour le suivre. Il est plutôt connu dans le quartier, Grant. Enfin, Grant, ce n’est pas son prénom mais j’ai toujours entendu les gens du quartier l’appeler par son nom de famille. Il est réputé pour sa violence, par ici. Mais, du haut de mes treize ans, je me dis que c’est mieux que de dormir par terre devant ma porte. Il lui m’a fait un toast au fromage et m’a laissée dormir sur le canapé. Et des scènes comme celles-là, je pourrai en décrire des dizaines. Maman va rentrer au petit matin, Hope endormie sur son bras, les reproches de la voisine qui la garde qui résonne dans l’entrée, sans même se soucier de savoir où moi, j’ai dormi.

C'est pas rare, que je dorme chez lui. Je crois qu'on est devenu amis. Puis, à l'aube de mes dix-huit ans, on est parties. Maman a suivi son petit ami du moment et on est allées habiter à Inverness. Il n'y a rien de bien intéressant. La vie là bas était pas différente de celle d'ici. Sauf que là bas, il n'y avait personne pour m'accueillir sur son canapé et m'offrir des sandwichs. J'en ai eu marre, j'ai travaillé comme serveuse un temps. Suffisamment pour me payer un billet de train retour pour Edimbourg.

Eve.

J'ai vingt et un ans quand je reviens, la première fois. Je retrouve mon quartier. Je retrouve mes habitudes. Je me fais appeler Eve. Je crois qu'en dépit de tout, j'aime habiter ici. Je retrouve Lùca, je retrouve Grant surtout. Je ne sais pas à quel moment mon regard change. Ni à quel moment le sien change. L'amitié se transforme en autre chose. Je ne suis plus la fille de la pute du quartier, je suis la petite-amie du combattant des salles clandestines. Je ne sais pas ce qui est mieux. Moi, je gagne ma vie en dansant. Dans des bars, dans des petites salles. C'est pas fameux, ça paie le loyer. Ça tient, avec Grant. C'est le premier mec avec qui ça dure, jusqu'à ce qu'il me parle de môme et de famille. Bordel. Je danse et il frappe sur des mecs plus bousillés que nous. Quelle vie, quelle place, pour un enfant ? Je ne veux pas que ma progéniture ait la même enfance que moi, que lui. Pourtant, je tombe enceinte. On a pas fait attention, sûrement qu'on était ivres ou défoncés ce soir là. Je l'ai su tard. Trop tard. Il aurait voulu le garder. Alors je suis partie. Encore. Retour à la morose Inverness, sans explication ni regards en arrière. Pourtant, je l'aimais je crois.

J'ai accouché, il y a cinq ans. Le 29 mai 2018. Une petite fille, que j'ai appelée Ruby et que j'ai abandonnée. C'est mieux pour elle, c'est mieux pour moi. Grant n'en sais rien, ça ne peut pas le blesser. Pour lui, je suis juste la pétasse qui s'est cassée sans un regard en arrière. A Inverness, j'ai repris la danse. J'ai toujours été d'une agilité et d'une souplesse que la grossesse ne m'a pas enlevé. Je crois que c'est à ce moment que je commence à me faire payer pour quelques nuits. Ça arrondi les fins de mois. Quelques hommes, toujours les mêmes, des clients fidèles de la boite où je bosse. Mais Edimbourg me manque. Alors, j'économise suffisamment et j'y retourne, pour de bon cette fois.