Londres, 2002.

Coincée entre papa et maman, elle attend le train qui emportera son frère. L’endroit est bruyant, vivant. La joie des retrouvailles, la tristesse des départs. Des émotions partout, de toutes sortes. Beaucoup trop pour elle, son don s’affole. Les gens se pressent, tirent des valises derrière eux. Parfois, ils agrippent des enfants aussi gros que certains bagages. Aizah se tient droite, les bras repliés contre sa poitrine. Reste, Nadeem. Mais les mots refusent de sortir, ils meurent avant de franchir ses lèvres. Parce qu’Aizah, elle a besoin de son frère. Il y a quelques temps, elle a fait une bêtise. Elle a cédé aux avances du type qu’elle fréquentait. Elle est tombée enceinte, juste le temps de perdre l’enfant. Juste le temps d’apprendre qu’elle ne pourrait jamais en avoir, que cela serait compliqué, presque dangereux. Que chaque tentative se finirait de cette manière. Elle n’a rien dit, à Nadeem. Elle a fait promettre à papa et maman de garder le secret. Eviter que le regard de son jumeau change, que l’affection qu’ils se portent en soit altérée. Pourtant, elle sait qu’il sait que quelque chose ne va pas. Que sa tristesse résonne en lui comme son bonheur résonne en elle. Mais là, il n’y pas de bonheur. Juste un frère et une sœur qui s’observent, qui laissent les non-dits entacher leur relation. Juste un départ vers des études qu’il ne veut pas faire. Reste, Nadeem. J’affronterai maman avec toi, promis. La bouche d’Aizah s’ouvre mais reste muette. Le train arrive, il grimpe dedans et la porte se referme. Pour la première fois, une barrière sépare le frère et la sœur.

Londres, 1990.

Elle l’entend geindre, à travers la cloison fine qui sépare leurs chambres. Les rayons lunaires éclairent à peine la pièce. Les ombres des meubles sont telles des monstres sur le papier peint rose. Elle n’a que huit ans, Aizah, mais elle voit bien qu’ils ne sont pas comme leurs camarades. Elle ressent des choses qu’elle ne devrait pas ressentir, elle comprend des choses qu’elle ne devrait pas comprendre. Des bribes de souvenirs, des bouts de mémoire qui ne lui appartiennent pas. Du bonheur, toujours. Des émotions qui la font toujours sourire même si elle a du mal à les identifier, du mal à savoir d’où elles viennent. Mais pour son frère, ce n’est pas pareil. C’est violent, dur et triste. Ils n’en parlent pas souvent les jumeaux, Aizah s’est toujours heurtée au mutisme de son frère à ce sujet. Alors, elle fait comme elle peut. Cette nuit encore, elle ira se glisser contre lui pour le prendre dans ses bras et apaiser ses tourments. Elle fredonne une comptine en ourdou jusqu’à ce qu’il s’endorme. Et c’est comme ça, souvent, en ce moment. Sans vraiment qu’elle comprenne pourquoi, son père lui semble joyeux ces derniers temps.

Edimbourg, 2010.

C’est une nuit d’hiver qu’elle a débarqué chez son frère. Quelle idée il a eue de venir s’enterrer au fin fond de l’Ecosse. Il pleut, il fait froid et il paraît que c’est hanté. Il n’y a pas assez de fantômes dans leurs vies respectives ? Ne sont-ils pas assez mis à mal par tout ce qui les assaillent, tout le temps ? Mais en ce 24 décembre, elle fait une intrusion dans sa vie comme une boule qui renverse des quilles. Elle a plaqué Pablo, son inspecteur de mari. Elle a démissionné de son poste dans une société de transport. Et elle est arrivée là, entre les cadeaux et le sapin, bien que cela ne soit pas fêté chez eux. Le besoin de retrouver Nadeem, trop longtemps parti. Enfuit trop loin, ce frère tant aimé. L’éloignement devenait difficilement gérable, Pablo qui commençait à parler d’adoption et de famille. Mais sa famille à elle, c’est son frère. Alors elle a déguerpi, pour la première fois de sa vie. Elle est restée chez lui, le temps de se retourner. Le temps de faire accepter sa fuite à leurs parents. Les trois années qui suivirent furent les plus belles.

Edimbourg, entre 2013 et 2020.

La vie n’est plus si jolie. Victoria est partie, pour de bon cette fois. Partie avec un autre, envolée, laissant Nadeem derrière elle. La laissant, elle aussi. Elles étaient censées être amies. Et Aizah gère comme elle peut les états d’âme de son jumeau, se rangeant logiquement de son côté. Elle lui ouvre sa porte, au beau milieu de la nuit. Il vient pleurer et elle se retrouve catapultée des années en arrière, lorsqu’elle lui chantait des comptines pour l’aider à retrouver son calme. Elle s’occupe de lui, s’oubliant parfois. S’oubliant souvent. C’est à cette époque que les maux de tête commencent, provoqués quand le bonheur des uns vient s’entrechoquer à la peine de son frère, mais elle n’en dit rien. Il a besoin d’elle et elle se laisse emporter par sa tristesse, ouvrant des bras réconfortants. Il n’y pas grand-chose à dire, rien qui puisse l’apaiser complètement. Viens Nadeem, on s’en va. On va se reconstruire ailleurs. Dans une ville où il fait beau, un endroit où il fait chaud. Loin de la grisaille écossaise. Recommencer encore, recommencer mieux. Viens on s’casse… De toute façon, il a toujours été question que de toi et moi. Mais elle a jamais osé, Aizah. Parce qu’à Edimbourg, elle a réussi sa vie. La petite boutique de cosmétique et de parfum est florissante, une seconde a suivi, puis une troisième. Il y en a aux quatre coins de la ville. Et quoi qu’elle en dise, elle aime vivre ici.

Il y a quelques années qu’Aizah a décidé de vivre pour elle, et non plus à travers son frère. Il la tient éloignée de lui malgré tout ce qu’elle a fait pour le soutenir. Alors, elle a baissé les bras. Un peu. Elle s’est réfugiée dans le travail, elle fait fructifier son entreprise. Navigue entre ses boutiques et son appartement. Elle a compris que ça ne servait à rien d’envoyer des milliards de SMS à Nadeem, d’autant que maintenant, Victoria est revenue. Et Aizah désapprouve. Cette fille est partie une fois, elle recommencera. Alors elle aussi, elle prend ses distances. La rancune est tenace chez Aizah et il lui faudra du temps pour oublier ça. Oublier que leurs histoires ont impacté leur mère un jour de fête de l’Aid. Aizah a cessé d’être croyante le jour où on lui a retiré le droit d’avoir des enfants mais elle sait à quel point c’est important pour ses parents et son frère. Et même ça, Victoria a réussi à le gâcher.

Edimbourg, un soir de 2021. 21h47.

Un bébé, putain. Nadeem attend un bébé. Ses parents vont enfin avoir le bonheur d’être grands parents. Et elle… Elle oscille entre joie et jalousie. Parce qu’elle, elle ne connaîtra jamais ça. Elle pensait s’être fait une raison mais face au ventre arrondi de la fiancée de son frère, ses convictions sont mises à mal. Elle fait le yoyo entre l’envie d’acheter toutes les merveilles du monde à cet enfant et l’envie de rester terrée jusqu’à la fin de ses jours. Et ce soir, c’est un soir sans. Elle est au fond, elle est au bout de ce qu’elle peut endurer. Son don s’est affolé toute la journée, lui mettant un peu de baume au cœur. Mais là, dans l’obscurité de son appartement, Aizah se sent plus perdue que jamais. C’est aujourd’hui que son inspecteur d’ex-mari a décidé de refaire surface. Alors elle attrape son téléphone, fait courir ses doigts le long de la liste des contacts, s’arrête sur un nom. Craque pas, Aizah. Nicole est une chouette fille, Nadeem est son pote. Ce type est tout sauf fréquentable. Craque pas, Aizah. Pourtant c’est ce dont elle a besoin. Un mec qui ne va pas poser de questions, qui va boire du vin avec elle. Elle appelle, après tout ce temps passé à jouer au chat et à la souris. Il décroche. Un seul mot : « Viens. » Et elle raccroche. Sans rien dire de plus, sans y mettre la forme. Ce soir, la souris a décidé de se laisser attraper.

Demain, elle s’en voudra. Mais demain, c’est loin.