Ses doigts effleurent mon poignet et Simon répète mon prénom avec cet accent londonien stupide qui l'écorche pour la cinquième fois en l'espace d'une minute. Tous les regards du restaurant sont rivés sur nous. Je n'aime pas faire de scène, mais je ne peux pas non plus sourire et faire comme si de rien était. Victor l'a entendu de ses propres oreilles, alors qu'il était au téléphone avec un de ses collègues. Il devait répéter la même phrase pour se faire entendre en dépit des coupures incessantes du réseau. Il parlait de "son épouse" et comme il était question d'un évènement à Londres, je sais avec certitude qu'il ne s'agissait pas de moi. J'ai attendu qu'il revienne à notre table pour avoir la satisfaction de lui jeter mon verre de vin au visage et je me suis levée. Évidemment, il est venu à ma suite.

— Lâche-moi ou je crie.

Il hésite, mais il lit mon sérieux dans mes yeux. Sa main n'est même pas réellement fermée sur moi mais il l'ouvre et recule pour me laisser partir. Je ne le remercie pas. Je finis de fermer ma veste et sors de l'établissement. Dès que j'ai passé le coin de la rue, j'attrape mon téléphone et tente désespérément de le faire fonctionner. En haut de l'écran, les barres de réseau montent et descendent à chaque seconde. L'application refuse de prendre ma demande de taxi en compte et je range avec rage l'appareil au fond de mon sac.

— Marchons.

Victor me propose, de sa voix lointaine. Il a l'air particulièrement éteint, ce soir. Même son odeur ne me parvient qu'à une faible intensité. Je serre mes bras contre mon torse pour préserver un maximum de chaleur et j'avance. Je sais vers où je me dirige.

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Il m'aura fallu plus d'une demi-heure de marche pour atteindre la porte de Gabriel. Une averse a eu le temps de commencer et de se terminer, ruinant ma coiffure et mon maquillage déjà impactés par mes larmes. Des mèches noires collent à mon front et dégoulinent dans le col de mon manteau. Je suis grelottante en plus de ne plus ressembler à rien. Dire que je me trouvais belle tout à l'heure, au moment de quitter l'appartement de ma tante. J'ai supporté cette robe inconfortable pour mon petit-ami qui était en fait marié depuis le départ. Je suis pitoyable. Je ne devrais même pas me présenter ainsi devant mon meilleur ami mais je n'ai plus l'énergie d'aller ailleurs, maintenant que je suis là. Je me sens engloutie par la solitude, alors que Victor a fini par s'éloigner sans même me dire au revoir ou me donner d'explications.

Je sonne et attends, persuadée d'avoir eu le temps de me calmer pendant le trajet. Beaucoup de détails m'apaisent à présent comme parfaitement logiques. Je viens de débloquer la pièce du puzzle qui me permet d'avoir enfin une vue complète de la situation. Il y a une forme d'apaisement, derrière la douleur, la tristesse et la colère. Je pensais être au clair avec mes émotions jusqu'à ce que la porte s'ouvre et qu'à défaut des salutations et d'explications, mes premiers mots soient des balbutiements noyés dans les larmes. Je regarde Gabriel comme je le peux à travers mes paupières à moitié closes, espérant que par miracle il comprendra mon charabia et me laissera entrer malgré que je sois trempée jusqu'au os, avinée, démaquillée et décoiffée. Je ne pousse pas ma naïveté au point d'espérer une étreint, bien que j'en ressente vraiment le besoin. Je voudrais pleurer dans ses bras jusqu'à ce que la douleur s'amenuise et me permette de m'endormir dans cette même position..

Il n'était pas question de rentrer à l'appartement. Je ne voulais pas être seule et je ne voulais pas non plus que Simon puisse me retrouver. J'ai besoin de Gabriel, je sais qu'il sera de bon conseil et qu'il prendra soin de moi. Le pauvre est systématiquement sollicité en cas de crise, mais je n'ai personne d'autre vers qui me tourner. Je ne saurais expliquer ma découverte à Iona sans mentionner mes fantômes et honnêtement, j'aimerais être dans un environnement où je peux simplement parler sans avoir à réfléchir à ce qui est secret ou non. J'aimerais être libre de vivre ma douleur comme je l'entends.

La porte s'ouvre. Il est là, enroulé dans un plaid, les traits tirés. Mon cœur se serre. Je pensais que cela m'allégerait d'un poids, mais au contraire, devoir expliquer la situation rend ma tristesse plus lourde encore. Je prends sa main et le laisse me tirer contre lui. Mes bras passent autour de sa taille et mes mains se plaquent contre ses omoplates. Mon visage trouve refuge dans son cou, mes larmes grossissent et viennent tremper le col de son vêtement. Je sens la chaleur de la couverture m'envelopper et petit à petit, je reprends mon souffle. J'inspire profondément pour re-oxygéner mon esprit. Je ne sens pas la présence d'Arthur. Il doit tirer au maximum sur leur fil afin de m'esquiver ou d'esquiver Gabriel, et ça me va à la perfection. Depuis cette nuit passée en partie dans un placard du musée, je ne supporte plus sa présence. Il me donne envie de me cramponner à mon meilleur ami de peur de ce qui se pourrait se passer lorsque mon dos se tourne. Mes bras finissent par fatiguer et mon étreinte se desserre. Gabriel tente de me faire parler. Je garde ma joue sur son épaule, dans un premier temps. J'observe la tâche grisâtre laissée par mon maquillage dans son cou.

— Victor a entendu Simon parler au téléphone. Il mentionnait 'son épouse' à quelqu'un et il était évident qu'il n'était pas question de moi.

Ma voix est cassée tant par les pleurs que par le froid. Expliquer la situation me fait retrouver de l'énergie, grâce à ma colère. Je n'aime pas avoir été roulée dans la farine. J'ignore combien de temps ce manège aurait pu durer, si Victor n'était pas parti enquêter pour moi. J'aurais pu faire un enfant à cet homme avant de le découvrir ! Je réalise à quel point j'ai frôlé la catastrophe.

— Depuis tout ce temps, il est marié et je ne m'étais rendu compte de rien. Je ne suis qu'une sobre idiote.

Je me redresse et m'agite soudainement. J'ai envie de m'arracher les cheveux, mais ces derniers sont collés à mon visage et recommencent à boucler alors que je les avais parfaitement lissés. Simon a réussi à ruiner une soirée qui aurait dû être parfaite. Il a ruiné une relation qui aurait pu être parfaite. Il prétendait vouloir me donner tout ce que je demandais et inversement, j'étais prête à des sacrifices pour lui. Et voilà où nous en sommes ! Je ne comprends pas. Plein de femmes acceptent d'être des amantes, pourquoi m'avoir choisie moi ?

— Une sobre idiote trempée car mon téléphone refusait de fonctionner et j'ai dû marcher jusqu'ici.

Je n'ai rien en commun avec la jolie Prudence qui est montée dans le taxi, deux heures plus tôt. Elle était parfaitement coiffée, avait confiance en elle dans sa belle robe et sur ses talons. La jeune femme que débat avec ses escarpins n'a ni prestance ni sourire, ni même l'équilibre de la sobriété. Mes talons sont abîmés par une demi-heure de marche zigzagante sur le bitume. Mon allure générale crie à l'humiliation et n'importe pourrait croire que je viens d'être plaquée et non pas l'inverse. C'est injuste que jesois même privée de la prestance de la femme qui claque la porte derrière elle.

J'entends mon cœur se briser une seconde fois en mentionnant l'épouse de Simon. J'ai l'impression de n'être personne, d'être invisible et de n'avoir jamais compté. Ça me fait me sentir si petite que j'ai du mal à respirer. Je ne suis pas Gabriel, je n'ai pas d'expérience en matière de trahison. Je ne pensais pas être un jour ainsi humiliée. Je sens Gabriel tomber des nues. Vraiment, je sens physiquement son corps s'habiller de stupeur alors qu'il se trouve encore dans mes bras. Je comprends ; les rôles se sont inversés. Ce n'est plus lui qui vient pleurer à cause du mensonge de son ex, mais moi qui suis au bord de l'effondrement, lui qui doit être fort.

Je m'éloigne pour exprimer ma frustration. Je suis déçue et je ne sais soudainement plus de quoi mon avenir sera fait. Simon avait tous ces beaux projets qui faisaient échos aux miens. Il était ma porte d'entrée vers une vie normale et tout s'est écroulé en l'espace de dix minutes. Bien sûr, mon meilleur ami tente de me remonter le moral ou au moins de me convaincre que je ne pouvais pas savoir, mais je sais qu'il se trompe. Une femme plus expérimentée ou plus attentive l'aurait vu. Moi, j'étais distraite et je sais très bien par qui et par quoi. Je ne peux pas le dire à voix haute, culpabiliser Gabriel qui n'y est pour rien. Il n'a pas demandé à ce que je tombe amoureuse de lui. Je presse ma joue contre sa main et apprécie cette chaleur. Ce contact me donne envie de pleurer d'autant plus. L'entendre me dire que je suis extraordinaire achève mon pauvre cœur.

- Je ne sais pas.

Je souffle, alors qu'il est déjà en train de partir me chercher des affaires. Je retire ma veste, mes chaussures, pose mon sac dans un coin. J'ai l'impression d'être ridiculement maigre sans ses couches. À peine visible. Je me juge sévèrement en croisant mon reflet, tire sur mes vêtements pour essayer de leur faire retrouver une forme acceptable. J'ai l'air d'une petite fille ayant joué dans la penderie de sa mère. Je ne suis que ça, sous ma parure. Ce n'est pas beau à voir. Gabriel revient et je me force à lui sourire

- Merci d'être toujours là pour moi. Tu es la seule personne en qui je peux avoir confiance.

Je prends les affaires qu'il me tend et change de pièce pour me changer. Je sèche rapidement mes cheveux, évite de tâcher sa serviette de maquillage. Je quitte ma robe pour ses vêtements à lui qui me font encore un peu plus disparaître. Il ne reste rien de moi, si ce ne sont des taches de rousseur laides. Je prends le temps de respirer et de refaire le fil de la soirée dans mon esprit. En venant, j'avais l'impression d'avoir complété le puzzle, mais je n'en suis pas si sûre. Je retourne auprès de mon meilleur ami en faisant mine de ne pas avoir honte de me présenter dans cet accoutrement.

- Peut-être que Victor a mal compris. J'aurais aimé en reparler avec lui, mais il a décidé de partir je-ne-sais-où sans me dire au revoir.

Je me sens abandonnée. Comme je l'ai dit, je suis heureuse d'avoir Gabriel. Il est là, lui. Il ne pense pas à partir dès que j'ai le dos tourné, du moins je l'espère. Je vais m'installer sur son canapé avant que mes jambes ne se décident à me lâcher. J'ai mal partout, je suis exténuée, mais mon cerveau se remet à fonctionner correctement, je crois. Il voit les failles de cette histoire de mariage.

- Parce que je ne comprends pas comment il est possible que Simon soit marié. Ce n'est pas logique. Il pense que nous essayons d'avoir un enfant, il m'a suppliée pour ça ! Mais qu'aurait-il fait si j'étais tombé enceinte ? Simon est beaucoup de choses mais il n'est pas stupide. Ça ne tient pas debout.

Je remercie ma sœur qui m'a expliqué que je pouvais donner l'impression de céder à son caprice sans réellement le faire. Il n'était pas question de lui faire un enfant avant la demande en mariage, mais comme il n'écoutait pas quand je lui disais, j'ai arrêté de négocier et je l'ai laissé espérer dans le vide. Je pouvais toujours blâmer mon échec de tomber enceinte sur le fait que nous ne nous voyons que deux jours par semaine. Céleste me l'a très bien présenté : depuis des siècles, ce sont les femmes qui décident de quand elles veulent tomber enceinte et ça ne regarde pas les hommes. Mais Simon n'en savait rien et il espérait une bonne nouvelle avant la fin de l'année. Aucun homme marié ne penserait de cette façon, ça n'a aucun sens. Gabriel sera d'accord avec moi. Il doit y avoir une autre explication.