Nous sommes loin d'un bar d'hôtel où je pouvais rencontrer mes clients, à l'époque où Prudence acceptait que j'aie mon propre gagne-pain. C'est plutôt le petit café du coin, avec une population qui me fait froncer le nez. Le cadre n'est pas propice à un rapprochement, l'homme n'est pas propice à un rapprochement non plus, si vous voyez ce que je veux dire. J'ai l'impression que dix kilos de fatigue se sont abattus sur lui. J'essaie de le convaincre de commander un remontant, il préfère une boisson enfantine. Je me demande ce qu'en pense le serveur, de cet homme en charmante compagnie, refusant de se laisser aller.

J'essaie d'en savoir plus. Je m'intéresse à lui, car c'est ce qu'une amie ferait. Nous sommes amis, rappelez-vous. Je l'ai décidé quelques minutes plus tôt. Je n'ai le droit qu'à trois minuscules mots en retour et mon regard sévère ne tire rien de plus de sa personne. Soit. À quoi d'autres aurais-je pu m'attendre ? Alors que je m'apprête à retenter, d'une autre façon, il prend la parole et crée un mur entre nous. Je ne sais pas ce que son "nécessaire" englobe, exactement. Rien n'est nécessaire, dans cette conversation. Nous sommes deux humains qui parlons pour découvrir les choses que nous ne savons pas encore. C'est du moins comme ça que je voyais les choses.

— Tu es un rabat-joie.

Je pourrais me lancer dans un interrogatoire et faire pleuvoir les réponses monosyllabiques, mais ça ne m'intéresse pas. Je regarde avec mépris ce verre de jus. Jusqu'au bout, Saul aura décidé de nous faire perdre du temps à tous les deux. Bien. Je soupire longuement puis fouille dans le sac à main jusqu'à trouver quelques billets, de quoi couvrir nos deux verres et un pourboire décent. Je les glisse sous mon verre avant de me lever et de lisser ma tenue. J'ajuste mes bas, enfile ma veste, passe mon sac sur l'épaule.

— Je préfère les hommes consentants.

Je sais que je lui ai donné l'impression contraire toute la journée, mais je pensais qu'il se détendrait après un verre d'alcool. Son obstination à rester tendu et chiant me lasse. Je plains sa femme. Je plains ses filles. Je plains chaque personne dont le bonheur est attaché de près ou de loin à cet homme. Mon nouveau challenge n'est pas de le faire tomber amoureux de Prudence, mais de le rendre fréquentable. C'est mon œuvre de bienfaisance. Mon cadeau au monde. On pourra m'élever au rang de sainte si j'y arrive. Sainte Léonie, patronne des cas désespérés, reconnue pour sa patience.

— Passe une bonne fin de soirée.

Je lance ça par-dessus mon épaule, en quittant l'établissement. Ce n'est que partie remise. Je recule pour mieux prendre mon élan. Je ne m'avouerais pas vaincue aussi facilement.