Ce qu’aimait par-dessus tout Victoria avec Neeli, c’était de passer des heures à s’extasier devant son évolution. Elle pouvait perdre toute notion du temps et se réveiller brusquement en se rendant compte que l’heure du bain était passée. Voilà pourquoi la petite était en train de patauger joyeusement dans le fond de la baignoire un peu plus tard que d’habitude. Là encore, la brune ne faisait pas attention à l’heure. De là où il était, Nadeem devait entendre parfois quelques éclats de rire en provenance de la salle de bain. Difficile par contre de dire qui entre la mère et la fille s’amusait le plus.

Le bain terminé et Neeli emmitouflée dans une grande serviette bien chaude, Victoria l’amena dans la chambre et l’allongea sur le lit. Elle surveillait toujours du coin de l’oeil l’enfant pendant la sélection de son pyjama du soir, car maintenant que cette dernière avait compris comment ramper, un accident pouvait rapidement arriver. Comme on pouvait s’en douter, la garde robe de Neeli pourrait bientôt aisément concurrencer celle de sa mère. Si la brune était une accro au shopping, elle ne l’était pas que pour elle. Depuis la naissance de Neeli, elle avait tenté de mettre un gros frein sur ses envies d’achats compulsifs, mais c’était difficile. Comment ne pas craquer devant les mini grenouillères adorables exposées en vitrine ? Ce soir, c’était l’un des pyjamas préféré de Victoria qui avait gagné.

Avec un sourire malicieux sur les lèvres, la brune reprit l’enfant dans ses bras après lui avoir enfilé l’habit et se dirigea vers le salon. Son fiancé allait craquer devant la tenue de sa fille, c’était certain. La télévision n’était allumée qu’en bruit de fond, tandis que Nadeem était en train de travailler. Comme à son habitude, il avait étalé ses dossiers un peu partout, ce qui arracha un petit sourire nostalgique à la brune. Cela lui rappelait toujours les soirées passées, quand ils étaient plus jeunes, à travailler dans la même pièce quitte à manquer d’espace plutôt que de ne serait-ce imaginer s’éloigner l’un de l’autre.

« Regarde papa ! Je suis le petit ours le plus mignon du monde ! »

Victoria avait transformé sa voix pour la rendre plus jeune, et beaucoup plus enfantine pour simuler le fait que c’était Neeli qui parlait. Elle la tenait par ses deux petites mains, pour l’aider à se maintenir debout sur le canapé. À son âge, l’enfant n’était pas capable de le faire toute seule, mais elle adorait être aidée et pouvoir ainsi sautiller à sa guise. D’ailleurs, Neeli semblait apprécier le petit défilé improvisé et gazouillait joyeusement. Oui, bien évidemment, ce soir, c’était la combinaison marron foncée de petit ours qui avait gagné. Avec sa capuche aux petites oreilles d’ourson remontées sur la tête, Neeli semblait très fière d’elle.

« Tu me tiens notre petit ours deux minutes ? Je vais nous faire du thé. »

L’heure du bain annonçait généralement pour Victoria la fin de sa deuxième journée de travail en tant que maman. Neeli était nourrie, propre, et parée à s’endormir d’ici peu de temps. Le moment de détente pour les adultes n’allait pas tarder à arriver. Moïra elle, était chez sa grand mère, pour la nuit. Rose avait proposé de garder la petite pour permettre au couple de souffler un peu. Moïra elle était ravie de pouvoir passer la soirée à jouer aux des jeux de société en mangeant pleins de bonbons avec elle.

La brune jeta un coup d’oeil rapide en direction de la télé, en se demandant si elle ne trouverait pas un film devant lequel somnoler après. Sur l’écran, c’était le début de l’une de ces émissions de reconstitutions d’affaires et de crimes passés. Le genre de choses que le couple ne regardait jamais. Victoria ne resta pas assez longtemps concentrée dessus pour remarquer qu’à l’image, apparaissait une maison très familière. Neeli venait de se laisser tomber sur ses petites fesses, en éclatant de rire de sa propre chute. Rien de tel pour détourner l’attention de la brune qui mourrait d’envie de la couvrir de bisous.

Après avoir réussi à se détacher de Neeli, Victoria se rendit dans la cuisine pour préparer le thé. Elle mit l’eau à chauffer dans la théière, disposa les tasses et cuillères sur un plateau et attendit que l’eau soit assez chaude en faisant claquer ses ongles contre le plan de travail. Le son de la télévision lui parvenait jusque dans la cuisine, sans vraiment qu’elle n’y prête attention. Mentalement, elle préparait sa journée de demain, en entreprenant de se faire un to-do list mentale de tout ce qu’elle avait à faire. Elle coupa le feu une fois l’eau prête et posa la théière sur le plateau qu’elle souleva. Son attention fut attirée par un nom qui résonna de la télé à ses oreilles et qui lui donna l’impression qu’une main invisible venait de lui serrer le coeur. Blake. Le simple nom suffit à lui donner des frissons. C’était courant, elle l’entendait même parfois dans des séries télévisées en grimaçant légèrement, mais là son cerveau avait enregistré sur quel type de programme était allumé la télé. Se pouvait-il que …? Non !


Le plateau retomba lourdement sur le plan de travail, faisant s’entrechoquer les tasses. Pas de panique, la coïncidence serait bien trop grande. Les chances que l’émission de ce soir soit ce qu’elle craignait étaient minces. Victoria tenta de prendre un air naturel et décontracté quand elle retourna (trop rapidement) dans le salon, mais il était visible à l’oeil nu qu’absolument tout son corps était sous tension. Sa main chercha frénétiquement la télécommande, quitte à faire voler quelques feuilles du le canapé en tremblant. Ses yeux se tournèrent vers l’écran et son sang se glaça quand elle reconnu la maison dans laquelle elle avait vécu, à Birmingham. Sa main trembla de plus belle. La télécommande était dans le mauvais sens. Elle la retourna maladroitement et la fit tomber au sol. Agacée, elle s’accroupit pour la récupérer. Même Neeli semblait comprendre que quelque chose se tramait et commençait à s’agiter sur le canapé. La petite enfant joyeuse d’avant paraissait soudainement sur le point de se mettre à hurler.

« Fichu machin ! »

S’énerva la brune en appuyant sur les boutons de la télécommande. Tant pis, elle passerait sans doute pour une mère hystérique, mais prétexterait qu’elle s’était précipitée parce qu’elle ne voulait pas risquer d’exposer Neeli à des scènes de crimes violentes. Est-ce que Nadeem goberait le mensonge ? Honnêtement, ce n’était pas sa priorité. Elle voulait simplement réussir à changer de chaîne avant que le pire n’arrive.

Trop tard.
Le moindre centimètre carré du corps de Victoria fut soudainement paralysé. Devant elle, une image qui lui donna la nausée et l’envie d’éventrer la télévision en lui envoyant la télécommande dessus. On y voyait Rose, avec une bonne vingtaine d’années en moins, tenter de rentrer chez elle, en tenant la main d’une adolescente cherchant à se cacher des flash et des caméras avec son bras.

« Rose et Victoria Blake, ont toujours affirmé ne jamais avoir rien su des agissements de l’hommes. Néanmoins, cela n’a pas empêché les habitants de la ville de mener une véritable chasse aux sorcières. Revenons ensemble sur l’affaire de celui qu’on appelait à l’époque le « monstre de Birmingham » ! »

L’émission venait de commencer, mais Nadeem avait-il entendu le début ? Il y avait-il vu un résumé ou l’agitation de Victoria allait-elle attirer justement son attention dessus ? Et pourquoi cette fichue télécommande refusait-elle obstinément de fonctionner ? Mille questions fusèrent dans la tête de la brune complètement paniquée. Ce ne fut que lorsqu’une photo de son père fut affichée sur l’écran que le cerveau de Victoria s’éteignit brusquement sous l’effet du choc. Elle ne l’avait pas vu depuis plus de vingt ans, et n’était pas prête à le revoir. Tous les blocages qu’elle s’était imposée pour enterrer son passé furent violemment attaqués et détruits. Sous l’effet du choc, ses genoux plièrent et elle atterrit brusquement au sol. Les tremblements de ses mains se propagèrent à tout son corps tandis que dans un étrange comportement masochiste, ses yeux refusaient de détourner leur attention de l’écran. La bouche entre-ouverte, la brune ne fut incapable de la moindre parole. Elle attendait sa sentence, comme le condamné dans le couloir de la mort.

Les yeux bleus de Zachary Blake semblaient transpercer l’écran de télévision et fixer Victoria. Elle n’osait même pas relever le regard, comme si elle craignait de le voir se mettre à sourire. Le visage était exactement le même que dans ses souvenirs, pourtant, il ne lui inspirait que de la crainte. Même mort, son père était encore capable de venir mettre la zizanie dans sa vie en réapparaissant soudainement.

À ses côtés, Nadeem était beaucoup plus réactif qu’elle, et c’était tant mieux. Neeli captait la moindre perturbation émotionnelle de sa mère, et l’ouragan qui était en train de se déclencher en elle était périlleux pour la petite. Une partie de la brune savait qu’il fallait éloigner au plus vite l’enfant d’elle, mais tout son corps était encore paralysé. Intérieurement, Victoria paniquait. Elle ne pensait pas qu’au fait de devoir dire la vérité à son âme-soeur, elle était surtout concentrée sur le reste. Elle se demandait si il parviendrait à comprendre les raisons de son mensonge, ou si même il aurait ne serait-ce que l’envie de l’écouter et lui pardonner. Et si il lui laissait le temps de s’expliquer, aurait-elle le courage de TOUT raconter ? Parce qu’il n’y avait pas que le passé trouble de son père que la brune dissimulait, il y avait le sien aussi.

Tentant en vain de ne pas inquiéter la petite, Victoria tenta de lever sa main pour la saluer et répondre à son bonne nuit, mais Nadeem ne lui laissa pas le temps nécessaire pour cela et l’au revoir resta très étrange. Neeli serait mille fois mieux au fond de son berceau, que près des adultes. Ironiquement, c’était pour une fois Nadeem qui parvenait à s’occuper de la petite et Victoria qui se retrouvait recroquevillée dans un coin et incapable de quoique ce soit.

Ne plus avoir Neeli dans les parages débloqua Victoria. Loin de l’éponge émotionnelle qu’était sa fille, elle se sentait plus libre de réagir. L’autre éponge de la famille elle, serait victime de ses tourments pendant encore quelques instants. La télévision éteinte et la certitude de ne pas croiser le regard fixe de son père l’aida à relever la tête, bien qu’affronter le regard de son fiancé n’était pas mieux. D’ailleurs, elle n’eut pas le courage de le faire et resta fixée sur la table basse face à elle. Avec lenteur, elle s’appuya sur le meuble d’une main pour se redresser et se laisser tomber lourdement sur le canapé. Elle se trouvait déjà assez pathétique en ce moment, inutile d’en avoir l’air en restant au sol.

« Mon père n'est pas mort dans un accident de voiture … »

Fut tout ce qu’elle réussi à prononcer d’une voix tremblante. La menace de rallumer la télévision suffisait amplement à la faire sortir de son mutisme, même si une petite voix au fond d’elle lui avait susurré que ça aurait été plus simple pour elle de laisser les faits être racontés par l’émission. L’évidence qu’elle venait d’énoncer pouvait clairement être interprétée comme une moquerie, et pourtant il lui semblait que c’était une bonne manière de démarrer. Rétablir le mensonge principal était une bonne façon d’enchaîner sur tous les autres qu’elle avait crée afin d’oublier la triste vérité.

Elle se pencha en avant, appuyée sur ses avant bras eux-même placés sur ses genoux. Ses doigts jouaient nerveusement entre eux tandis qu’elle les fixait sans chercher un seul instant à regarder ailleurs. Surtout pas vers Nadeem. Elle avait l’impression que si son regard croisait le sien, elle exploserait en larmes et serait incapable de prononcer le moindre mot. De là où elle était, elle pouvait entendre parfaitement la respiration forte de son fiancé et la reliait aussitôt à une seule émotion : la colère. Elle sentait également un regard lourd de reproches dans son dos, et n’avait aucune envie de se retourner.

Elle déglutit avec difficulté, maudissant intérieurement cette foutue émission de télévision. À l’époque, si l’affaire avait secoué la ville, jamais la brune n’aurait pensé qu’on en viendrait à lui dédier une émission entière. Elle n’avait même pas envie de savoir ce qui serait dit et expliqué. Ne voulait pas voir si on les faisait passer sa mère et elle pour des victimes ou des complices. Rose … Victoria espérait de tout son coeur que sa mère ne tombe pas sur l’émission, mais au vu de l’heure, cette dernière devait dormir. Elle l’espérait en tout cas, parce qu’elle n’était pas sûre que son coeur pourrait supporter le choc de revoir son ex-mari. Quant aux autres personnes présentes devant leurs postes de télévision, elle n’osait même pas y penser. Avec un peu de chance, la plupart n’aimaient pas ce type de programme, ou étaient de sorti. Peut-être que les parents dont les enfants fréquentaient l’école de Moïra ne feraient pas le rapprochement avec son visage, parce qu’ils ne la connaissaient pas autant que son fiancé. Ou peut-être que dès le lendemain, elle serait replongée dans la même chasse aux sorcières qu’à ses seize ans.

« Il s’est suicidé dans sa cellule avant son procès pour … »

La voix de la brune se brisa avant qu’elle ne puisse finir sa phrase. Elle n’avait jamais réussi à assimiler son père à un pédophile, ou à un monstre, même si elle était parfaitement consciente des atrocités qu’il avait commises. Malheureusement pour elle, la télévision avait été éteinte trop tôt pour que son fiancé ait pu entendre les raisons de l’enfermement de l’homme. Il ne pouvait pas savoir si c’était pour meurtre, trafic de drogue, ou autre. Consciente qu’elle ne pouvait pas le laisser dans le flou, Victoria se racla la gorge et chercha ses mots rapidement.

« Il… Il était attiré par les jeunes filles. »

Finit-elle par cracher comme si les mots lui brûlaient la bouche. Son visage de fendit en une grimace. Si on ne lui avait jamais rien caché sur les agissements de son père, elle avait toujours été incapable de dire à voix haute ce qu’il était réellement. L’un des premiers nombreux aveux sur son passé lâché, la brune eut déjà besoin d’une pause. Elle plongea son visage dans ses mains et inspira profondément. Son pied martelait le sol dans un geste répétitif purement causé par le stress. Parler n’avait jamais été son fort, mais aborder ce sujet là lui semblait au-delà de ses forces.  

« Je ne l’ai jamais dit à personne. »

Ajouta t-elle avec précipitation, même si elle se doutait que cela n’allait pas arranger grand chose. Au pire, cela écarterait l’une des mille questions que se poserait Nadeem,  ou le rassurerait sur le fait qu’il n’était pas le seul à qui elle avait menti.

Victoria avait été naïve de penser que les secrets de son père seraient enterrés avec lui. Elle s'était pourtant convaincue qu'il n'y aurait aucune raison qu'un jour son passé refasse surface. Après son changement d'identité et son déménagement elle n'avait pas soupçonné que les crimes de son père pourraient la rattraper. Si à l’époque l’affaire avait fais du bruit, la brune n'aurait jamais pensé qu'elle puisse prendre de l'ampleur au point d'en entendre parler en dehors de Birmingham. Encore moins près de 20 ans plus tard. Et pourtant …

Elle resta silencieuse à la question de son fiancé. Il avait raison, cela ne changerait rien et ne l’aiderait pas à se faire pardonner son mensonge. À la place de Nadeem, elle aurait même balancé un « encore heureux ! ». La colère de ce dernier était totalement légitime et Victoria ne pouvait pas lui en vouloir. Elle n'était même pas capable d'imaginer qu'elle aurait été sa propre réaction si les rôles avaient été inversés. Pour autant, une partie d’elle tentait encore de justifier ses cachotteries. Le harcèlement qu'elle et sa mère avaient subi ainsi que la honte qui s'était abattue sur sa famille avaient été tels qu'elle avait eu envie de supprimer cette partie de sa vie de son esprit en espérant presque croire à ses propres mensonges. C'était un réflexe d’auto protection classique. Effacer la réalité trop dure pour s’en recréer une autre, plus plaisante, et plus facile à vivre.

« Je ne pensais pas que cette histoire ressortirait un jour ! »

S’exclama Victoria en pensant sincèrement ce qu'elle disait. Et elle avait toujours trouvé que même si l'affaire avait choqué sur le moment, elle ne prendrait pas plus d'ampleur que cela. Il y avait des centaines de pédophiles, et tous ne se retrouvaient pas en vedette d’un documentaire. C'était la faute à pas de chance, sur la centaine d’agresseurs sexuels existants, c'était sur Zachary Blake que les producteurs de l'émission avaient décidé de se tourner.

Les quelques secondes où elle se retrouva seule lui permirent de respirer à nouveau. La présence de son âme sœur et son regard accusateur lui donnaient la sensation d'avoir une corde autour du cou qui se resserrait lentement autour de sa peau. Même sans don, la colère et le sentiment de trahison de son fiancé l’imprégnaient totalement et lui donnaient la sensation de suffoquer. Elle se redressa légèrement et passa une main dans ses cheveux. La situation dans laquelle elle se trouvait était délicate, et elle n'avait aucune idée de comment s'en sortir sans faire trop de dégâts à son couple. Nadeem était blessé et elle, elle mourait d'envie de le supplier d'oublier toute cette affaire et de ne pas insister. L'intrusion dans son passé rouvrait une plaie qui n'avait jamais véritablement cicatrisé. Elle ne s'était jamais sentie prête à évoquer ce sujet et ce n'était pas parce qu'elle se retrouvait forcée à le faire que le courage lui était venu. Des années entières à se forcer à croire à ses propres mensonges, avaient amplifié son incapacité à raconter sa véritable histoire.

Nadeem revint dans la pièce et avec lui ce sentiment d'étouffement. Il s'indignait et lui reprochait de s'être moqué de lui quand il avait voulu aller sur la tombe de son père. Encore une fois Victoria comprenait, mais ne pouvait pas s'empêcher d'avoir envie de grogner et de rétorquer qu'elle n'aurait pas pu faire autrement. Elle s'était embourbée tellement profondément dans ses histoires que continuer à mentir avait été la seule solution qu'elle avait trouvé. Ça, et se raccrocher à l'espoir que personne ne serait jamais au courant.

« Je ne me moquais pas de toi, mais c'était déjà trop tard. Cela faisait déjà des années que je t'avais dit que mon père était mort dans un accident de voiture, alors t'annoncer brusquement qu’en fait j'avais menti, c'était trop dur. »

Lentement, elle releva ses jambes pour venir placer ses genoux contre sa poitrine et les entourer de ses bras. La position ne lui apportait pas le moindre réconfort, mais la maigre sensation que son espace vital n'était plus autant empiété.

« Tu ne sais pas ce que c'est. Et tu ne sais pas à quel point ça a été dur pour nous. Quand on a quitté la ville ma mère et moi, nous voulions tout simplement tout oublier, ou du moins essayer de se reconstruire sans que l'ombre de mon père plane toujours au-dessus de nous. »

Si elle ne se sentait pas complètement mortifiée, Victoria aurait sans doute eu un rictus à sa propre phrase. Même si cela faisait 20 ans déjà, l'ombre de son père planait tout de même au-dessus d'elle. Il était toujours présent, dans chaque crise et chaque cauchemar que la brune faisait. Elle grimaça à la remarque de son fiancé. Non, Elle ne s'estimait pas du tout heureuse d'être « tombée » sur l'émission ce soir. Si Nadeem n'avait pas allumé la télé sur ce fichu programme, elle ne serait pas là à devoir justifier ses mensonges et parler de ses pires souvenirs. D'un autre côté, l'avoir vu lui éviterait de se poser des questions le lendemain si les autres parents d'élèves lançaient des regards insistants devant l'entrée de l’école. Ça, elle n’osait même pas encore y penser, contrairement à Nadeem.

« Je sais que ce n’est pas juste pour toi, mais je ne pouvais pas… Non, je ne pouvais pas …. »

La voix de la brune se tordit et finit par s'éteindre. La corde imaginaire autour de son cou l'empêchait de parler davantage. Ses yeux s’embuèrent. Elle avait envie d'éclater en sanglots, et avait la sensation de redevenir la jeune fille adolescente qui passait des heures à pleurer dans le noir dans un coin de sa chambre. Revoir son père était comme se replonger dans son « moi » de l’époque. Elle se sentait terriblement seule et faible.

« Je suis désolée … »

Souffla t-elle, la voix brisée. Une partie d'elle avait envie de se décharger de ce poids, sans savoir par où commencer. Sans même savoir si elle aurait la force de formuler une seule phrase. Tandis qu'une autre, restait plongé dans un mutisme complet.

« Je sais que tu te poses des questions, mais j’ignore si je suis capable d'y répondre. »

Avoua t-elle sans pour autant espérer pouvoir y échapper. Espérer que son fiancé n’allait pas vouloir tout savoir serait stupide. Lui demander de se montrer compatissant était sans doute trop pour lui, alors qu’il devait se sentir trahi et humilié. Elle se sentait prisonnière d’un cul-de-sac, dont les murs se rapprochaient d’elle dangereusement.

Plus les secondes s’écoulaient, et plus Victoria se laissait tomber dans un silence profond, au moment où il était plutôt opportun de parler et de s’expliquer. Nadeem exigeait des explications, quand elle, elle ne savait même plus quoi dire. Plus précisément, elle ne voulait absolument rien dire. Une part d’elle aurait adoré que son fiancé joue la carte du déni pour ne pas à avoir à aller plus loin. Tout aurait été beaucoup plus facile.

Elle s’entendait parfaitement, ou plutôt, elle se comprenait en tout cas. Elle savait que ce n’était pas juste pour son fiancé, mais trouvait que ça ne l’était pas non plus pour elle. La brune avait fait tant d’effort pour dissimuler son passé et recommencer à vivre une vie normale, que de voir son secret révélé au cours d’une émission de télé banale lui semblait totalement injuste. Elle se savait pourtant chanceuse sur un point : Le sujet du programme n’était que son père et ses agissements sordides, et ne s’étendait pas sur les années suivantes et les conséquences psychologiques qu’ils avaient eu sur elle. Ça, c’était encore une chose que Nadeem ignorait.

Acculée dans son canapé, Victoria resserrait ses bras autour de ses genoux, comme si elle se tenait à une bouée de sauvetage. Son âme-soeur perdait son sang-froid et ne l’aidait pas vraiment. La brune fixait un point fixe devant elle, espérant presque se déconnecter de la réalité et faire taire la voix de son fiancé. Elle n’avait jamais compris pourquoi les gens avaient décidé de les mettre elle et sa mère sur le banc des accusés, alors qu’elles aussi faisaient parti des victimes. Des familles entières avaient été détruites à cause des actes de son père, mais la leur aussi.

Ses yeux ne quittèrent leur point fixe qu’en entendant les paroles accusatrices de son fiancé. Il se braquèrent sur lui pour lui jeter un regard assassin. S’entendre être accusée de mettre la vie de leurs filles en danger la fit aussitôt fulminer. De la part de Nadeem, cela lui donnait envie de rire mesquinement. Piquée au vif et tout autant vexée que blessée, elle se redressa un peu trop rapidement pour se mettre sur ses jambes. Elle tangua un instant, mais se replaça droite comme un « I ». Elle leva un doigt menaçant en direction de son fiancé. Il était injuste, de l’accuser de mettre en danger leurs filles quand il était le premier à craindre que quoique ce soit leur arrive à cause de son travail.

« Je t’interdis de dire que je mets nos filles en danger ! »

Le ton de sa voix avait changé. Il était plus assuré, plus hargneux. Les sons sortaient de sa bouche sans trembler. En l’accusant ainsi, Nadeem venait d’allumer un briquet à côté d’un bidon d’essence prêt à exploser. La mère-louve protectrice en elle se sentait offensée et sortait les griffes, en sachant qu’elle risquait de le regretter plus tard. L’attaque était toujours la meilleure défense.

« De nous deux tu es le seul qui a failli tuer ta fille et ta femme. Ne te permets plus jamais de me faire la leçon à ce sujet. »

La froideur du ton employé par Victoria laissait parfaitement deviner que malgré tout, cet épisode là n’avait jamais été oublié. Elle avait été la première à prendre la défense de son fiancé, en sachant parfaitement que son choix de carrière avait été la cause de son « accident ». Ils avaient néanmoins choisi à deux de continuer et de fonder une famille, tout en fermant les yeux et en faisant le nécessaire pour que plus rien de la sorte ne recommencerait un jour. Ils étaient aussi coupables l’un que l’autre.

Les dernières paroles de Nadeem firent partir la brune dans une rire nerveux, presque dément. Elle rabaissa sa main pour venir se tenir le ventre et posa son autre main libre sur sa poitrine pour tenter de se calmer et reprendre son souffle. Peut-être était-elle réellement en train de perdre les pédales, mais craquer de cette façon lui faisait du bien. Il était tellement risible pour elle de voir Nadeem énumérer absolument toutes les craintes qu’elle avait accumulé depuis des années, (à part une ou deux manquantes) que s’en était trop. La pensait-il stupide à ce point pour croire qu’elle n’avait pas retourné le problème dans tous les sens depuis tout ce temps ?

Quand sa crise de nerfs passa au bout de quelques secondes, Victoria du passer un doigt sous son oeil droit, humidifié par son fou rire. Elle secoua la tête de gauche à droite et observa Nadeem comme si il était l’homme le plus naïf du monde.

« Mais qu’est-ce que tu crois ?! Pourquoi penses-tu que j’ai toujours refusé de le dire ? Tu crois que j’ai envie que mes filles soient assimilées à mon père ? Non ! Je suis ravie que Moïra porte le nom de famille de Mark car ça l’éloigne encore plus du mien ! Qu’est-ce que tu voulais que je fasse au juste ? Que je lui foute une pancarte autour du cou avec écrit « Mon grand-père est un violeur mais moi je suis innocente » ? »

Elle leva les yeux au ciel et expira longuement. Encore une fois, elle se retrouvait sur la banc des accusés pour des actes non commis. Dissimuler la vérité avait été (et serait toujours à ses yeux) la meilleures des solutions. Si personne ne savait, personne ne pourrait s’en prendre à elle ou ses filles. Cela avait parfaitement fonctionné pendant des années.
Après une pause de quelques secondes, Victoria n’en resta pas là. Elle continua d’attaquer pour mieux se défendre, un sourire mauvais aux lèvres.

« Et toi, le donneur de leçons, comment feras-tu quand ce sera ton tour ? Quand Neeli se fera insulter parce qu’elle portera le nom de Zaman et qu’il sera encore dans un article décrivant comment il a réussi à défendre des trafiquants d’enfants ? »

Elle scella ses lèvres pour de bon, en les pinçant l’une contre l’autre. Si elle avait voulu aller plus loin, elle aurait pu également mentionner le fait que quelques mois auparavant, les dégradations sur les murs de l’appartement et les menaces reçues n’étaient pas causées par son passé à elle, mais par le présent de Nadeem. Elle se doutait bien que lui aussi n’avait pas oublié la petite poupée imbibée de peinture rouge et qu’il comprendrait parfaitement ce qu’elle sous-entendait là.

Victoria se sentait un peu rouillée, mais reprenait très rapidement ses habitudes. Devenir mère pour la seconde fois ne l’empêchait pas de rester la fiancée belliqueuse, prête à dégainer les armes à la moindre provocation. Et là, Nadeem avait commencé fort. En toute logique, elle avait continué avec tout autant de puissance, si ce n’est plus. Elle attaquait directement le coeur, plutôt que de chercher à le blesser autour avant d’atteindre la cible finale. Ne pas s’être disputé ainsi depuis si longtemps avait endommagé sa patience et son envie de jouer pour faire durer plus longtemps la dispute. Elle retrouvait chaque réflexe défensif, chaque pulsion provoquée par la colère. Elle et son fiancé connaissaient les règles de ce jeu : aucune limite, ou presque.


« Te le dire, à toi ? Comme si tu avais les épaules pour gérer ça.»

De nouveau, un rire s’échappa des lèvres de la brune, mais celui-ci fut beaucoup plus court que le premier. Elle était sur le point d’exprimer les craintes qui l’avaient empêchée de parler de la pire des manières qui soit, mais n’était-ce pas l’une des conséquences de leur petit jeu ?

« T’as fui le jour où tu as su que je faisais des terreurs nocturnes. T’as pas été capable de gérer, et tu voulais que je te donne de nouvelles raisons de partir en courant ? »

Cracha t-elle en retenant une grimace. Elle se savait parfaitement injuste dans ses propos. Nadeem avait effectivement fui, mais était revenu et n’était plus jamais parti par la suite, même durant les crises les plus fortes. Pourtant, le cerveau de la brune avait entamé un processus d’auto-protection ce soir là et s’était juré de ne jamais rien lui avouer à propos de son passé. Ce serait trop gros pour lui, et également, trop dur pour elle. Victoria avait passé trop de temps à tenter d’effacer de sa mémoire les traumatismes de son adolescence pour se permettre de leur redonner vie un jour en se mettant à en parler.

« Et je te connais assez pour savoir que tu t’en serais servi contre moi. »

Rajouta t-elle en pinçant sa lèvre inférieure à la fin de sa phrase. Il y avait beaucoup d’orgueil et d’égoïsme de sa part dans le fait de dissimuler la vérité à son fiancé. Avouer les crimes de son père aurait été lui donner un fusil chargé entre les mains et lui permettre de lui tirer dessus dès la dispute suivante. C’était le genre de faiblesse qu’elle ne préférait pas montrer à son meilleur adversaire. Et c’était beaucoup plus facile de se cacher derrière cette excuse plutôt que d’avouer qu’elle avait été terrifiée à l’idée de le perdre si il apprenait la vérité.

« Oh merci Nadeem de m’ouvrir les yeux ! C’est vrai ? Je ne suis pas la mère de l’année ? Je te rappelle que c’est écrit noir sur blanc sur internet ! T’as peut-être aussi envie que je le placarde sur les murs ? Ou bien tu devrais carrément leur dire que si je maltraite ma fille c’est parce que mon propre père était un malade ! »

Le dernier mot avait été prononcé presque en hurlant. C’était trop pour elle. Entre les rumeurs de maltraitance, les accusations de Nadeem et le fait de devoir reparler de son père qui était jusqu’à présent un sujet tabou, Victoria ne parvenait plus vraiment à se contrôler. Elle espérait simplement que les voisins n’étaient pas en train de tendre l’oreille pour se demander ce qu’il se passait chez cette famille recomposée étrange qu’ils devaient supporter.

Les dernières paroles de son fiancé firent à Victoria l’effet d’une douche froide. Elle ne s’était jamais considérée comme une mère parfaite, et ne tendait pas à essayer de le devenir, mais elle se considérait dans la bonne moyenne. Ces derniers temps elle était souvent dépassée et épuisée, mais elle trouvait qu’elle tenait plutôt bien le cap, étant donné qu’elle était livrée à elle-même la plupart du temps. Quant à Nadeem, il l’avait soutenue et lui avait toujours affirmé qu’elle était une bonne mère. L’entendre dire qu’elle était incapable de protéger ses filles brisait en mille morceaux l’infime confiance en elle qu’elle pouvait avoir sur le sujet.

« Va te faire foutre … »

Mais elle ne fut même pas sûre que Nadeem ait entendu ses paroles. Les mots avaient été prononcés dans un souffle quasi inaudible. La brune serra fortement ses dents pour empêcher la boule naissante dans sa gorge devenir plus grosse. Elle cligna rapidement des paupières pour leur éviter de s’humidifier. Hors de question de se laisser vaincre si facilement.

Les pleurs de Neeli la firent bouger aussitôt. C’était dans ses gênes, de réagir dès que sa fille se mettait à pleurer. Elle ignora son fiancé et ce qu’il était en train de faire pour s’approcher du berceau. Elle détestait la voir pleurer à cause d’eux. Ce n’était pas juste qu’elle subisse les humeurs de ses parents au point d’en être autant affectée. L’attention de la brune était fixée sur la petite, et non sur Nadeem qui était en train de rassembler les affaires de l’enfant. Devant le triste spectacle, Victoria ne pensait plus du tout à la dispute, mais aux conséquences qu’elle pouvait avoir sur Neeli. Par chance, Moïra n’était pas là ce soir pour assister à tout cela. Elle attrapa la petite dans ses bras pour venir la coller contre sa poitrine et la bercer lentement. Sa bouche lui murmurait à l’oreille des excuses et venait déposer de petits baisers sur sa joue avec une douceur infinie. Rien ne comptait plus en cet instant que de rappeler à Neeli que tout irait toujours bien.

Victoria ne fit pas plus attention à Nadeem quand ce dernier quitta la pièce pour aller à la cuisine. Elle attendit patiemment que Neeli ait cessé de pleurer, aidée d’une part par la berceuse de son père et d’une autre par les caresses de sa mère. Elle reposa l’enfant dans son lit qu’une fois certaine que cette dernière était apaisée, avant de retourner au salon. Et là, les informations daignèrent monter à son cerveau. Nadeem avait préparé un sac à dos, mais pas pour lui. Les affaires étaient celles de Neeli, et le bruit de la porte du frigo laissait à penser qu’il lui avait également pris de quoi manger. L’imaginer prendre la petite et partir avec suffit à faire bouillir de nouveau le sang de la brune. Elle était de nouveau prête à se battre s’il le fallait.

« N’y pense même pas. »

Ordonna t-elle d’une voix assez forte pour se faire entendre du salon. La froideur de sa voix laissait comprendre qu’elle ne lui permettrait pas de tenter quoique ce soit sans se battre. Victoria n’était pas adepte de la violence et ne se mettrait pas à agir physiquement bien entendu, mais elle était prête à faire mal de la même manière qu’ils le faisaient lors de leurs disputes.

Victoria confirma son accusation par un simple regard appuyé. Il n’avait pas géré, point barre. Inutile de le répéter. Sa mauvaise foi lui interdisait de doser ses paroles durant une dispute. Elle n’était pas là pour le rassurer. Leurs disputes ne les autorisaient pas à se montrer compréhensifs l’un envers l’autre, même si leur première nuit complète ensemble n’avait pas été de tout repos aussi bien pour l’un que pour l’autre. La brune avait fini par s’endormir par terre, tandis que Nadeem lui avait été balayé par une vague de tristesse et de sentiment d’injustice si puissants qu'il avait du aller se réfugier dans la cuisine pour appeler sa soeur. Par chance, les autres nuits elles, s’étaient mieux passées.

Dans la cuisine, Victoria prévint Nadeem. Lui retirer sa fille ce soir n’était pas une bonne idée. Il était celui qui voulait partir, mais le ferait les mains vides. Si le couple voulait être un instant honnête, il aurait été préférable de déranger Rose et lui demander si elle pouvait garder Neeli pour la nuit en plus de Moïra, plutôt que de se faire la guerre à savoir lequel d’entre eux allait garder l’enfant. La grand-mère serait une bouffée d’air frais et de bonnes ondes pour la petite, tandis que ses parents resteraient des boules de nerf toute la soirée.

Non, Victoria balaya cette idée de son esprit. Elle ne voulait pas déranger sa mère à une heure si tardive et l’inquiéter inutilement. Lui demander ce service forcerait la brune à lui donner une raison de le faire et elle n’avait aucunement envie d’expliquer à sa mère le motif de sa dispute avec Nadeem. Le fait que le téléphone portable de Victoria n’ait pas sonné continuellement prouvait que Rose n’avait pas vu l’émission de télé, et la brune préférait ne pas lui infliger un tel choc. Elle n’était pas certaine que le coeur fragilisé de sa mère pourrait le supporter.

« Ça suffit ! Neeli n’est pas toi ! »

Cracha la brune avec colère. Depuis la naissance de la petite, Nadeem n’avait cessé de considérer que l’enfant était aussi sensible que lui. Une idée que Victoria ne partageait pas forcément, ou du moins, elle considérait ne pas avoir assez de preuves pour le faire. Certes, Neeli s’était mise à pleurer à cause de la dispute de ses parents, mais c’était parce que la pauvre enfant avait été réveillée par des cris qui avaient du lui faire peur, et non pas parce qu’elle aussi, partageait les visions et ressentis de son père. La plupart du temps, c’était Nadeem qui était impacté par le pleurs de sa fille et non l’inverse. La raison pour laquelle il n’arrivait pas à la calmer dans ces cas là était selon Victoria, qu’il ne faisait que transférer ses propres angoisses à la petite. Les enfants et nouveaux nés étaient sensibles, mais ils ne l’étaient pas comme pouvait l’imaginer Nadeem.

« Je suis rationnelle justement. J’ai arrêté de travailler parce que tu n’es pas capable de rester seul avec notre fille, et tu crois que je vais te laisser partir avec ? »

Cette remarque aurait pu avoir été lâchée sur un ton dédaigneux, mais non. Victoria était tristement réaliste. Elle avait cessé de travailler dès l’instant où elle avait compris que Nadeem ne pourrait jamais surpasser l’obstacle que représentait sa sensibilité. Dès le moindre couinement de la part de Neeli il était atteint par sa tristesse et s’y noyait sans pouvoir refaire surface par lui-même. Entre eux, c’était le serpent qui se mordait la queue et seule la présence de Victoria permettait de faire cesser les crises de chacun. Ce soir ne ferait sûrement pas exception à la règle, même si son fiancé courrait se réfugier chez sa jumelle. Encore une idée qui ne lui plaisait pas du tout. Débarquer chez Aizah dans un état pareil et un bébé dans les bras ne ferait que rendre la situation plus compliquée.

La brune rejoignit son fiancé près de leur chambre. Rien ne la ferait démordre de l’idée qu’arracher Neeli à son berceau n’était pas bien. La laisser avec son père dans tous ses états ne l’était pas non plus.

« Laisse-la ici, de nous deux je suis celle qui parviendra à se calmer à côté d’elle. »

Argumenta t-elle en croisant les bras contre sa poitrine. Elle n’en était pas au point de la jouer mélodramatique et se jeter bras écartés devant la porte d’entrée en hurlant qu’il faudrait lui passer sur le corps pour partir. Elle utilisait un langage que Nadeem comprenait : la logique. Elle, elle serait capable d’être en présence de Neeli sans aggraver son propre état (et celui de la petite par la même occasion) mais lui non.
Le sujet de la dispute ne concernait même plus le passé de Victoria, mais le présent et Neeli. C’était sans doute ça d’être parents : ils ne pouvaient même plus s’engueuler à propos d’une chose sans que la santé des enfants ne viennent s’en mêler. Dans une autre dimension où ils n’auraient pas été parents, Victoria et Nadeem auraient sans doute continué à se hurler dessus et se lancer des horreurs au visage sans interruption, jusqu’à ce que l’un des deux craque. Ils seraient revenus ensuite sur le sujet principal de la dispute plus calmement et auraient fini par se réconcilier à moyen terme. Là, Zachary Blake et ses agissements n’entraient même plus dans l’équation. La seule chose qui comptait était ce que ces révélations pourraient infliger à Moïra et Neeli, et une partie de Victoria en était agacée. Elle et sa mère avaient été les premières victimes, mais encore une fois, personne ne cherchait à les consoler ou les écouter. Nadeem ne faisait pas exception.

« Et je ne risque pas de la mettre en danger en restant à la maison ce soir. »

Personne n’allait débarquer avec des torches enflammées et des fourches pour brûler l’appartement du couple. Victoria restait toujours la même, bien que revoir le visage de son père dans l’écran de télévision du salon lui avait donné la sensation d’être écorchée vive. Rien n’arriverait ce soir. Les conséquences se feraient voir dès le lendemain, en fonction de combien de personnes les connaissant de près ou de loin avaient vu l’émission. Si Nadeem décidait de partir, Victoria était prête à les affronter seule si il le fallait.

« Quant à toi, tu peux fuir si tu le veux. »

Cette fois-ci, une once de mépris traversa les lèvres de la brune. Son fiancé reproduisait le même schéma que leur de leur première nuit ensemble : il voulait partir et aller se réfugier auprès de sa soeur car la nouvelle et le choc étaient trop importants pour lui. Et il se demandait vraiment pourquoi elle n’en avait pas parlé plus tôt ? C’était risible.

Le monde autour de Victoria ne tournait plus véritablement rond. Son esprit voguait entre les souvenirs de son père et la crainte de voir son fiancé partir avec sa fille dans les bras. C’était une crainte stupide mais viscérale : elle avait la sensation que si Nadeem passait le pas de la porte avec Neeli, il ne reviendrait plus jamais. Était-elle réellement persuadée de ça ou bien était-ce le résultat des souvenirs de l’arrestation de Zachary qui se mélangeaient à la situation présente ? Une chose était certaine : Victoria ne pouvait pas confirmer qu’elle se sentait mentalement saine ce soir. Trop de choses s’accumulaient. Trop de sujets étaient abordés puis brusquement mis sous le tapis au profit d’urgences parentales. Les dégâts eux, étaient faits.

Elle ne s’en rendit pas compte de suite, mais Victoria s’était mise à trembler. Ses nerfs étaient à vif, son esprit lui donnait l’impression d’être un feu d’artifice défaillant et tous ses sens étaient éveillés. Elle revivait un passé brutal en subissant un présent angoissant. Si Nadeem ne la connaissait pas par coeur, il pourrait facilement penser qu’elle était en manque.

« C’est stupide ! »

S’agaça la brune devant le dilemme stupide du couple : aucun des deux n’était capable de s’occuper correctement de Neeli ce soir, et la confier à Aizah restait leur dernière solution. Encore une chose qui déplaisait à la brune. Sa belle-soeur avait l’habitude de supporter son frère lors des disputes du couple à l’époque, mais elle n’avait pas signé pour devoir en plus s’occuper d’un bébé.

Victoria frotta vigoureusement son bras gauche de sa main, pour occuper cette dernière et la faire arrêter de trembler. Ses yeux rougis par les larmes et la fatigue courraient de gauche à droite dans la pièce comme si la solution était accrochée à l’un des murs. Elle n’oubliait pas la base de la dispute du couple, mais ne savait pas quel problème lui faisait le plus mal.

« Arrête de parler comme si tu voulais me la retirer ! »

S’exclama brusquement la brune, d’un ton bien trop aiguë pour ne pas cacher sa panique. Il voulait partir avec Neeli, et elle n’était pas certaine qu’il voudrait cette fois-ci revenir vers elle pour l’écouter se justifier de tous ses mensonges. Une nouvelle fois, elle serait forcée de voir un être cher emporté loin d’elle. L’évènement à venir ressemblait beaucoup trop au traumatisme de l’arrestation de son père pour qu’elle ne fasse pas de comparaison entre les deux.

Elle ne s’attarda pas sur le fait que Nadeem avait précisé qu’il voulait dormir ailleurs « ce soir ». Il n’avait pas parlé d’une durée indéterminée et la brune aurait pu penser le revoir le lendemain, mais son cerveau ne fonctionnait plus correctement. Elle ne pensait plus qu’à une chose : elle finirait totalement seule ce soir, et cette idée l’effrayait.

Elle était terrorisée par l’idée de passer la nuit assise dans le lit, à ressasser tous les souvenirs qui l’attaquaient depuis que le visage de Zachary Blake était apparut sur l’écran de la télévision. Elle les repoussait, motivée par le besoin de convaincre son fiancé de rester avec Neeli chez eux, mais savait qu’une fois qu’il serait parti elle serait de nouveau assaillie. Elle serait seule. Extrêmement seule.

Un frisson parcourut son corps à cette triste constatation. Elle se sentait déjà seule. Les pleurs de Neeli avaient forcé Nadeem à détourner son attention de sa fiancée et de leur dispute, et Victoria savait qu’ils ne continueraient pas à se prendre le bec ce soir. Ils ne finiraient pas par se crier dessus et communiquer à leur manière. Ils ne se réconcilieraient pas et chacun dormirait de son côté avec ses propres démons. Et Victoria en avait beaucoup trop ce soir pour se sentir capable de les affronter seule.

Après un long moment de silence où elle sembla complètement déconnectée de la réalité, la brune laissa retomber sa main le long de son bras. Elle était abattue mais restait encore un minimum consciente des priorités. Son rôle de mère la forçait à accepter son sort et penser à ce qui était le plus important : Neeli. L’enfant n’avait pas à subir les problèmes des adultes. Que Victoria croit ou pas à la sensibilité que lui attribuait son fiancé n’était pas la question : il ne fallait simplement pas prendre le risque de lui faire du mal, si c’était le cas.

« Tu …. T’as raison… »

Souffla Victoria d’une voix beaucoup plus faible. L’idée d’être la cause du moindre mal-être chez sa fille lui tordait le coeur, et elle refusait que ce soit le cas. Quand bien même la solitude qu’elle éprouverait une fois qu’ils auraient passé le pas de la porte, elle savait que faire du mal à Neeli serait encore pire. Pour prouver qu’elle pensait sincèrement ses mots, elle recula d’un pas. De toute manière, il n’y avait plus de guerre à mener : Nadeem était déterminé à éloigner leur fille d’elle, et elle n’insisterait pas à lui faire entendre raison vu qu’elle ne pouvait qu’elle-même constater que sa présence ne ferait pas du bien à la petite.

« Prends-la avec toi ce soir. »

Encore une fois, elle tenta de raisonner. Il ne s’agissait que d’une nuit, même si une partie d’elle craignait que ce soit pour toujours. C’était le mieux pour Neeli, tout simplement.

« Je… Ça ira. »

On ne lui avait pas posé la question, mais elle répondait tout de même par ce mensonge. Non, ça n’irait pas, absolument pas. Elle serait enfermée dans l’aura toxique et brumeuse de ses souvenirs une fois le silence total revenu dans la maison. Une absence de bruit glaciale qui la plongerait dans les souvenirs les plus sombres et enfouis de son passé. Il n’y aurait qu’une vague récompense à cela : l’idée que Neeli elle, irait mieux.