L’enfant attend derrière la porte, un bilboquet entre les mains. Son père lui a interdit de rentrer, alors il reste là sagement en espérant que l’autorisation parentale ne va pas tarder à lui être octroyée. Il effectue avec application les gestes destinés à faire rentrer la boule dans son trou, refaisant à l’infini les mêmes mouvements avec la même concentration que la toute première fois. Ses pieds sont immobiles sur le barreau de la chaise, la fenêtre ouverte secoue légèrement ses cheveux blonds Même l’intervention de son frère ainé ne le perturbe pas. Il n’a pas envie de jouer au ballon, ni de courir après les écureuils en espérant pouvoir les attraper, alors Alaric n’insiste pas, et va trouver preneur chez les enfants du voisin. Lui, il reste assis sur son siège avec son jouet en bois qui le passionne, et avec persévérance, il réessaye une nouvelle fois, sans succès. Probablement que sa mère viendra le chercher avant que la porte ne s’ouvre et que l’homme n’en sorte avec à peine l’ébauche d’un sourire, mais Alistair attend toujours, avec le souhait que son père le convie à entrer, qu’il partage avec lui des secrets, qu’il le laisse s’assoir sur le grand siège de bureau qui tourne et qu’il pousserait lui même de ses mains en le regardant rire aux éclats. Avec un peu plus de courage, peut-être qu’il entrerait de lui même sans avoir la permission, et qu’il trouverait le McClelland penché sur la table a étudier un manuel de médecine ou à effectuer les comptes de la maison, et qu’il resterait là, dans l’embrasure de la porte, silencieux et sage, à le regarder travailler. Mais il n’ose pas. Il ne veut pas être grondé, il ne veut pas recevoir une punition, ou que son père lui refuse définitivement d’entrer avec lui dans le bureau. Innocemment, il se dit que, lorsqu’il aura rentré la balle dans le trou, ce sera le moment, celui ou William apparaitra et qu’il partagera un moment avec son fils. C’est pour cela qu’il essaie, inlassablement.

Est-ce le travail de son mari qui incitera Kate McClelland à demander le divorce et à emmener ses enfants avec elle à Glasgow ? Probablement que oui. N’en reste que les deux frères furent élevés par cette dernière avec l’homme avec qui elle se mariera par la suite. Une enfance heureuse, simple, rythmée par des aller-retours à Edimbourg pour aller voir leur père et cette nouvelle « petite soeur » imposée par la force des choses et le choix fait par leur géniteur. Il n’empêche, Alistair continue de l’admirer, de l’immortaliser comme son modèle. Cela s’atténue en grandissant, lorsque vient l’âge de l’adolescence et que les garçons s’éloignent de leurs pères pour faire leurs propres expériences. L’approbation, le sourire, il y a droit quelques fois, lorsqu’il finit sa scolarité avec succès. Ca, c’est un moyen pour lui d’avoir l’attention et les félicitations de William, alors il persévère, comme il l’a toujours fait. Il s’applique, il rend ses devoirs en temps et en heure, refaisant avec patience les exercices jusqu’a ne plus se tromper, et à relire ses leçons jusqu’a les savoir par coeur. Il les récite à ses petites amies qui lèvent les yeux au ciel et tentent de l’embrasser pour le distraire, il les débite à son grand frère qui suit de grandes études pour lui changer les idées, il les chante dans le salon des enfants qu’il garde certains soirs au lieu de regarder la télévision, il les évite à sa mère, pour ne pas lui rappeler les souvenirs de cet époux peu présent. A ce dernier, il ne dit rien. Les contacts sont pauvres malgré les régulières vacances passées à Edimbourg, mais il sait bien que ce jour viendra, ou lorsque ses yeux se poseront sur lui, il verra que tous les efforts fournis sont pour suivre sa trace. Alors il continue, jusqu’a l’entrée en école de médecine, finissant sa première année dans les meilleurs étudiants de la promotion, gravissant chaque barreau pas à pas. Il n’est pas malheureux, non. Il a pris un rythme. Sûrement que des prédispositions et une excellente mémoire sont des atouts indéniables pour une telle formation, lui permettant de participer à de multiples soirées, une façon pour lui de s’échapper pour quelques heures de ce carcan étouffant. Il rencontre du monde, se fait des amis, boit parfois plus que de raison, manque de se fiancer une fois avec une jeune serveuse à qui il raconte qu’il est milliardaire, poursuit des entrainements de hockey sur glace un soir par semaine, suit un peu bêtement un collègue étudiant dans une salle de sport, bref, vit pleinement et à fond.  

Mérédith est ce genre de femme forte et indépendante, de celles qui n’auraient besoin de personne, et encore moins d’un homme, pour être heureuse. C’est celle qui attire les regards et qui parfois les ignore, parfois les rend, en fonction de son humeur. C’est la plus belle fille de la promo d’internes, alors il semblait presque normal que si elle devait choisir quelqu’un avec qui passer la soirée, ce serait lui. Bientôt, ils font un couple envié, pas forcément apprécié. Très libérés au début, ils apprennent à rester ensemble et à se serrer les coudes et ils se fiancent directement à la fin de leurs études. De leur union naitra Ian en 2017, enfant voulu et chéri, dont ils apprendront la maladie directement à la maternité. Des mois, des années même, à se battre pour lui, encore et encore. Se battre également pour un couple qui souffre de ces travaux prenants et de ces aller-retours quotidiens à l’hôpital. Le monde est bleu, en ce temps là sur Glasgow. Ce « don » il l’a développé en passant ses dix-huit ans, comme si la majorité avait été un déclic pour celui qui n’avait pas vu ses années passer. Les couleurs sont vives quand il rentre dans sa ville natale, elles lui font mal aux yeux et même l’agressent, y compris ce rose fuchsia synonyme de bonheur qui lui donne parfois le tournis. Alistair s’oriente assez naturellement vers la pédiatrie, là ou les couleurs sont moins denses. La recherche là bas lui permettra peut être de trouver un traitement pour Ian qui ne passe pas par une greffe dont l’attente lui parait encore et toujours si longue. Cet enfant est sa joie, sa raison de vivre. Pour ça, il n’a pas suivi les traces de son père, c’est peut être une des choses qui les différencie. Il adore également ses neveux et nièces, ne se lasse jamais de rendre visite à Alaric dont il est resté proche. L’enfant l’accompagne à la patinoire, car même s’il a raccroché les patins de l’équipe dans laquelle il a évolué, il veut continuer de partager cette passion avec lui. Il le laisse jouer sur le canapé qu’il a installé dans le bureau, pendant qu’il travaille. Ian est calme, comme lui, il lui souhaite également un brillant avenir même si ce dernier est compromis. Ian est chétif, ce n’est pas un sportif, mais il a la joie de vivre et Alistair l’aime d’une force incomparable.

Il arrive pourtant le choc. Cette incertitude qui d’un coup le submerge et le prend à la gorge, chaque fois qu’il le regarde. L’enfant ne lui ressemble plus autant tout d’un coup. Meredith regrette, elle le lui dit a plusieurs reprises, lui assure que cette tromperie était la seule et que Ian est de lui, mais qu’elle n’avait pas pu faire autrement, qu’elle se sentait prise dans quelque chose qui la dépassait et qu’il l’étouffait. Lui, il n’est pas sûr de pouvoir la pardonner. Le monde est devenu beaucoup trop bleu ici, alors il décide de partir. Ce n’est pas pour la punir elle ou son fils, c’est pour se retrouver, pour comprendre et pour réfléchir. L’adieu est déchirant, mais il est nécessaire. Pour l’autre partie de sa famille, les choses aussi sont difficiles. Ùna a fait une fausse-couche et une overdose, et ça aussi ça lui fait mal, il y voit une occasion de se rapprocher, alors c’est à Edimbourg, dans la ville de son père, qu’il vient poser ses valises. Il trouve facilement un poste au Royal, et décide de consacrer plus de son temps aux autres, notamment en animant des groupes de parole à l’hôpital. Et c’était comme si un nouveau souffle s’insinuait en lui, que le souvenir de sa femme s’estompait, qu’il redevenait lui même après une pause de presque dix ans. Elle était si bleue, sa femme. Ici, les femmes dégagent une aura rose, teintée de bleue parfois c’est vrai lorsque la journée s’est mal passée et qu’un patient, un ami, un frère est mort au sein de l’hôpital, alors il les emmène ailleurs, et il profite. Son alliance a déserté son doigt, perdue au fond du tiroir de la table de nuit, et ne plus la voir signifie certainement que c’était comme si elle n’existait plus non plus.