En temps normal, une telle idée ne lui serait jamais venue à la tête. Retourner le voir lui, après des années sans s’être vraiment parlé pour une raison aussi idiote qu’un vulgaire coup d’un soir… seulement, il n’a pas réellement le choix. Le temps lui est compté et il n’a pas vraiment d’autre alternative. Les autres librairies sont trop loin, ou alors déjà fermées ou encore elles n’ont pas ce qu’il désire. Il est dans le coin, et il doit faire deux cadeaux, et pour cela, il sait qu’il peut compter sur la librairie de Yoni, combien même cette idée lui arrache la tronche.

Yoni ne lui a pas parlé depuis qu’ils ont eu cette aventure. Aspen non plus n’a pas cherché à lui parler d’ailleurs. Pourquoi faire des effort quand c’est à sens unique et pas à double sens ? Il n’est pas du genre à aller vers les autres, à reconnaître ses erreurs. Oui, c’était une erreur, mais il y a prescription non ? Cela fait cinq ans que c’est arrivé. Autant dire que c’était il y a une éternité. Le chirurgien n’a pas cherché à s’expliquer, il a préféré fuir, parce que de toute façon, c’est ce qu’il fait de mieux. La preuve, c’est ce qu’il a fait avec Archibald à plusieurs reprises, mais pour lui, c’était différent, il était marié et Aspen s’en voulait de semer le trouble dans une histoire pareille. Fuir n’est jamais la solution, il le sait, mais parfois, c’est ce qu’il y a de mieux à faire, parce que quand on a rien à dire, autant ne pas parler et envenimer les choses.

Une collègue fête son anniversaire et l’a invité, alors il ne peut décemment pas arriver les mains vides. Tout le monde sait les goûts incomparables qu’il a en matière de littérature, et cela tombe bien, parce qu’on lui demande souvent conseils, alors autant joindre l’utile à l’agréable et il a une idée derrière la tête. Il a entendu parler d’un livre qu’il voulait lire parce qu’il l’intéressait il y a peu, Circé de Madeline Miller, une réinterprétation du mythe de Circé de la mythologie grecque. Quant au deuxième cadeau, c’est un livre jeunesse pour apprendre à lire à Scott, son beau-fils. Du moins, un livre pour lui donner le goût de la lecture avec une lecture le soir, un moment qu’il espère partager avec lui, parce que c’est très compliqué, Scott ne l’aime pas beaucoup… alors peut-être que ça l’aidera à développer quelque chose entre eux. Il partira sur The Witches de Roald Dahl.

Aspen ouvre la porte de la librairie, les dents trop serrées et il voit Yoni à la caisse, occupée avec un autre client, il dit bonjour rapidement avant de s’éclipser dans les rayons jeunesse afin de trouver le roman pour Scott, il trouve ce qu’il désire, mais rapidement, il entend la porte de la boutique se fermer et quelqu’un souhaiter une bonne soirée. Bien évidemment, ils sont tous seuls maintenant, et comme la librairie va fermer il y a de fortes chances que Yoni vienne le voir, soit pour parler s’il l’a reconnu, soit pour lui demander s’il a besoin d’aide et dans ce cas-là, il le reconnaîtra, forcément. Aspen sait que de toute façon, cela aurait fini par arriver, c’est obligatoire, mais au fond, il aurait pu faire autrement. C’est peut-être qu’il a voulu inconsciemment que ça ne se passe. Il soupire en entendant les pas de Yoni dans la librairie qui se rapprochent de lui, et il serre les dents à nouveau, comme si cela pouvait l’aider à ne pas avoir le trac. Doux songe qu’il se raconte, parce qu’il a besoin d’évacuer tout cela, mais la discussion, il aimerait l’avoir et peut-être qu’il s’agirait somme toute d’un moyen de retrouver son ami, parce que malgré tout, Yoni lui manque terriblement.

Que va-t-il bien pouvoir lui dire pour expliquer sa présence dans cette librairie ? Pourquoi celle-ci et pas une autre ? Pourquoi ? La question tourne dans sa tête, et il déteste l’entendre, parce qu’il doit trouver une réponse, un écho en lui qui l’effraie terriblement. Dire pardon, se chercher des excuses, il a horreur de cela. Aspen n’est pas du genre à se dire qu’il a mal fait, il a agi avec ce qu’il avait en sa possession et c’est tout. Il est hors de question de se rabaisser à pardonner immédiatement. Yoni aurait pu le faire lui aussi, mais aucun des deux hommes n’a eu le courage ou la force nécessaire alors ils se sont murés dans le silence, dans le fait de se croiser rarement dans cet entrelacs de visions éphémères. Sentiments excessifs, il le sait. Mais c’était impensable d’agir autrement, comment auraient-ils pu le faire de toute manière ?

— Excuse, je…

Ça commence très mal. Mais il n’aurait pas fait mieux, il garde le silence et pince les lèvres en attendant que Yoni continue.

— Bref. Je peux t'aider pour un truc ? Je peux essayer d'être efficace pour qu'on puisse avoir à partager le même air le moins de temps possible.

Grandiose. A quoi pouvait-il s’attendre ? Aspen soupire, voit le sourire mi figue mi raisin qui se loge sur le visage de son ami. Cette tentative d’humour est affreuse, et surtout, elle met Aspen très mal à l’aise parce qu’il ne sait pas comment il doit réagir. Il n’a jamais été très efficace avec les mots, c’est avec les actes qu’il réagit.

— Je suis très mal à l’aise avec ton humour et tu le sais, alors le sarcasme on va éviter s’il te plaît.

C’est sur ce ton pince sans rire qu’il répond Aspen, parce qu’il doit aussi prendre en compte qu’il y a Archie dans l’équation et qu’il ne doit pas abîmer la relation qu’il y a entre Yoni et lui. Ils sont très amis et il ne doit pas s’interposer, même si c’est compliqué parfois.

— J’ai trouvé The Witches pour Scott, mon beau-fils, mais je dois trouver un roman pour ma collègue à l’hôpital.

En réalité,, il sait exactement ce qu’il doit chercher, il sait où le trouver, en réalité, il est déjà venu à la librairie, il y a peut-être longtemps, mais il imagine que son ami n’a pas changé les rayonnages. Mais il peut lourdement se tromper.

— T’as Circé de Miller ?

Autant faire court, apparemment Yoni n’a pas forcément non plus envie de parler de tout ça, parce que c’était une erreur, parce que le fait de coucher ensemble n’aurait jamais dû arriver. Gâcher une amitié avec une histoire de sexe ainsi, c’est toujours mauvais et n’apporte rien de bon. Il faut être sûr de soi, des sentiments qu’on engage là-dedans. Plan cul, ça engage le fait d’être parfaitement clair sur ce que l’on ressent, et ça n’a pas été le cas.

— S’il te plaît.

Politesse. Fausse, peut-être, mais elle est là, et il y tient, ses parents ne seraient pas contents s’il ne le faisait pas. Tout ce qu’il veut, c’est soit parler, soit en finir une bonne fois pour toute, ce serait mieux pour tout le monde plutôt que de s’enliser dans une conversation qui ne démêlera pas la situation dans laquelle ils sont.

Bien élevé et instruit par ses parents, Aspen en oublie parfois qu’il doit être poli même avec les personnes qui lui ont fait du mal, au moins il ne donne pas un prétexte pour se faire reprendre par les autres, combien même ça lui arrache la tronche de le faire d’ailleurs. C’est parfois compliqué avec son caractère, il en a conscience, il n’est jamais excessif, toujours dans la mesure et ne montre jamais plus que ce qu’il a décidé de montrer. Son impassibilité peut gêner, mais il ne va clairement pas changer pour faire plaisir aux autres, surtout pas à ceux qui ont pu le blesser comme ça a été le cas avec Yoni.

— Si ça t'arrache la bouche, te sens pas obligé d'être poli.

Il aimerait répondre, mais il craint de ne plus l’être, poli. Yoni, toujours sa verve brutale, l’être excessif qu’il est est aux antipodes de ce qu’Aspen est. Il grimace, ne lui donne pas d’autre occasion de pouvoir remuer le couteau dans la plaie. S’il avait eu le choix, il aurait carrément préféré éviter cette charge mentale que représente sa venue dans la librairie de son ancien ami.

— T'es sûr, pour Circé ? J'ai l'impression que la ville entière l'a déjà lu.

Oui, il est sûr. Sinon il ne lui aurait pas demandé. Cependant, ce qu’il dit est vrai, un roman contemporain comme celui-ci, forcément que ça attire, et contrairement à ce que l’on pense, la mythologie gréco-romaine est en vogue ces dernières années. Ces histoires incroyables que l’on raconte à ses enfants, ou que l’on étudie en cours, c’est souvent grandiose, et les jeunes comme les moins jeunes apprécient régulièrement qu’on leur rappelle ces mythes.

Yoni traverse la librairie pour rejoindre les étagères de la littérature anglophone et trouve rapidement celui qu’est venu chercher Aspen.

— Et t'aurais pu le trouver dans n'importe quelle librairie. Je comprends pas pourquoi t'as choisi celle dont tu détestes le patron.

Le libraire trouve le livre, son doigt posté sur la tranche de celui-ci, et son regard vient se tourner vers Aspen qui le dévisage de la façon la plus neutre possible. Cette question cachée. Il a envie de lui hurler dessus, mais il ne peut pas se donner en spectacle, et ce serait offrir à Yoni ce qu’il attend. Il prend le temps d’inspirer, ses narines se gonflant légèrement avant de tendre la main pour recevoir le roman dans celle-ci.

— Je suis venu parce que je n’avais pas le choix. Les autres sont trop loin et j’en ai besoin pour demain.

Il ne ment pas, c’est la pure vérité. S’il avait eu le choix, il aurait pu aller ailleurs, voir la concurrence – jamais en ligne cependant. Mais il s’y est pris trop tard. Alors oui, il aurait pu faire un saut demain matin avant d’aller au travail, mais clairement, c’est le manque de sommeil qui le motive, une grasse matinée, il ne crachera pas dessus, surtout en étant chirurgien et en faisant des gardes à rallonge.

— Et je croyais que c’était le patron qui me détestait, pas l’inverse.

Cette fois, c’est une demi-vérité. Aspen ne déteste pas Yoni, c’est juste qu’après leur sauterie, après avoir couché avec lui, il aurait aimé avoir un mot, quelque chose, mais non, rien. Il s’attendait à mieux de la part de son ami, surtout après avoir fait cette monumentale erreur. Et si lui n’a rien dit, c’est parce qu’il s’en est voulu, et cette erreur venait là comme le bourdonnement d’une mouche autour de lui, une mouche immortelle et dont le frottement des ailes venait l’incommoder chaque jour qui passait.

C’était une foutue mauvaise idée de venir ici. Il aurait dû le savoir dès le début, s’en douter que la conversation ne serait qu’une vaste fumisterie. Pourtant, il est dedans, il est là, et il doit maintenant supporter le sarcasme de son ancien ami. Lui qui croyait qu’il pourrait arranger les choses en parlant, il s’est fourré le doigt dans le nez et bien profondément. Yoni n’a pas changé, et Aspen ne supporte pas de voir qu’il n’est pas prêt à parler lui aussi. Ils s’adressent l’un à l’autre comme s’ils étaient des étrangers désormais, et bien que ça soit en partie de sa faute à lui aussi, Aspen ne peut s’empêcher de penser que Yoni pourrait y mettre du sien lui aussi.

— Je ne te déteste pas. C'est que... tu me mets mal à l'aise, à croire dur comme fer qu'on a déjà couché ensemble.

Il ouvre la bouche prêt à dire quelque chose, mais la referme immédiatement. Comment ça à croire dur comme fer ? Il n’a pas imaginé ce qui s’est passé. Et des milliers de scenarii se forment dans sa tête désormais. Aurait-il abusé de Yoni sans le savoir ? Y aurait-il eu de la drogue dans l’histoire ou de l’alcool ? De sorte qu’il y ait une confusion possible ? Aspen est perdu et s’apprête à lui répliquer quelque chose, mais Yoni tout en marchant le devance.

— Et je sais que pour toi, on a vraiment couché ensemble, mais la situation est un peu plus compliquée et je ne trouve pas comment l'adresser sans re-foutre le bordel dans la réalité... T'as besoin d'un paquet cadeau ?

Cette fois, il ne comprend plus rien. De quoi il parle bon sang ? C’est trop compliqué. En prime, il a le don de passer du coq à l’âne en quelques millièmes de secondes et ça agace le chirurgien au plus haut point. Il pose le livre pour enfant sur le comptoir.

— Mais tu parles de quoi putain ? J’ai pas imaginé ce qui s’est passé et tu en parles comme si ça avait jamais eu lieu, mais t’es complètement barge ou quoi ?

Il perd son sang froid, et c’est très rare que ça lui arrive. Jamais il ne se permet de dire des gros mots de la sorte à voix haute, jamais il ne s’énerve ouvertement, mais là, il a juste l’impression que Yoni se fou de lui et ça le met hors de lui.

— T’as qu’à dire les choses clairement, au moins on sera fixé. C’était une connerie de faire ça, mais on l’a fait, et je le regrette vraiment, mais de là à faire l’autruche en prétendant que ça ne s’est jamais produit.

Ce qu’il regrette encore plus le chirurgien, c’est d’être venu ici. Il aurait dû faire comme tout le monde, commander ces foutus livres sur Amazon et être livré le lendemain matin et tant pis si ça fou en l’air le marché du livre et des librairies. Au moins il n’aurait pas été confronté à la langue de bois de Yoni.

Aspen commence à en avoir ras le bol des conneries de son ancien ami. Il en a marre d’être pris pour un con et surtout il en a marre que l’autre évite le sujet à chaque fois comme si c’était un tabou. Alors ouais, ils peuvent avoir honte, mais il serait grand temps qu’ils apprennent à grandir tous les deux et à passer outre cet état de fait, et faire l’autruche en prétendant que les problèmes ne sont pas là, ça n’a jamais rien résolu et ça ne le fera jamais. Alors oui, le chirurgien s’énerve, lui qui ne le fait jamais.

— On ne l'a pas…

Yoni se coupe, râle mais continue ce qu’il est en train de faire, cela n’émeut absolument pas le brun qui continue de le toiser. D’autant plus que sa réponse commence déjà très mal.

— Ok. Ok. Je vais faire de mon mieux pour expliquer ça. Putain, par où je commence ? Par le début, ce serait bien.  Tu sais pourquoi je dis toujours la vérité, pas vrai ? Tu m'as déjà entendu dire que j'ai arrêté de mentir parce que je changeais le passé ?

Cette fois, c’est de trop. Comment l’autre peut-il dire un truc pareil ? C’est impossible de pouvoir faire un truc comme ça dans la vraie vie. C’est tout à fait le genre de chose qu’il pourrait penser si lui même ne pouvait pas faire des choses incroyables avec son pouvoir. Aspen a un don lui aussi, mais il pensait être le seul, enfin pas vraiment le seul, mais pas un de ses amis quoi.

Seulement voilà, il ne voit pas où veut en venir Yoni, parce que pour lui, c’était pas un mensonge, c’était la vérité, et il n’entrevoit même pas un monceau de ce qui s’est réellement produit il y a tant d’années.

— Un jour, j'ai dit à des potes qu'on avait couchés ensemble, toi et moi. J'ai menti comme un lycéen, parce que je voulais impressionner mes copains. C'est ridicule et puéril, hein ? C'est pourtant ce que j'ai fait et depuis, nous vivons dans cette réalité altérée où nous avons vraiment couché ensemble. Mais à la base, quand j'ai dit qu'on avait couché ensemble, on n'avait pas couché ensemble.

Il ouvre la bouche, choqué, puis la referme. Des tas de pensées lui viennent en tête, des insultes, un soulagement, et surtout, il commence à comprendre pourquoi les souvenirs sont parfois flous, comme s’il n’arrivait pas à entrevoir ce qui s’est réellement passé avec lui. Puis la colère commence à l’emporter, par dessus tout le reste.

— T’es vraiment un sacré connard Yoni. Je suis pas un putain de trophée de chasse que tu peux exhiber comme tu veux. Je suis pas un bout de viande qu’on peut se targuer d’avoir réussi à sauter. Comment t’as pu faire un truc pareil putain ?

En colère ? Si peu. Il éructe, et il se retient de casser un truc, parce qu’il devrait le payer, et surtout, il se retient de mettre son poing dans le visage de l’autre. Aspen a atteint la limite de sa tolérance à la connerie humaine cette fois-ci et Yoni n’est pas forcément prêt à tout cela.

— Mais putain de merde, t’aurais pu me le dire au lieu de me laisser croire à des trucs pareils, mais t’es vraiment le roi des enculés Yoni, j’aurais pu comprendre, j’aurais pu… je sais pas moi, mais pas ça, pas pendant autant de temps !

Au moins, ce qui transparaît de cette vague de colère et de propos acerbes et insultants, c’est qu’Aspen croit Yoni, et ce dernier doit le comprendre maintenant. Oui, il le croit, parce que lui aussi est capable de faire des choses incroyables, peut-être pas autant, mais au moins il y a cette part de mystère qu’ils ont et qui auraient pu être évitée depuis longtemps.

— Tu fais chier, un pote c’est pas censé faire un truc pareil.

Ou alors, il l’aurait fait, mais il serait venu lui dire les choses, lui parler et surtout ne pas le ghoster comme il l’a fait. Alors ouais, Aspen aurait pu venir aussi, mais là clairement, le grand fautif de l’histoire c’est Yoni, autant ne pas inverser les rôles.