D’habitude, les gens se vexent quand Rhea photographie leur plaque. Clients, mécènes, artistes – ils ont tous cette petite mimique un peu outrée, un peu choquée, comme s’ils étaient blessés par la méfiance de la galeriste. C’est pourtant la prudence la plus élémentaire : ne voudraient-ils pas que leur mère, leur sœur, leur fille ou leur épouse prenne de semblables précautions au moment de monter en voiture avec un inconnu ? Grandir à Los Angeles, même dans une famille aisée, a enseigné à Rhea les bases les plus solides de pertinence concernant les comportements à risque. Même aujourd’hui, installée en Écosse de l’autre côté du monde, elle conserve ses réflexes de protection. La criminalité n’est pourtant clairement pas la même ; mais les anciennes habitudes ne se perdent jamais vraiment, et l’artiste porte son instinct de survie chevillé au corps. On n’est jamais vraiment à l’abri, nulle part, et la récente vague de piratage assortie de son cortège de scandales, agressions et autres actes criminels ne fait que prouver à quel point la société se prête à la délinquance. Ça lui brise le cœur, à Rhea, quand elle se trouve à coucher sur la toile quelque jeune vie brisée par la rudesse de la vie, par l’égoïsme de l’Humanité, par la noirceur des plus bas instincts de l’âme. L’égoïsme, la cupidité, l’envie et la frustration ne sont qu’autant de leviers propices à faire céder les armures de quiconque. Par moments, elle réalise combien l’abîme est profond, et combien la chute est longue avant d’en atteindre la limite. Elle ne croit plus vraiment en l’humanité, Rhea. Elle prend les jours un par un, une étape à la fois, trace seule son chemin pour ne pas dépendre d’autrui, pour ne pas se trouver vulnérable, prise au dépourvu. Pourtant, des gens de bien, il semble en exister quelques-uns ; dont peut-être, l’ours assis derrière le volant à côté d’elle. Un ours impuissant, visiblement, incapable de joindre la jeune fille qu’ils essaient de sauver, mais un ours motivé, quand même, prêt à jouer le tout pour le tout. Une infime lueur de providence, une seule possibilité parmi tout, une fragile esquille d’espoir perdue au beau milieu de rêves brisés… et il y croit, lui. Peut-être devrait-elle tenter d’y croire aussi.

Lorsqu’ils s’arrêtent, la voiture rouge qu’ils trouvent ne recèle rien de particulier. Aucun secret renversant, pas de lettre de confession, aucun effet distinctif. Elle est froide, cette voiture, malgré la vivacité de sa couleur – froide, et impersonnelle, comme le reflet d’un écho effacé, lavé de toutes ses aspérités. Neutre, et terne. Si la jeune Mia est venue jusqu’ici dans cette coquille sans âme pour y passer ses dernières journées, c’est d’une tristesse sans nom. Qu’elle ait même simplement l’envie d’en finir est d’une tragédie colossale, de toute manière ; et malgré elle, Rhea se prend à espérer, presque par inadvertance, que pour une fois ses prédictions se trouvent faussées. Qu’ils débarquent au milieu d’un pique-nique, d’une joyeuse réunion, d’une visite touristique, d’une randonnée – qu’ils la trouvent gaie et épanouie, heureuse et rayonnante, ou même simplement sereine.

Ils s’enfoncent dans les bois, et Bear semble mettre un point d’honneur à l’aider à franchir les obstacles. Un rocher ici, un ruisseau là, une racine sournoise en plein milieu du chemin – c’est étrangement rafraîchissant, cette sollicitude silencieuse, et l’ours grimpe une marche dans son estime. Ils parlent peu – l’ambiance n’est pas pesante, pourtant, juste étrangement anxieuse, et les nerfs d’artiste de Rhea vibrent en silence, en pleine résonance avec l’atmosphère solennelle des bois. Est-ce un pressentiment qui lui fait lever les yeux, quelque frémissement subtil en discordance avec le silence des lieux ? Elle regarde au loin, un rocher en surplomb qui émerge des bois ; et installée dessous, la silhouette encore vague mais reconnaissable d’une femme, assise sur la terre sèche. Devant elle, posé au sol, il semble y avoir quelque chose – Rhea plisse les yeux, la scène est familière, bien sûr, elle l’a dessinée – et ça ressemble effectivement fortement à un gâteau. « C’est… c’est elle, là-bas, non ? » demande-t-elle, quasiment certaine déjà que oui, c’est bien Mia. Elle semble les avoir vus, Rhea perçoit du mouvement. Instinctivement, elle allonge le pas, sans réfléchir à ce qu’elle pourrait bien dire ou faire pour détourner la jeune fille des desseins potentiellement funestes qu’elle pourrait être en train de nourrir.

Et puis, elle se demande un peu aussi, d’une manière terriblement inopportune, quel bruit ça ferait, un ours distingué chargeant à travers les sous-bois à pleine vitesse.
Elle est peut-être bien sur le point de le découvrir ?