Comme il arrivait parfois à la brasserie où travaillait Iona, ce soir ils accueillaient un groupe. Cela faisait quelques jours qu'elle avait accroché des petits affichettes pour prévenir les clients et clientes. Il y avait généralement plus de monde ces soirées-là, alors elle s'était préparé à courir partout. Elle rentrerait sûrement exténuée. Elle en avait profité pour laisser Logan à Clément pour la soirée et la nuit. Elle s'était dit qu'ainsi ils pourraient en profiter, et elle, elle pourrait dormir plus longtemps le lendemain matin.

Tout était prêt pour l'arrivée du groupe, elle avait agencé les tables et la petite scène avec ses collègues et le patron. Elle regardait l'heure, tout se déroulait comme prévue. Le groupe arriverait sûrement bientôt pour pour la mise au point de leur côté. Elle profitait donc des derniers instants pour passer aux toilettes et régler les derniers éléments qui pouvaient l'être en avance, et ainsi faciliter le travail à tout le monde après.

Elle entendit les portes s'ouvrir et se précipita pour accueillir les musiciens, leur indiquer où s'installer. Elle échangea quelques mots avec l'un d'eux pour réfléchir où installer la batterie, jusqu'à ce que ses yeux croisent les siens et qu'elle se fige. Cette voix, elle la connaissait. Ce visage aussi. Cela semblait comme quelque chose, enfin, quelqu'un qu'elle avait voulu effacé de sa mémoire, qu'elle avait laissé derrière elle et à qui elle ne voulait pas penser pour ne pas souffrir davantage. Si cet enfouissement avait été inconscient, ce retour à la réalité était d'autant plus une claque en pleine figure. Quand elle sortit de sa torpeur, elle réussit à articuler un mot, un nom.

-Dior...

Dior. Son grand frère de cœur. Une des seules personnes avec qui elle s'était liée en foyer. Le seul qui l'avait prise sous son aile. Dior. Dior.

-Dior !

Incontrôlables, des larmes s'étaient formées au coin de ses yeux. Comme tous ceux qu'elle connaissait à l'époque, elle avait disparu de leur vie au moment de sa grossesse, prise dans les filets d'un homme violent. Et quand elle en fut enfin sorti, elle avait seulement essayer de remettre sa vie sur les rails, de subvenir aux besoin de son fils. Son esprit semblait avoir tout effacé. Elle n'avait pas recherché Dior, comme elle n'avait pas recherché Clément, ou encore Grace. Ce n'est qu'en les rencontrant par hasard qu'ils étaient revenus dans sa vie, tous.

-Je... Ca fait si longtemps...

Il l'a reconnue, il n'a pas prononcé son prénom, mais il l'a reconnue. Elle n'arrive pas à lire en lui s'il est troublé, ou à quel point il l'est, sans doute parce qu'elle est trop troublée elle-même. Elle ne sait plus où elle en est à cet instant là. Elle est heureuse, ça, elle sait assez lire son cœur pour le comprendre. Mais elle a peur aussi, peur qu'il ne veuille plus d'elle. Et elle se rend soudainement compte que ce sentiment est vertigineux. S'il la rejetait, s'en remettrait-elle ? Elle aurait pu s'en remettre pour Clément, après tout elle avait élevé Logan seule jusque-là, et pour Grace aussi, même si ça l'aurait attristée. Elle était jeune, elle avait le droit de passer à autre chose et puis elle avait une famille d'accueil donc elle aurait pu s'accrocher à d'autres personnes. Mais Dior ?

Il prononce des banalités. Enfin, il lui demande si elle travaille là depuis longtemps. Mais elle n'arrive pas à se concentrer sur la question. Non, elle ne se concentre sur rien du tout, et elle ne pense même pas aux circonstances, au fait qu'on compte sur elle, qu'elle doit travailler. Sans réussir à se contrôler, elle se jette à son cou. Elle ne fait pas ça d'habitude, parce qu'elle a toujours peur des émotions des autres prêtes à l'envahir. Mais elle déborde déjà, aujourd'hui. Alors elle le serre, si fort, contre elle, contre ses cœur. Et elle n'arrive pas à les arrêter, ces larmes. Entre sa tristesse et la sienne, tout se mélange à n'en plus finir.

-J'ai tellement cru que je ne te reverrais jamais, grand frère.

Elle enfouit son visage dans son cou, n'arrivant pas à se détacher de lui. Mais il faut bien qu'elle redevienne raisonnable, on les regarde après tout. Son cœur bat encore si fort alors qu'elle s'écarte, essaye de reprendre contenance, se mord la lèvre.

-Oui je... Je travaille ici depuis un moment maintenant. Depuis que je me suis sauvée...

Elle secoua la tête vivement. Était-ce vraiment le moment de parler de tout ça ? Elle tenta d'essuyer ses larmes d'un revers de sa main, de rassembler ses émotions.

-Et toi ? Ca va ?

Sa réflexion lui fendit le cœur. Elle n'avait rien d'injustifiée. Après tout, elle avait disparu du jour au lendemain, n'avait pas donné de nouvelles, à personne. Evidemment qu'il devait la croire morte, kidnappée, séquestrée... Qu'aurait-elle cru, à sa place ? Pourtant, lui rappeler cette réalité, c'était douloureux. A la fois pour elle-même, de sentir, sans aucun doute, un reproche sous-jacent qui... n'était pas complètement injustifié. Elle aurait pu refuser de couper les ponts avec ses proches. Elle aurait pu chercher Dior dés qu'elle était sortie de cet enfer. Elle aurait pu faire mieux. Mais aussi parce que l'imaginer s'inquiéter pour elle et l'enterrer psychologiquement était terrible. Empathe, Iona avait une compassion débordante, et imaginer ses émotions la retournait complètement.

-Je suis désolée...

Elle était plus que désolée. Elle était désemparée, honteuse, déboussolée. Ca la pousse à dire des choses qui dépassent sa pensée, à ne pas réfléchir comment ordonner ses mots. Mais Dior réagit tout de suite. Ses yeux clairs dans ceux de son plus important pilier, elle reste muette quelques instants. Est-ce qu'elle devait lui dire, tout lui dire ? Ne serait-ce pas comme un deuxième coup de poignard d'essayer de cacher quelque chose ?

-Je... Je ne sais pas, tu vas jouer là...

Elle glissa une main dans ses cheveux noirs, cherchant à retrouver un semblant de contenance, à rassembler ses idées et ses émotions toutes éparpillées.

-Je ne veux pas... gâcher votre prestation. Mais une fois que ce sera fini.... Je te dirais tout.

Elle attrapa ses mains dans les siennes, les serrant doucement.

-Ne t'inquiète pas trop. Je vais bien, je suis en vie, et je peux sourire.

A ces mots, elle leva son regard vers le sien, lui adressant un sourire sincère, sincèrement heureuse de l'avoir retrouvé.

Il est têtu. Mais en fait, il a toujours été têtu, il suffit qu'elle essaye de se souvenir d'eux quelques instants pour s'en rappeler. Ca faisait son charme, à son grand frère. Ca lui donnait ce côté un peu dur, mais avec elle, il ne se montrait jamais effrayant ou méprisant. Il était rassurant. Et malgré la situation particulière de ce soir, malgré qu'elle ne soit pas à son avantage, malgré que Dior ait toutes les raisons du monde de lui en vouloir, elle trouvait sa présence rassurante. Elle avait l'impression que son cœur en morceaux, difficilement cicatrisé, redevenait plus complet. Elle avait, peu à peu, retrouvé tous ses repères, tous ses piliers.

-Si tu joues mal, tu auras moins de pourboire.

Elle lui adressa un sourire, mi-sérieux, mi-taquin. Elle savait qu'elle avait raison. Si lui s'en fichait, sans doute que les autres membres de son groupe, non. Mais elle n'avait pas non plus à décider pour lui. Il était grand - plus grand qu'elle. Même si elle savait que l'âge n'empêchait pas de prendre des décisions de merde.

Heureusement, oui il l'a dit. Heureusement. Grâce à quoi, grâce à qui ? Tellement de gens, à commencer par cet infirmier, puis ces femmes de l'association, et puis Logan, et puis elle-même. Peut-être que c'est Dieu qu'elle devrait remercier, mais Iona ne sait pas trop quoi faire de la religion à vrai dire. La vie ne lui avait jamais démontré l'existence d'une divinité bienveillante.

Il s'éloigne et elle sent son rythme cardiaque s'accélérer. Il ne va pas la laisser, se mettre à faire la tête ? Non, il garde une de ses mains. Il fume seulement. Elle aimerait lui dire de ne pas fumer. D'arrêter, pour toujours, parce que ça le rapproche de la mort, et elle ne veut pas qu'il meurt. Mais comment pourrait-elle lui dire ça, maintenant ? Cette scène, elle a quelque chose d'un déjà vu pour Iona. C'est comme quand elle a retrouvé Clément. Oui, c'est exactement pareil. Dior connait son bourreau. Dior pourrait faire quelque chose de mal. Et elle ne veut pas que ni l'un ni l'autre de ces hommes ne finisse en prison.

-C'est compliqué, tu sais ?

Elle détourna le regard. Elle ne savait pas encore raconter cette histoire de façon détachée, factuelle, sans émotion.

-J'ai couché avec un garçon du foyer, juste une fois, et je suis tombée enceinte.

Jusque-là, c'était facile.

-J'ai paniqué, je ne savais pas quoi faire, j'en ai parlé à un des éducateurs que je trouvais gentil et attentionné. J'avais 17 ans, il m'a dit que je ne serais bientôt plus prise en charge, que je me retrouverais à la rue avec mon bébé. Mais qu'il avait une solution, qu'il allait s'occuper de moi, qu'il allait m'héberger.

Elle savait pourquoi elle le racontait rarement : parce que c'était douloureux de se sentir stupide. Presque plus que de se souvenir des coups, et du reste.

-Après la naissance de Logan, il a commencé à me battre. J'allais à l'hôpital, je ne sais pas... Toutes les semaines je crois, à un moment. Mon fils avait trois ans quand nous sommes partis.

Elle lâcha sa main, tourna sur elle-même, lui montra ses bras tatoués, et puis il y avait ses jambes qu'il ne pouvait pas vraiment apercevoir.

-Les tatouages je me les suis fait pour cacher, et pour oublier.

Elle secoua finalement la tête, lui adressant un sourire.

-Mais c'est du passé alors, est-ce que toi, ça va ?