Les médicaments ne font plus effet, ces derniers jours. Peut-être que j’en ai trop abusé, ou alors je suis simplement bien trop nerveux pour qu’ils soient efficaces. Je dors à peine. Mes nuits sont agitées, remplies de pensées qui tournent en boucle. Le retour de Lennox n’est pas de tout repos, et j’ai l’impression d’avoir un peu perdu le contrôle de mes émotions ces derniers mois. Je le vois dans les regards de mes proches. Lùca, par exemple, me fixe souvent avec une expression étrange sur le visage. Il semble avoir des tas de choses à me demander, mais il n’ose jamais vraiment. Il tourne autour du pot, me donnant cette sensation agaçante qu’il marche sur des œufs. Et Skye, c’est pareil. Elle oscille entre me couver et se fâcher, et moi, je n’ai plus la patience dont je faisais preuve auparavant. L’équilibre fragile que j’ai mis un an à reconstruire est en train de s’effondrer. J’essaie de retenir les morceaux de ce mur que j’ai patiemment bâti, mais il se désagrège entre mes doigts. Rien ne change vraiment. Ce manque de confiance en moi, palpable chez mes proches, me donne l’impression d’être constamment surveillé. C’est oppressant, et ça devient de plus en plus difficile à supporter. Ils attendent tous que je fasse une erreur pour pouvoir hurler :
“Ah-ah, j’avais raison. Tu vas mal.”Et… ouais ? Oui, je vais pas très bien. Mais je fais de mon mieux pour maintenir le cap, pour ne pas décevoir les gens que j’aime. Je me bats. Contre la dépression, contre la colère. Je suis blessé, anxieux, faillible. Alors évidemment, cette histoire avec Aïdan m’a secoué. Évidemment qu’apprendre que ma mère m’a menti pendant des années, c’est pas si simple à encaisser. Mais j’ai l’impression qu’ils attendent juste que j’explose. Comme si ça leur donnerait raison. C’est injuste, et ça me fout encore plus en colère. Je suis sur-stimulé, triste. Je n’attends pas qu’ils comprennent. Mais j’aurais aimé qu’ils me foutent un peu la paix, tu vois ? Juste… qu’ils me laissent respirer. Parce que là, j’ai du mal à cacher comment je me sens.
Quand je fixe le plafond, si sombre dans la pénombre, j’ai l’impression qu’il tourne sur lui-même. C’est un effet étrange, mais peut-être que c’est juste parce que je n’ai pas dormi depuis un moment. J’ai peut-être même quelques hallucinations. Ce ne serait pas la première fois que le manque de sommeil joue avec mes perceptions. C’est bizarre, mais j’ai l’impression d’être dans un entre-deux. Avec un peu de chance, je vais peut-être enfin m’endormir. Mes paupières papillonnent lourdement. J’inspire et...
Mon téléphone sonne. Je fronce le nez, agacé, et me redresse pour regarder le numéro affiché. Après une longue hésitation, je sors de la chambre et décroche. Helen est à l’autre bout du fil. Sa voix tremble, elle semble avoir le nez bouché. Je prends une profonde inspiration parce que je sais déjà ce qu’elle va dire, avant même qu’elle ouvre la bouche, je la coupe :
« - Écoute, je t’ai dit que…- Charlie, il veut seulement te voir. Il est faible. S’il te plaît. Si tu ne le fais pas pour lui, fais-le au moins pour toi-même. Je pense qu’il ne lui reste vraiment pas beaucoup de temps.- Helen… Je suis… Je suis désolé, mais non. C’est hors de question. »***
Mon sac est prêt. Je suis assis dans la cuisine, les coudes sur la table, à contempler ma décision. Je sais que ce voyage à Glasgow risque de me retourner encore plus que je ne le suis déjà, mais il faut que je le fasse. Il faut que j’en termine avec ça. Je vais lui dire ce que j’ai sur le cœur, une bonne fois pour toutes, et après, ce sera fini. Je vais lui dire que je ne pardonnerai jamais ce qu’il a fait à maman. Que je ne pardonne rien. Qu’il peut bien finir son existence en enfer, ça m’est égal. Je vais lui dire que je ne veux rien de lui, que je ne suis pas son fils. Je vais lui parler de Roy. Mon vrai père. Celui qui m’a emmené à la pêche, qui m’a appris à faire du vélo sans les petites roues. Je vais lui dire que je n’ai jamais eu besoin de lui pour réussir ma vie. Que je vais bien. Sans lui. Que j’ai tout ce dont j’ai toujours rêvé : un business qui tourne, une petite amie géniale, une famille qui m’aime. Que je suis même devenu tonton.
Et lui ? Lui, il est là, à pourrir, parce qu’il a toujours refusé de se battre pour nous. Bien fait. Bien fait pour lui.
Je sens à peine les bras de Skye m’enlacer. Mon regard reste fixé sur mes mains. J’inspire profondément. Ses lèvres effleurent ma joue, et sa voix me sort de ma torpeur. Elle recule légèrement, me dit doucement que je devrais mettre du baume à lèvres. Je me lève brusquement, coupant court :
« - Écoute. Il faut que je bouge aujourd’hui. J’vais rentrer tard. » Je détourne les yeux, effleure sa tempe de mes lèvres, puis attrape mon sac à dos avant de quitter la pièce. Je vois bien l’inquiétude dans son regard, mais je ne sais pas quoi dire. Si je lui avoue que je vais voir Aïdan, elle va insister pour m’accompagner. Et je ne suis pas prêt à ça. Pas cette fois. J’ai besoin de ce moment pour moi, tu vois ? Un moment où je peux enfin laisser sortir tout ce que je ressens, sans avoir à supporter le poids du regard de quelqu’un d’autre. C’est parfait.
***
Je suis debout à l’entrée de cette chambre où il n’y a rien. Enfin, presque rien. Il y a un lit, fixé au sol par de gros clous bien profonds, et une fenêtre avec des barreaux. On dirait une prison, mais pas tout à fait non plus. Il peut sortir de sa chambre quand il le souhaite, et visiblement, il a même le droit d’aller se balader dans le parc qui borde ce gros bâtiment en briques anciennes. Les couloirs sont propres, mais un peu décrépis. Sur la porte de sa chambre, il y a une fiche plastifiée scotchée minutieusement, avec une liste de restrictions pour le patient Aïdan Fife, 56 ans : il n’a pas le droit d’aller au distributeur automatique. Pas de canettes en aluminium dans la chambre. Les sodas doivent être servis dans des verres en plastique. Pas de ceinture, ni de lacets. Il est clairement sur la liste des patients suicidaires. Il y a un tabouret en plastique et une petite table qui fait l’angle. Les murs jaunes sont censés donner une ambiance chaleureuse à la pièce, mais ils me rappellent plutôt la cellule dans laquelle j’ai passé quatre ans.
L’homme est visiblement affaibli. Il est très maigre, et son regard est creusé. Il me fait toujours autant peur, pourtant. Il fait un bruit long, presque imperceptible, avec sa gorge. Ce grognement sourd ne s’arrête que lorsqu’il prend la parole. Quand il se tait, il garde cette note de son murmure. J’ai la jambe qui s’agite dans le vide. Il me fixe, sans ouvrir la bouche. Peut-être s’attend-il à voir un enfant. Il tend sa main squelettique, et ça me dégoûte, très sincèrement. Il m’écoeure.
« -Charlie ? » Je fais glisser la chaise dans un grincement désagréable jusqu’au lit. Je ne prends pas la main de cet homme qui n’a plus rien de vraiment humain. La maladie déforme le visage, abîme la peau, modifie les expressions jusqu’à ce qu’on ait plus l’impression d’être en face d’un homme. Ça déshumanise tellement.
« -Oui, Aïdan. C’est moi. » Je suis bien moins assuré que ce que j’avais prévu. Et puis… Je ne vais pas gueuler sur un type qui n’est même plus assez humain pour boire tout seul dans un verre en verre.
***
Il est tard, et j’ai les yeux qui piquent. J’ai failli m’endormir plusieurs fois sur le bord de la route. Les images du corps déformé d’Aïdan me hantent. Je n’arrive même pas à savoir si je suis en colère ou juste triste. Le monstre de mon enfance s’est transformé en une sorte de légume à peine humanoïde. Rien de ce qu’il m’a dit n’avait vraiment de sens. Il a parlé de son héritage, de ses écrits. Il veut que je récupère ses journaux. Et il n’a pas arrêté de dire que c’était la faute de maman. Je ne sais pas comment réagir. Au fond, ma mère a fait tout ce qu’elle pouvait à l’époque. Elle n’avait rien d’autre à donner. C’est triste, mais, en même temps, j’aurais préféré ne pas être là pour entendre ce genre de choses. Je suis presque soulagé de rentrer si tard. Skye dort probablement, et ça me laisse une bonne partie de la nuit pour laver l’hôpital de mes fringues et reprendre mes esprits. J’ai les yeux rouges et la sensation de ne pas avoir dormi depuis des semaines. Paradoxalement, cette fois, je pense que je vais enfin pouvoir m’endormir. Je suis épuisé.
Je glisse la clé dans la serrure, mes épaules s’affaissent. Rien que l’idée d’être rentré à la maison détend ma nuque. J’ouvre la porte et je ne réalise pas tout de suite que la lumière est encore allumée. Avant que je comprenne, Skye se jette sur moi. Mon cœur se serre. Putain. J’ai pas l’énergie pour ça, là. Pas maintenant.
«- Putain, mais t’étais où ?! » Elle aboie, et je me passe une main sur le visage.
« - Pas ce soir, j’suis k.o. » Je geins, ma voix lourde de fatigue, mais elle ne m’écoute pas. Elle hurle, et sa voix me transperce. J’ai les sourcils qui se froncent, mon visage qui recule sous l’agression de ses mots. Je dépose mon sac sur la commode de l’entrée.
« -T’as été voir ta Lola puta, hein ?! » Je ferme les yeux, une longue seconde, et je prends une grande inspiration avant de souffler lentement.
«- J’ai été voir personne. J’avais des trucs à régler. Arrête avec ça, j’suis sérieux. C’est pas le soir pour me parler d’elle. Va te coucher, Skye. » Je la regarde un instant, les épaules basses, trop vidé pour me battre avec elle ce soir.
« -Fais ce que tu veux, Skye. Pense c'que tu veux. », je murmure, avant de tourner les talons et de m’enfermer dans la salle de bain. L’eau froide coule sur mon visage, mais ne chasse pas les pensées qui tournent en boucle. Peut-être que je n’ai pas seulement besoin de dormir. Peut-être que j’ai juste besoin de paix.