Ding dingLa sonnette du shop retentit. C’est drôle comme à une époque ce bruit me tapait sur le système. Aujourd’hui, il fait complètement partie de mon quotidien. C’est un tintement rassurant, à présent. Il est familier. Je lève le nez de ma tablette. J’ai pris l’habitude de dessiner dans la réserve quand je sais que je n’ai aucun rendez-vous parce que ça me permet de ne pas être dérangé par le passage dans la rue qui borde la vitrine. Lorsque je reste dans la salle d’attente, ou derrière le comptoir, je me surprends à être distrait par le moindre mouvement d’arbre. Je me redresse hors de mon siège et je baisse le regard vers ma montre. La prise de rendez-vous ne se fait que le matin, c’est écrit en gros et en gras sur les portes et je n’attends pas de rendez-vous pour un tatouage avant au moins une heure. Je me lève, parce que ça sonne au comptoir et ça m’agace. Je grommelle d’une voix lasse :
«-Ouais, bah deux secondes, j’arrive. » J’aime pas quand les clients ignorent les écriteaux et se permettent en plus d’être hyper désagréable. J’ai jamais eu trop de patience de toute façon. Je passe ma tête en dehors de la réserve. Une femme d’une quarentaine d’année m’y attends. Elle se tourne vers moi, nos regards se croisent. Clair contre clair. Elle se décompose, comme si elle avait vu un fantôme. Elle doit regretter d’être entrée ici. Ce n'est pas le genre de cliente habituelle. Elle est bien sapée et elle n'a aucun tatouage, aucun piercings si ce n’est les deux grosses créoles argentées qui pendent de ses oreilles. Elle est trop âgée pour venir faire un matching tattoo avec sa meilleure copine.
Je ne sais pas pourquoi mais son regard me met mal à l’aise. Elle porte une pochette en carton sous son bras et elle se redresse, comme pour se tenir bien droite lorsque j’arrive à sa hauteur.
«-Comme tu es grand. Je t’ai presque confondu avec lui...» J’ai l’impression de me prendre un low kick dans les jambes. Je tangue :
«-Hein ? » Sous ses paupières, le même bleu déroutant. Elle a l’air de sonder mon âme, ça me colle un frisson derrière la nuque. Elle crache un rire triste presque étouffé. C’est discret mais ça me met assez mal à l’aise pour que je recule d’un pas.
«-J’imagine que tu étais trop jeune pour que tu te souviennes de moi.» Je m’agace. Je ne sais pas pourquoi mais j’ai l’impression que j’ai pas du tout envie d’avoir la réponse à ma propre question.
«-Ouais, aller. C’est bien madame. Il va falloir rentrer chez vous. On prend les rendez-vous jusqu’à treize heures. Ok ? Aller. Bonne journée. -Je ne suis pas là pour prendre rendez-vous. Je suis la sœur de ton papa.-Mon père n’a pas de soeur. » Je ne réfléchis pas sur le moment. Roy n’a jamais eu de sœur. On le saurait. Il est fils unique. La seule qui a une soeur, c’est ma mère et franchement, j’ai déjà bien assez à faire avec une tante relou. On a pas besoin de s'encombrer avec une femme sortie de nulle part. Elle lève pourtant un sourcil et sort sa carte d’identité.
«-Je suis Helen. La sœur de ton papa, Aïdan.» Elle pose sa main sur mon avant bras et je recule vivement.
«-Ok… On va éviter de se toucher. Vous voulez quoi ?» Je suis sur la défensive. J’imagine que si mon frère entre maintenant et croise ma tante, il va se sentir tout de suite attaqué. J’inspire. Je crois qu’elle ne partira pas sans qu’on ait une longue conversation très pénible.
J’avais pas besoin de ça. J’avais pas besoin de repenser à toute cette partie de ma vie. J’avais pas besoin non plus qu’on remette toute ma vie en cause. J’étais bien là. J’allais bien. Je me construis, je suis heureux, je prends mes médicaments. Je vais bien. Pourtant, je sais que je n’ai pas vraiment le choix. Si je n’y vais pas, je vais y penser pendant des années. Ça va me hanter et à la fin, j’aurais l’impression d’avoir foiré un truc. Il faut que je le fasse. Je profite d’être seul pour m’asseoir un instant sur le bord de mon lit. Je rassemble mon courage et toutes les informations qu’elle m’a donné. Aïden Hoffman est mort en 2021 après trois ou quatre séjours en psychiatrie. Il était bipolaire et schizophrène et avait des problèmes de drogue. Il vivait avec son père à Glasgow depuis tout ce temps. Il a plusieurs fois essayé de recontacter maman. Visiblement, elle refusait tout contact. C’est chelou, tout ça. Ça n’a rien à voir avec les informations que j’avais. Ma mère m’a annoncé le décès de Aïden un an après qu’on se soit installé avec Roy. Elle m’a dit qu’il était mort et qu’il avait été enterré au cimetière de Glasgow. J’ai pas souhaité lui rendre hommage. Il faut dire que j’étais complètement traumatisé par la dernière année qu’on avait passé avec lui.
Ma mère, c’est pas le genre à mentir. Ça ne lui ressemble pas. Elle est pas vicieuse comme cette putain de famille. Je me dis que peut-être qu’elle ment, cette femme. J’ai aucune preuve, après tout. Je ne vais pas me mettre à douter de ma propre famille au profit de gens que je connais pas. J’ai aucune raison de ne pas lui faire confiance. Et même s’il avait été vivant tout ce temps, j’aurais quand-même pas voulu le voir. Alors ça ne change rien….
Pas vrai ? Je passe une main sur ma tête en grognant. J’envoie un sms à ma copine.
***
Si je devais dire la vérité, je suis pas super chaud pour que Skye vienne avec moi. J’ai pas envie qu’elle soit mêlée à tout ça. Mais je sais aussi qu'elle ne va pas arrêter de s’inquiéter et qu’elle va se prendre la tête. La confiance n'est pas encore tout à fait installée et je sens qu’au moindre faux pas, elle ne me pardonnera pas. Malgré tous mes efforts, j’ai parfois l’impression qu’elle s’attends encore à ce que je disparaisse sans donner de nouvelles du jour au lendemain. Ça trigger ses angoisses, ce genre de situation. C’est peut-être pour ça qu'elle n'a pas hésité à me dire qu’elle venait avec moi. Et puis si je refuse catégoriquement, elle va clairement douter de mes intentions. J’ai pas envie qu’elle se sente mise de côté. Peut-être que ça peut être bien pour nous. Peut-être que c’est le destin ? J’en sais rien. Je me sens soulagé quand elle arrive. J’ai du mal à faire mon sac et je me sens nerveux. Il y a des fringues partout sur le lit, je suis en train de me battre avec la fermeture éclair.
«-J’y arrive pas ! » Je grogne, d’une voix faible. J'ai les mains qui tremblent et le regard lointain. Je crois pouvoir sentir mon coeur battre jusque dans ma carotide. Je suis en colère. Ça fait longtemps que j'avais pas été en colère
sans raisons, comme ça. Mes mains s'agitent dans le vide. Ma respiration est bien trop déstructuré. J'ai l'impression que je vais tomber dans les pommes. Je me sens con. Et encore plus en conscientisant le fait que ma petite amie est là, à l'entrée de la chambre en train de m'observer.
Ressaisit-toi, Charlie.C’était plus facile de donner le change au téléphone. Là, j’ai l’air complètement paumé et à vif. Il faut dire que j’ai passé les trois dernières heures à me prendre la tête et que j’en ai oublié mes médicaments à midi. J’appuie sur mon sweatshirt pour qu’il rentre dans le sac, sans oser regarder ma petite amie. J’ai peur qu’elle me juge ou je sais pas. J’aime pas être faiblard devant elle. J’ai honte et ça me met mal à l’aise. J’ai pas envie qu’elle me prenne en charge pendant tout le voyage. C’est vraiment pas le but. Et en même temps, je crois que j’en aurais bien besoin. C’est pitoyable, merde.
«-Si ça continue, je ne vais rien foutre à part des caleçons et tu devras supporter l’odeur. » J’ai la voix qui tremble mais je ne me démonte pas. J’ai le regard toujours fixé sur mon sac. «
-T’as passé une bonne journée, toi ? C’était bien les cours ? T’as appris des trucs ? » C’est mieux si j’essaie de faire la conversation. C’est mieux.