@Iona Swan  @Zoe Diaz

Un regard à gauche… Trois personnes assises, comme moi, sur des chaises en plastiques disposées en rangs soignés. Un regard à droite… Deux autres. Peut-être un peu plus derrière moi, d’après les reniflements, murmures et autres petits bruits, et deux au premier rang. Je ne vous ai pas encore particulièrement repérés. Pour le moment, vous n’êtes que des présences ou au mieux un vague profil, auxquels je ne prête pas attention. Je suis encore en train de me demander ce que je fais ici.

Aujourd’hui, je suis venue au Scottish Story-telling Center pour discuter de la traduction en gaélique de leur travail. N’est-ce pas étrange, pour une institution qui s’attache à promouvoir la culture écossaise, de ne pas avoir ne serait-ce que des versions en gaélique et en scotts de leur site internet ? C’est en tout cas ce que je me suis efforcée d’expliquer à mon interlocutrice, qui a semblé plus ou moins intéressée et m’a promis qu’on « me recontacterait. » Pour tout vous dire, je n’ai pas beaucoup d’espoir, mais au moins, j’aurais tenté. J’avais envoyé ce mail un peu au hasard, un soir où je me promenais sur la toile et ait découvert cette incongruité, et j’étais déjà heureuse qu’il ait conduit à une rencontre en personne. Le travail que ça pourrait m’apporter serait un bonus bienvenu mais je ne vais pas compter dessus pour l’instant.

J’étais donc dans un état d’esprit, disons, tristement songeur en sortant de cet entretien. C’est sans doute ce petit flottement qui a permis à cette Margaret Maclean, comme elle vient de se présenter, de m’alpaguer dans le couloir et me tirer jusqu’à cette salle, jusqu’à cette chaise en plastique au milieu de ce rang soigné. Et à mon grand désespoir, après quelques minutes incrédules durant lesquelles je pouvais encore croire que cette journée pouvait me réserver une bonne surprise, cette grande femme aux cheveux blonds grisonnants explique à l’aide de grands gestes inutiles que nous nous trouvons à un atelier d’improvisation…

Si je n’avais pas été coincée au milieu de la rangée, je pense que j’aurais fui à cet instant précis. L’improvisation, très peu pour moi. J’aime les textes écrits, les pièces planifiées. Les surprises doivent être pour le spectateur, pas pour les acteurs. Mais m’éclipser ne serait pas très discret et bien peu cavalier. Je n’ai rien de mieux à faire pour le moment, rester n’est pas réellement gênant mais monter sur cette petite scène promet de l’être…

La première personne encouragée, d’un regard, à se présenter donne l’impression de bien avoir besoin d’être là, sans vouloir me montrer désobligeante. Le fait est que prendre la parole en public s’apprend, et que le théâtre doit pouvoir aider à cela. Les deux personnes à prendre la parole par la suite font preuve de plus d’assurance et d’entrain. Ces trois-là, ils ont choisi d’être ici, visiblement. Le gars sur ma droite, un peu moins, mais il peut avoir été traîné par sa copine, qui semble trépigner sur sa chaise. En comparaison, le ton de ma voix, lorsque je prends la parole à mon tour, est d’une tristesse que je peine à dissimuler.

- Je m’appelle Mairead… Je ne connais pas grand-chose au théâtre, encore moins à l’improvisation, et je ne sais pas si je serai à l’aise mais…

Mais quoi ? « Mais j’ai l’impression de ne plus vraiment avoir le choix », ça serait bien pris ? Plutôt que cette triste déclaration de résignation, je reprends une formule que j’ai entendue prononcer par un de mes codétenus.

- Mais c’est un exercice collectif, donc j’espère pouvoir me laisser porter par l’énergie du groupe.

Quelqu’un avant moi a déjà chanté le couplet sur l’utilité de savoir improviser, « rebondir » a dit cette personne, face à l’imprévisibilité de la vie et des relations humaines, je ne vais pas me lancer dans la même chanson et préfère rester sobre. Je conclus cette présentation d’un grand sourire angélique, que je ne réussis à maintenir que quelques secondes, le temps de convaincre les deux animatrices que malgré mes incertitudes quant à ma présence, je ne saboterai pas intentionnellement leur travail. Quand je me tourne vers la jeune femme assise à quelques chaises de moi sur ma gauche, pour l’encourager à prendre la suite, mon regard est moins une invitation qu’une supplique de me sortir de là. Mais que pourrait-elle bien faire ?

I'd pick another colour for the sky S o u n d   Je passe mon temps à trouver des excuses pour fuir la maison. J’ai du mal à confronter mon futur ex-fiancé concernant ma grossesse. J’ai tout autant de mal à faire face aux questionnements de mes proches qui me répètent qu’ils s'inquiètent pour mon avenir et celui de cet enfant. Personne n’a réellement confiance en ma capacité à prendre soin de moi-même et de cette petite vie. Alors je fuis. Souvent, je suis à l’association mais aujourd’hui, je n'ai pas eu envie de débattre avec mes amis de l’association concernant mes choix de vie, mon fiancé défaillant et tout le reste. Il faut dire que je suis arrivée à court d’arguments concernant Lúca.  Si on était chez moi, dans le wyoming, je passerais mes journées à prier et je serais prise en charge par toutes mes sœurs dans la communauté. Personne ne s'inquiète jamais puisqu’on élève nos enfants tous ensemble. Je pense parfois à y retourner. Je me dis que ce serait probablement la solution la plus simple mais je n’ai pas envie de priver mon frère et ma sœur de cet enfant. J’imagine qu’il faudra que je prenne rapidement une décision vis-à-vis de mon avenir. En attendant, je fuis pour ne pas y penser. Je me suis dis que ce serait amusant de faire des cours d'improvisation et que je pourrais me faire de nouveaux amis. Ça fait une éternité que je n’ai pas eu l’opportunité de rencontrer de nouvelles personnes. C’est un peu bizarre comme ambiance mais certaines personnes ont de bonnes énergies. J’imagine Yoni assis à côté de moi et j’essaie de penser à la façon dont il se présenterait. Ça me fait sourire. Si bien que je n’ai pas vraiment écouté la personne à côté de moi se présenter. Je n’ai pas non plus remarqué qu’elle m’encourageait à en faire de même. L’animatrice me sort de ma rêverie et je pique un fard en réalisant que tout le monde attend que je m’exprime : «-Ah ! Pardon. Désolée. Je pensais à autre chose.» Je tousse un rire un nerveux et peu naturel et puis je me racle la gorge pour donner un  peu de portée à ma voix. «-Euh, Salut ! Je m’appelle Zoe. J’ai aucune expérience dans le domaine du théâtre mais j’aime bien faire de nouvelles choses et puis… rencontrer du monde et… Les énergies sont chouettes alors… j’ai hâte ?» Je cherche le regard de l’animatrice pour qu’elle confirme que c’est bien ce qu’ils attendaient. J’ai trop parler ? C’était bizarre ?  Ça a l’air d’aller. @Mairead MacNiven @Thomas O. Davies

@Mairead MacNiven  @Zoe Diaz

Non seulement tu ne pourrais sans doute rien faire pour moi mais visiblement, tu n’en aurais même pas envie, et je ne peux pas t’en vouloir. Les « énergies sont chouettes » ?! Moi, je parlais de dynamique, de mouvement, d’un truc concret, quand j’ai utilisé ce mot, mais j’ai le sentiment que toi, tu es dans un registre bien plus new age. Alors d’accord, tu as toute ta place ici, je respecterai ça. Je ne t’embêterai pas alors que tu boiras probablement les paroles de nos sympathiques animatrices. Je trouverai mon salut ailleurs.

Pour le moment, pourtant, je dois jouer le jeu. Quand Margaret initie cette séance d’échauffements vocaux, je me lève sans protester et me prête aux exercices. J’ai entendu la plus jeune animatrice, Adelaïde, s’approcher de toi, Thomas, et te guider de façon plutôt autoritaire : je n’ai pas envie de ça, alors je m’applique. J’articule exagérément, tordant ma bouche dans des grimaces sans doute comiques. Je crois entendre mon voisin de droite, celui qui a déjà eu des remarques désobligeantes, ricaner entre deux gémissements (c’est le terme qui convient le mieux, je crois, aux bruits qui sortent de sa bouche en guise d’échauffements) mais il s’arrête brusquement quand Adelaïde s’approche de lui pour lui lancer, amusée :

- Peter, je sais que nous sommes en Écosse, mais le but, pour une fois, est d’articuler les voyelles.

Voilà qui rabat le caquet dudit Peter, mais juste le temps qu’il se reprenne et que l’animatrice se soit éloignée, après quoi il ne se gêne pas pour marmonner de nouveau. Je ne comprends pas tout mais le « you kretin! » typiquement londonien et le coup de coude de sa copine qui concluent sa phrase me donnent une idée du fond de ses propos.

Nous passons ainsi quelques (longues) minutes à souffler des sons inarticulés avant que Margaret ne frappe deux fois dans ses mains pour nous faire arrêter.

- À présent, vous allez commencer avec un « o » assez grave, et au fur et à mesure que je lèverai la main, il deviendra de plus en plus aigu. Et quand je la baisse, il redevient grave.

Après les voyelles, les vocalises. Et après les vocalises, les consonnes avec quelques syllabes sans queue ni têtes, puis des virelangues que nous devons répéter en chœur – avec plus ou moins de succès. Quand cette première étape de la session prend fin, je comprends pourquoi on appelle ça un exercice : j’ai l’impression de découvrir des muscles autour de ma bouche et de mes joues.

- Bien, bien. Il est temps de se mettre un peu en mouvement. Nous allons tous déambuler dans la salle, au hasard, sans nous presser, et à chaque fois que nous croisons quelqu’un, nous allons lui dire bonjour. Le but est de le dire toujours sur un ton différent : heureux, apeuré, fâché, hilare… Faites preuve d’imagination !

Ce mot lui tire un petit rire comme s’il promettait à lui seul une grande séance d’amusement. Je ne vois pas les choses ainsi… Lancer un « bonjour » joyeux ou hilare va déjà me demander un bel effort d’improvisation, avant même que nous n’entrions dans le dur de l’atelier. Mais vous savez ce qu’on dit sur le calice et la lie.

- Détends-toi, Mairead, me lance Adelaïde lorsque nous nous croisons (elle a vraiment retenu tous les prénoms aussi vite ?). Laisse tomber tes épaules, évacue la pression.

Je crois que je ne suis pas la seule à avoir besoin de ce conseil. J’en vois d’autres, des épaules tendues et des têtes rentrées dedans. Mais je m’exécute et quand je la recroise peu après, je réponds à son bonjour triste par un salut radieux. Ou hypocrite, mais elle n’est pas censée le comprendre. Le prochain, à la copine de Peter, sera compatissant (avec un bourrin pareil comme copain, ce n’est même pas du théâtre), et celui pour toi, Zoe-la-pensive, sera séducteur. Je ne t’ai pas encore croisé, Thomas, mais ça arrivera sans doute, et je te réserve mon bonjour le plus encourageant qui soit. Tu m’as l’air de subir autant que moi, nous devrions nous serrer les coudes.

I'd pick another colour for the sky S o u n d   Je capte un regard. Un air un peu perplexe que prend la belle blonde à côté de moi. Je ne comprends pas tout à fait de quoi il s’agit. Si elle m’en veut ou bien si elle est juste en train de me juger silencieusement. Ce sont des choses qui arrivent assez fréquemment. Je suis naïve mais loin d’être aveugle. Mes pensées sont vues comme sectaires et parfois, ça peut faire peur. J’ai pas vraiment le temps de m’apitoyer sur mon sort. J’étais la dernière personne à me présenter et maintenant, il faut qu’on se lève pour faire des exercices de voix. Les animatrices ont l’air particulièrement exigeantes et je trouve ça un peu bizarre venant de femmes qui font des ateliers pour les ultra débutant. Et puis, il y a beaucoup de gens qui ont l’air, comme moi, d’être là un peu par hasard. Je fais la moue lorsque la plus jeune reprend le garçon qui s’appelle Peter parce qu’il a un accent écossais trop prononcé. Après tout, on est en Écosse. Je m’applique et j’essaie de me faire discrète. Avec les hormones, je risque de me mettre en colère ou de pleurer si on me reprend sur ma façon de respirer. Je suis bien trop sensible ces derniers temps. Je reste tout proche de la jeune femme blonde dont le prénom m’échappe. Sans doute parce que j’étais dans la lune pendant qu’elle se présentait. C’est vraiment pas très poli de ma part et je n’ose pas l'interrompre pour qu’elle me rappelle son prénom. Derrière nous, Peter se plaint et sa petite amie essaie de le calmer. Un nouvel exercice est proposé par l’une des animatrices. Il faut passer du grave à l'aigu à mesure que son bras bouge. C’est difficile pour moi d’atteindre des notes réellement graves. Ma voix ressort parmi celles des autres. On enchaîne les exercices, j’ai l’impression d’avoir le visage tendu. On a même pas une minute de répit. Cette fois, les animatrices semblent dire que la séance commence réellement. J’ai jamais été une très bonne actrice. J’ai souffert et je souffre encore de timidité alors quand on nous demande de nous balader et de dire bonjour en transmettant tout un tas d’émotions différentes, je panique un peu. Le premier que je croise, c’est Thomas. Il a l’air aussi paniqué que moi et peut-être qu’il ne va pas remarquer que je bégaye. Je me dis que ma timidité pourrait passer pour un jeu d’acteur ? Je marche lentement pour ne pas avoir à croiser quelqu’un tout de suite et puis je tombe sur.. Mairead. L’animatrice vient de dire son prénom. Ouf. Elle me dit bonjour et je rougis. Je ris nerveusement. J’en oublie de répondre. Le prénom de la jeune femme me dit quelque chose, en plus. C'est commun en Ecosse ? @Mairead MacNiven @Thomas O. Davies

Code de couleur des pnjs a écrit:mediumvioletred - Roxanne
palevioletred - Adelaïde

@Mairead MacNiven  @Zoe Diaz

C’est un atelier de théâtre ou de méditation ? Les bruits de pas qui résonnent dans cette grande salle ont un côté hypnotique, que les « Bonjour » prononcés bien souvent à voix relativement basse ne troublent pas le moins du monde. De temps en temps, une interjection plus bruyante s’élève mais elle reste une salutation, des mots ouverts sur les autres, et elle ne détonne pas tant que ça. Certaines viennent de si près de moi que je peux me croire saluée et bienvenue en ces lieux qui pourtant ne m’inspirent pas. J’en viens à me détendre. À laisser tomber mes épaules, comme me l’a conseillé Adelaïde. Et à me prendre au jeu des bonjours heureux, apeurés, fâchés ou hilares. J’en serais presque vexée que tu ne me répondes pas, Zoé : tu ne joues pas ton rôle, ce n’est pas très gentil. Si même moi j’y arrive, alors que je suis visiblement moins motivée que toi par cet atelier, tu n’as pas vraiment d’excuse. Mais je ne t’en veux pas : j’ai l’air de t’avoir déstabilisée, ce qui est plutôt flatteur pour mes qualités d’actrice.

Cet exercice me convient si bien que j’aurais aimé qu’il continue encore. Aussi parce que je ne sais pas ce qui se passera ensuite et qu’autant j’aime être surprise en bien, autant je ne suis pas sûre d’apprécier ce qui va suivre.

Et voilà que nous sautons à pieds joints dans le vif du sujet – plus que d’y sauter, j’ai même l’impression d’y être poussée ; espérons que je vais réussir ma réception. Nous sommes dans un atelier d’improvisation ? Eh bien, après cette mise en jambes, l’exercice suivant est… d’improviser. Logique. Peut-être que par deux, ce sera moins intimidant que si nous devions (« lorsque nous devrons » ? Je ne veux pas y penser) nous produire devant le reste du groupe. J’ai cependant un doute sur le « même niveau » annoncé : nous ne naissons pas égaux, dans les domaines tels que la sociabilité et la capacité à broder.

Je regarde autour de moi. Tu n’es pas bien de loin, Thomas, et je vois bien que tu ne te jettes pas sur un partenaire. Tu attends plutôt qu’on vienne à toi, et cela arrivera sans doute. Mais me connaissant, j’ai peur que si nous nous retrouvons face à face, les silences seront plus gênants que tout ce que nous pourrions dire. Il me paraît plus utile pour nous deux que nous nous trouvions des partenaires qui sauront induire un rythme et par lequel nous pourrons nous laisser porter.

Zoé, tu m’as l’air de cette trempe. Nos regards se croisent de nouveau et j’essaie de me servir du mien pour t’inviter. Je ne t’en voudrai pas si tu ne viens pas, j’irai proposer ma compagnie à Thomas sans la moindre aigreur. De toute façon, je ne sais pas si ça changera grand-chose pour moi, si qui que ce soit réussira à me mettre à l’aise. Où je trouverai l’inspiration pour ce genre d’exercice ? Je sais faire la conversation mais dans une certaine situation : je parle de la pluie et du beau temps, je fais mine de m’intéresser aux actualités sportives, je demande des nouvelles, selon la personne devant moi. Là, il s’agit de jouer un rôle…

- Vous êtes prêts ? lance Adelaïde en apparaissant soudain derrière moi.

Le sursaut qu’elle a provoqué chez moi la fait rire doucement.

- Je vous propose la saynète suivante : quelqu’un se présente brièvement et l’autre affirme que ce n’est pas son vrai prénom – ou son vrai âge, ou ce que vous désirez. Le but n’est pas encore de jouer, pour le moment, mais juste d’improviser une petite conversation de quelques minutes à partir de là. N’ayez pas peur d’aller dans le ridicule, le but est de vous amuser.

Elle, en tout cas, elle a l’air de s’en donner à cœur joie. Elle s’en va vers le groupe suivant d’un pas presque sautillant. Je lâche en profond soupir en me retournant vers la personne en face de moi.

- Allez, je me lance… Eh bien, je m’appelle Mairead MacNiven, j’ai 26 ans et mon dessert préféré est le sticky toffee pudding.

Cela donne assez de substance à la personne en face de moi, non ? Mon regard supplie que ce soit le cas.