“Papa, c’est vrai que Faith elle a une boutique avec des fleurs ?”. La voix d’Eileen résonne depuis six heures trente dans l’appartement, et elle n’arrête pas avec ses questions. Je ne suis pas le seul à subir les questions existentielles de cette petite demoiselle de bientôt quatre ans, Sally aussi. Quand elle me l’a déposé à la maison, la veille au soir, elle m’a raconté que la grande question d’Eileen en ce moment était “pourquoi on existe”, et qu’elle espérait que je trouve une manière de lui répondre, parce qu’elle, elle n’avait pas su quoi répondre. La télé est allumée, tandis que j’en suis déjà à mon deuxième café pour espérer me réveiller un peu. Eileen, elle, est en train de manger des chocapic. Elle regarde distraitement Bluey, saison 02 épisode 04. Elle est absolument fan de Bluey, ça va des habits, aux jouets, aux peluches, en passant même par les fausses palettes de maquillage. D’ailleurs, assise à côté d’elle, il y a son doudou, à l’effigie de Bingo, la petite sœur espiègle de Bluey. Moi aussi je suis devenu un expert avec le temps ! Elle tourne ses yeux clairs vers moi, parce que je n’ai pas encore répondu à sa question et qu’elle s’impatiente : “Hein dis papa, c’est vrai ? Pourquoi elle vend des fleurs alors qu’on les trouve dehors ?” - “Elle vend des fleurs qu’on ne trouve pas dehors.” - “Mais toutes les fleurs poussent dehors !” - “Oui, mais pas ici …” - “Elle va chercher ses fleurs où ?” - “Je ne sais pas, sûrement très loin.” - “Très loin comme … dans la forêt Azamonienne ?!”. Je pouffe de rire : “Oui, peut-être jusque là. Tu lui demanderas !”. La blondinette garde un air surprit sur le visage. Elle quitte le canapé pour aller dans sa chambre et j’entends toute sa bibliothèque voler par terre. Je pince l’arête de mon nez en soupirant : “Eil’, qu’est-ce que tu …”. Mais je n’ai pas le temps de finir ma phrase qu’elle réapparaît, en brandissant une imagerie de la forêt amazonienne : “Papa, papa ! Faith elle va là-bas ?! Elle se bagarre avec les serpents et les crocrodiles ?!”. Je pince les lèvres : j’en ai pour la journée, c’est sûr.

Heureusement, l’heure d’aller rendre visite à ma cousine arrive plus vite que prévu. Je ne pensais pas un jour aller lui rendre visite comme ça, pour le plaisir. Surtout après avoir été écarté de l’enquête de la sorte … Mais ce n’est pas grave. Clarisse ne cesse de me dire que c’est super, que grâce à ça, je peux peut-être renouer un peu avec un membre de ma famille. Autre que mes parents, elle veut dire. Je n’ai jamais été proche de Faith, j’étais déjà trop occupé par mes propres affaires pour m’intéresser à elle et même si je ne le regrette pas vraiment, ça me laisse un goût amer dans la bouche. On a une chance de recoller un peu les morceaux dans cette famille cassée alors … autant la saisir. Je me gare dans les rues de Prince’s Street, et Eileen gigote dans son siège auto : “Je vais voir Faith et les fleurs !”. Je la connais par coeur : elle fait la maline maintenant, mais quand elle sera face à Faith, ce sera une toute autre histoire. Je lui rappelle gentiment : “Tu n’oublies pas, il y a deux chiens dans la boutique. Tu ne leur fonce pas dessus, tu es gentille et tu les laisse tranquille, s’ils ont envie de te dire bonjour, tu demandes d’abord à Faith si tu as le droit de les caresser. D’accord ?”. Elle hoche la tête, tandis que je saisis sa main pour traverser la rue et aller dans la boutique.

La clochette significative retentit, et les odeurs de fleurs nous assaillent immédiatement les narines. “Bonjour !”, je lance. Presqu’immédiatement, une tête blonde apparaît et comme je l’avais prédis, Eileen se cache derrière mes jambes. Je souris : “Eileen, c’est Faith.”. Elle serre son doudou contre elle et elle observe Faith derrière mes jambes, sans rien dire. Je souris et je dis à l’attention de ma cousine : “Elle est un peu timide, mais elle va vite se dérider. Comment tu vas ?”. Je ne sais pas vraiment si je dois lui faire la bise ou la saluer avec plus de retenue, alors je lui tends la main. Dans le doute.

Nous entrons dans la boutique après une énième recommandation concernant les chiens de Faith. Eileen est une petite fille intelligente, mais je sais qu’elle aurait tendance à être un peu excitée en présence d’animaux et même si je doute que les chiens de ma cousine ne soient des monstres sanguinaires, je préfère prendre toutes les précautions possibles de mon côté. Un accident est vite arrivé. Loin de moi l’idée d’être un papa poule, je préfère autant laisser ma fille avoir ses propres expériences. Mais sa protection est ma priorité. Comme je l’avais prédit, elle perd toute son assurance devant Faith. Je sais que la situation est temporaire, Eileen va très vite sortir de sa coquille et poser mille questions à la jeune fleuriste qui se trouve face à nous, cachant quelque chose derrière son dos. Mon sourcil s’arque tandis que mon regard essaie de capter ce que c’est. En attendant, elle salue Eileen tout en répondant à ma question. Je hoche la tête : “La journée a été bien remplie, c’est toujours le cas quand elle est là !”. J’ai un sourire, demain, nous irons au zoo, parce qu’elle m’a supplié d’aller voir les lions du zoo. Je ne sais même pas s’il y a des lions au zoo d’Edimbourg, mais nous irons là-bas. Je pose mon regard sur la petite tête blonde qui observe toujours Faith de ses grands yeux clairs et je dis : “Pas vrai Eil’ ?”. Elle hoche simplement la tête pour toute réponse et je répète : “Elle finira par ne plus s’arrêter de parler.”.

J’observe ma cousine se mettre à la hauteur d’Eileen, pour la rassurer par rapport à ses chiens et ça me tire un sourire. J’aurais bien aimé être capable de dire que j’imaginais exactement Faith se comporter comme ça avec les enfants, ou au contraire, en être surpris. Mais je dois simplement me rendre à l’évidence : Je ne la connais pas. Je ne sais rien d’elle, je ne sais pas si elle aime les enfants, si au contraire elle les déteste. Je ne sais pas, parce que je n’ai jamais pris le de discuter avec elle. Mes sourcils se froncent tandis que je replonge dans les souvenirs de ma jeunesse : Je ne me souviens pas avoir adressé à Faith autre chose qu’un banal “bonjour” au petit-déjeuner. J’étais déjà trop occupé à essayer de fuir ma propre maison que je n’ai jamais pris en compte cette fille qui partageait mon quotidien. Je suis sûr que si j’avais pris le temps de m’intéresser à elle, j’aurais découvert quelqu’un sur qui compter ou j’aurais pu être quelqu’un sur qui elle aurait pu compter. À la place, on s’est tous les deux construit une famille autre part, composée d’amis que nous avons choisis pour la plupart.

Eileen se décolle un peu de mes jambes pour s’approcher un peu plus de Faith. Elle demande : “Elles sont très très grandes ? Je peux les voir ?”. Visiblement, elle ne compte pas les observer sur une photo, elle veut les voir en vrai. De nombreuses questions se bousculent dans la petite tête de ma fille, parce qu’elle en bégaie quelques unes : “Dis, c’est vrai que tu, que tu, que tu, bah que tu vas dans la forêt Azamonienne pour chercher tes fleurs ?!”. La barrière de timidité semble être tombée plus vite que prévu. De ses grands yeux curieux, elle observe la boutique et puis elle tend la main à Faith : “On peut voir tes chiens ? Et après on va au parc ? Papa a dit qu’on allait au parc !”. J’ai un rire : “Tu vois, qu’est-ce que je t’avais dis ?”. C’est marrant qu’elle soit si solaire et bavarde. Comme sa mère, finalement, parce qu’elle ne tient pas ce côté loquace de moi. Quoi que je sais être loquace, lorsqu’il s’agit de parler de mes enquêtes. Je les suis toutes les deux vers la barrière pour découvrir les deux chiennes de ma cousine : Une spitz et un berger allemand. J’ai déjà oublié leurs prénoms, alors je demande : “Comment est-ce qu’elles s’appellent, déjà ?”. J’attends que les présentations avec Eileen soient terminées, avant de les caresser à mon tour. “Deux d’un coup ! Quel courage. Je sais qu’Eil adorerait qu’on en ait un, mais je ne suis jamais à la maison, la pauvre bête serait malheureuse.”. Moi aussi, enfant, je tannais mes parents pour avoir un chien et on en a eu un. Dexter, un setter anglais d’une gentillesse absolue.

L’échange entre Eileen et Faith est empreint de douceur et de candeur. C’est beau à regarder, beau à écouter. J’adore voir ma fille être curieuse, voir son caractère s’affirmer avec les années, connaître ses centres d’intérêts. Et les fleurs de la forêt « azamonienne » semblent être l’un d’entre eux. Je reste un peu en retrait, tandis qu’on nous présente à Vegas et Atlas, les deux chiennes de ma cousine. Eileen me lance des regards, tout en contenant sa joie de se trouver près des deux canidés. Je me laisse aller à quelques caresses, tout en expliquant à Faith qu’Eileen adorerait en avoir un, mais que je n’ai pas le temps pour une telle responsabilité. A la question de la blonde, je secoue négativement la tête : “Les seuls chiens qu’on emmène avec nous, ce sont les chiens de travail. Et on a assez d’un accro du travail à la maison.”. Je dis ça avec un rire léger, mais il est vrai que je ne le vois pas travailler et vivre avec un chien tout aussi accro que moi au boulot. Ça deviendrait vite handicapant. Et puis, il faut bien l’avouer, j’aime le côté solitaire de ma vie. Avoir un animal changerait la donne. Faith semble se souvenir qu’elle tenait quelque chose derrière son dos et elle brandit fièrement un bracelet et une couronne de fleurs, confectionnés par ses soins. Eilee, trop occupée à caresser Atlas, ne répond pas immédiatement. Moi en revanche, je souris : “Merci ! C’est gentil.”. Je ne suis pas particulièrement fan des fleurs ou de ce genre de choses. Mais je dois avouer que le bracelet est très joli, aussi, je le mets immédiatement à mon poignet. Je pose la couronne sur la tête de ma fille, qui lève le nez vers nous. Elle a un air de petit elfe des bois et je souris tendrement : “Ça lui va si bien ! Merci Faith !”. Eil’ m’imite : “Oui, merci Faith !”.

Je m’accoude au comptoir de la boutique, en regardant le bracelet et je lui dis : “Tu devrais en mettre sur un présentoir et les vendre. Je suis sûr que ça aurait du succès.”. Tout en gardant un œil attentif sur ma fille et sur les deux chiens, je pose des questions banales, mais normales dans une conversation de tous les jours : “Alors, ça a été aujourd’hui ? Tu as plus de passage vers février non ? Avec la saint Valentin et tous les bonhommes qui courent acheter des fleurs à leurs femmes.”. Je n’étais pas de ceux-là, parce que j’oubliais ce genre de choses. Sally me l’a reproché quand elle a demandé le divorce, après que j’ai annulé nos vacances pour nos cinq ans de mariage, pour pouvoir travailler plus en profondeur sur une enquête. Eileen s’approche de nous, la couronne toujours sur la tête. Elle me demande : “On va aller au parc papa ?” - “Oui, on va aller au parc. Impatiente.”. Je souris et je tourne la tête vers Faith : “Tu as besoin d’un coup de main ou quelque chose avant qu’on y aille ?”.

C’est étrange de se trouver soudainement à faire ami-ami avec une personne qu’on a toujours connue, mais souvent ignorée. Je ne sais pas si ma cousine m’en veut. Pour ça. Pour la manière dont je suis revenu dans sa vie. Je me dis qu’on a la. Y’a ce de renouer et de peut-être, devenir une famille. Alors … je la saisis au vol. Lorsqu’on quitte la boutique pour se rendre au parc, je tiens la main de ma petite. “C’est drôle qu’on ait vécu sous le même toit et qu’on se connaisse si peu. Tu ne trouves pas ?”