Quand il se passait quelque chose dans sa vie ou quand elle n'avait pas le moral, en dehors de son père, il y avait une personne qui avait toujours été là pour elle. Naoko était dans sa classe depuis des années, et à partir du moment où elle s'était, par hasard, retrouvée assise à côté de Grace, les deux filles avaient pu compter l'une sur l'autre et elle n'avait pas de meilleures amies dans ce monde. Elles se disaient tout et elles se conseillaient l'une l'autre quand il y en avait besoin. Il était rare qu'elles passent beaucoup de temps sans se voir et quand cela faisait trop de temps, il y en avait invariablement une qui appelait l'autre.

En ce moment, quelque chose troublait effectivement la jeune femme. En plus, cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas eu l'occasion de prendre des nouvelles de sa meilleure amie. On était samedi soir et elle avait envie de faire quelque chose qu'elle n'avait pas fait depuis très longtemps : organiser une soirée pyjama rien que toutes les deux. Elle avait donc fait les courses et acheté plein de choses à grignoter et à boire. Histoire que Naoko n’ait aucune raison pour lui refuser la soirée, elle avait même acheté ses grignotages préférés.

Elle se rendit à la chambre d'étudiante que sa meilleure amie occupait sur le campus. C’était assez pratique, étant donné la jeune femme travaillait sur le campus. En pratique, il leur était plus facile de s'organiser pour se voir. La chambre n'était pas bien grande mais pour une soirée pyjama entre filles, cela suffirait si elle n'était que toutes les deux. Et il aurait été bien plus difficile d'organiser une surprise dans son propre appartement, sans savoir comment y faire venir Naoko. Elle frappa à la porte et attendit que son amie lui ouvre avant de brandir ses friandises préférées avec un sourire engageant.

« Hello ! Pyjama, grignotages et trucs de fille ! Ça te va comme programme ou tu as mieux à faire ? Tu n'as pas le droit de me dire que c'est le cas ! Quoi de mieux qu'une soirée entre meilleures amies ? »

L’effet de surprise avait été total et le regard éberlué de Naoko fit pouffer Grace au moment où elle apparut dans l’embrasure de la porte. La vitesse à laquelle elle prit les paquets de Grace avant de la prendre dans ses bras convainquit cette dernière qu’elle avait le bon choix pour toutes les deux en allant trouver son amie. Il était évident que la jeune femme n’était pas contre une soirée de distraction entre amies et qu’elle était contente de la proposition de la jeune femme. Objectivement, Grace ne l’avait jamais vue refuser un moment avec elle. Au pire, si le moment n’était pas le bon, elles reportaient.

La bibliothécaire étreignit Naoko en récompense à sa tendresse. Rien que de sentir la présence de sa meilleure amie, la jeune femme se sentait déjà ragaillardie. Elle se posait toujours des tas de questions, mais elle pouvait raisonnablement espérer de bons conseils autour d’un pot de glace vanille noix de pécan. Elle devait avouer que son esprit était perturbé, mais rien de tel que Naoko pour réussir à remettre les choses en place. Et puis, elle avait envie de savoir comment les choses se passaient pour elle au quotidien. Elle ne lui laisserait aucun détail passer, ça avait toujours fonctionné comme ça entre elles.

Elle n’étonna pas Grace en lui affirmant que rien ne saurait passer avant une de leurs soirées entre filles, même improvisée. Il n’était pas impossible qu’elle ait eu des obligations mais c’était très rarement arrivé que Grace arrive spontanément au même moment, comme si elle pouvait sentir quand était le bon moment. Elle sourit franchement lorsque son amie lui avoua qu’elle était contente de sa surprise. Elle se sentait comme chez elle, maintenant qu’elle était en sa compagnie et elle savait combien c’était réciproque. Naoko était une bouffée d’air frais pleine de simplicité dans son quotidien. Elle lui faisait du bien.

« Je suis contente aussi. J’avais trop besoin de te voir. »

Naoko comprendrait sans-doute qu’il y avait plus qu’une simple visite derrière cette affirmation. Mais puisque Grace n’avait pas l’intention de faire de mystères, elle ne voyait pas l’intérêt de faire des faux-semblants. Naoko s’excusa de ne pas avoir pu lui accorder beaucoup de temps dans les dernières semaines, mais Grace balaya sa remarque d’un geste de la main. Pas de ça entre elles, elles se voyaient quand elles le pouvaient. De toute façon, leurs retrouvailles étaient toujours comme si elles s’étaient vues la veille, c’était la façon dont les choses fonctionnaient entre elles.

Elle prit le verre de jus d’orange et se mit à son aise. Elle n’avait pas envie de commencer par lui parler de ce qui la troublait tant. Elle voulait d’abord prendre des nouvelles et puis, ce n’était pas une bonne idée de s’épancher alors qu’elles venaient à-peine de se retrouver. Ces choses-là avaient besoin d’un peu de temps pour être mises en place et elle devait encore trouver comment aborder le sujet. Pour le moment, elle se contenterait de voir déjà comment son amie se portait. De toute façon, Grace ferait toujours passer Naoko avant elle. C’était ainsi qu’elle fonctionnait.

« Ca va. Tout est calme à la bibliothèque. Quelques petites altercations le soir, mais rien de très grave. Et toi ? Tu t’en sors entre tout ce que tu as à faire ? »

Il y avait une chose qui faisait vraiment plaisir à Grace, c'était que son amie se passionnait vraiment pour son cursus scolaire. Elle savait pertinemment que beaucoup d'étudiants choisissaient leur orientation par dépit davantage que par passion. Dès lors, il n'était pas très agréable de suivre des cours qui ne vous intéressaient pas spécialement et d'étudier des sujets qui ne vous passionnaient pas. Pour Naoko, le problème ne se posait pas. Elle étudiait avec passion et plaisir. Elle avait beaucoup de chance mais c'était aussi parce qu'elle avait fait le bon choix. Il était vrai que cela ne lui laissait pas beaucoup de temps à consacrer à ses amis proches mais si c'était le prix à payer pour pouvoir faire ce qu'elle voulait de sa vie, Grace trouvait que le jeu en valait la chandelle.

Elle ne comprenait pas pour quelle raison les différents musées n'étaient pas en train de se battre pour avoir Naoko dans leur équipe. Elle travaillait de manière exceptionnelle, elle avait du courage et de la volonté à revendre et elle était passionnée par ce qu'elle faisait. Qui que soit la personne qui l'emploierait, il était évident qu'elle ferait une bonne affaire. Et après tout, s'ils n'étaient pas capables de s'en rendre compte, c'était qu'ils ne la méritaient pas. Elle était convaincue que le jour où son amie trouverait une place qui lui conviendrait, elle serait la plus extraordinaire des spécialistes dans le milieu. L’important, c'était encore qu'elle ne renonce pas et qu'elle ne perde pas espoir.

« Ils ne savent pas ce qu'ils perdent. Le jour où tu perceras dans le milieu, ceux qui t'ont fermé leurs portes le regretteront amèrement, j'en suis convaincue. »

Le sourire de Grace diminua à la proposition de Naoko. Ce n'était pas que le fait d'aller pratiquer du sport avec elle ne lui fasse pas envie, mais elle avait quelques impondérables qui venaient souvent s'inviter pile au moment où cela pourrait se faire. Comme elle était incapable de refuser de rendre un service aux personnes qui l’avaient toujours utilisée, il lui était compliqué de s'accorder un moment à profiter rien que pour elle ou avec une amie proche. C’était l'une des choses sur lesquelles elle aurait dû travailler, mais elle avait du mal à prendre conscience de ce qu'elle avait droit ou pas de faire.

« J'adorerais, mais c'est le soir où je garde le petit. Tu sais le petit-fils de mes parents d'accueil. Sa mère a régulièrement besoin de moi le mercredi soir. »

Elle en profitait pour prendre du temps pour elle avec son mari ou avec ses copines et, bien entendu, c’étaient les loisirs de Grace qui étaient gâchés. Mais dans cette famille, c'était quelque chose de considéré comme normal et légitime. De toute façon, ça s'était toujours passé comme ça avec la jeune fille et elle n'avait jamais jugé que c'était une erreur, tout simplement parce qu'elle culpabilisait beaucoup trop pour refuser quoi que ce soit à des personnes qui lui avaient ouvert la porte de chez eux. Elle sourit à Naoko alors que celle-ci lui parlait du comportement de sa mère qui ne semblait pas comprendre l'importance de ses examens. Il fallait reconnaître que la mère de Naoko n'était pas méchante mais qu'elle n'avait pas souvent les yeux en face des trous et qu'elle avait du mal à se mettre à la place des personnes qui l'entouraient quand elle avait envie de faire quelque chose avec eux. Naoko s'en était plainte à plusieurs reprises.

« Elle a toujours autant de mal à se mettre à ta place ? Cela dit, cela fait partie de son naturel et je doute qu'elle puisse encore changer. Mais je comprends que cela te fatigue. »

Naoko ne semblait pas avoir bien compris de quoi Grace venait de parler. Elle n'avait pas de problème à la bibliothèque, mais cela faisait plusieurs fois qu'elle subissait les conséquences du fait que le chemin entre l'université et son appartement n'était pas vraiment très bien fréquenté. Elle n'avait pas trop le choix pour des questions de moyens, mais elle savait qu'elle allait devoir trouver une solution pour réduire le danger où elle finirait par avoir de graves problèmes, même si pour l'instant, elle avait réussi à éviter le pire, généralement parce qu'une autre personne était intervenue au moment adéquat.

« Non, non, je ne parle pas d'altercations à la bibliothèque. Tant que je suis là-bas, tout va très bien. Mais c'est sur le chemin de retour à la maison. J’ai eu plusieurs fois des problèmes avec des gens mal intentionnés qui s'en sont pris à moi. Heureusement, il y a eu toujours quelqu'un pour intervenir avant qu'il ne se passe quelque chose de grave, mais je t'avoue que ce quartier me plaît de moins en moins. Je n'ai pas de solution pour pouvoir déménager mais si j'en trouve une un jour, je n'hésiterai pas crois-moi. »

Grace était convaincue qu'il fallait absolument que Naoko ait confiance en elle sur ses qualités dans son domaine d'activité. Elle était excellente et elle travaillait dur. Sa meilleure amie était certaine qu'elle était parfaitement capable de réussir à tous les endroits où elle le souhaiterait. Quand elle disait que tous ceux qui la refuseraient perdraient une personne d'une qualité supérieure, ce n'était pas uniquement par loyauté. Elle était absolument convaincue que ces gens avaient intérêt à lui témoigner un peu plus de considération où ils le regretteraient. Mais bien entendu, Naoko ne le croyait pas autant que Grace. Elle avait même plutôt tendance à négliger ses propres compétences.

Mais le fait qu'elle arrive à plaisanter sur ce sujet prouvait tout-de-même qu'elle avait conscience de sa propre valeur au fond d'elle-même et qu'elle était capable de savoir que Grace disait la vérité en parlant des futurs regrets de ceux qui auraient refusé de lui donner sa chance. Elle rit avec sa meilleure amie alors que celle-ci rêvait de ce qu'elle allait dire à ceux qui lui avaient tourné le dos le jour où il faudrait qu’elle choisisse elle-même où ses merveilleuses découvertes pourraient être exposées. Grace s'était persuadée qu'il viendrait un moment où elle aurait la possibilité de faire ce choix, du fait de la notoriété qu'elle aurait acquise.

« Totalement, et puis, tu mérites bien de t'accrocher à ce rêve parce que tu en es totalement capable. »

La dangerosité du quartier était quelque chose était quelque chose de pénible pour Grace, qui ne savait jamais en rentrant chez elle si tout allait bien se passer ou si elle allait faire de mauvaises rencontres. Il était arrivé à plusieurs reprises qu'elle se retrouve dans de sales draps et elle avait eu heureusement la chance que quelqu'un soit là pour l'aider. Elle n'avait jamais songé à se balader sur un vélo mais elle doutait que ce soit la solution absolue. Il était vrai que cela lui permettrait d'échapper plus vite à de potentiels agresseurs, mais ils finiraient quand-même par réussir à la faire tomber où à lui créer des problèmes. La seule solution définitive serait de déménager mais elle n'en avait pas les moyens.

Grace n'avait jamais songé à la colocation pour la bonne raison qu'elle n'avait jamais pensé à que quelqu'un voudrait habiter avec elle. Elle ne se sentait pas à la hauteur face à une vie avec quelqu'un. Mais il était vrai que Naoko serait la candidate idéale. Avec elle, elle serait certaine que tout se passerait bien. Cela faisait si longtemps qu'elles se connaissaient toutes les deux et qu’elles étaient douées pour avancer ensemble qu’il était évident que cette colocation avait toutes les chances d’être une réussite. La perspective était probablement l'une des meilleures nouvelles que Grace pouvait avoir depuis bien longtemps.

« Tu crois que ce serait possible ? Si nous pouvions avoir un meilleur logement et à un autre endroit, pour un loyer plus modéré parce que nous sommes à deux, ça m'intéresserait beaucoup. Je suis toujours très nerveuse lorsque je dois rentrer chez moi, et même à vélo, je crois que je le serai toujours. Ce serait bien plus facile de vivre dans un quartier où je n'aurais pas à m'inquiéter de cela. »

Elle baissa tout de même les yeux quand son amie lui fit remarquer qu’elle ne devait rien à la famille qui lui avait servi de famille d'accueil pendant la majorité de son adolescence. Grace avait conscience que ses proches estimaient anormal la dévotion dont elle faisait preuve envers des gens qui l’avaient toujours traitée comme une esclave. Elle devait bien admettre que ce n'était pas complètement faux. Mais ce n'était pas seulement pour eux qu'elle accomplissait ce devoir de servitude. C’était à la terre entière que Grace avait l'impression de devoir quelque chose et auprès de cette famille en particulier, elle ne faisait qu'exécuter un pensum qu'elle croyait devoir à l'univers d'une certaine façon.

« Tu n'as peut-être pas tort en ce qui concerne ces personnes. Mais il faut bien que je paye d'une manière ou d'une autre ce que j'ai fait quand j'étais petite. Il y a des façons plus cruelles de le faire qu’en m'occupant d'un petit garçon et en veillant à ce qu'il ne lui arrive rien, tu ne crois pas ? »

C'était toujours pareil, avec Naoko. Une idée se faisait entendre, comme ça, sans vraiment y réfléchir, et elles se lançaient pour la concrétiser toutes les deux. Il était arrivé tellement souvent que ce genre de moment se produise. Même si c'était généralement pour des petites choses, d'une envergure bien moindre que le fait d'emménager ensemble, c'était quelque chose de familier, et le cœur de Grace palpitait toujours de la même façon au moment où elles se lançaient toutes les deux sur le projet qu'elles avaient fomenté. C’était la raison pour laquelle elles avaient été souvent partenaires à l'école. Les projets réalisés ensemble étaient généralement meilleurs.

L’attachée de bibliothèque ne pouvait que sourire face à l'enthousiasme de sa meilleure amie. Ce n'était peut-être qu'un vague projet, mais elle était quand même ravie de parcourir les annonces et de commenter et les différentes options qu'elles avaient sous les yeux. C’était tellement grisant de s'imaginer dans ces appartements et de se dire qu'elle pourrait avoir son chez-elle. Elle se sentait envahie par l'excitation du moment et si elle ne savait pas avec certitude à quel point le projet pourrait aboutir, ce simple moment en compagnie de sa meilleure amie était déjà un précieux cadeau.

« Il ne faut pas prendre le premier endroit venu. Soyons un peu exigeantes quand même. Après tout, c'est nous qui allons devoir y vivre après. C'est très joli ça. Peut-être un peu cher pour nous, mais j’adore la décoration, pas toi ? »

Grace avait des goûts simples et sans fioritures et elle n'avait jamais rêvé en grand. La simple idée de ne pas prendre la première chose qui venait était déjà une nouveauté pour elle. Tout en regardant, elle discutait de ce à quoi Grace passait ses soirées. S’occuper du fils de sa sœur d'accueil n'était pas une chose si terrible en soi, mais ce qui était compliqué, c'était à quel point il pouvait être une sainte terreur et l’épuiser complètement. Naoko le savait bien et c'était bien pour cela, à son humble avis, qu'elle avait fait cette précision. La jeune femme savait bien qu'il n'était pas normal que ce soit toujours elle qui ait la responsabilité de l'enfant et qu'elle doive se rendre disponibles, mais elle ne pouvait pas s'empêcher de le penser.

« Il est un peu fatiguant, des fois, je te l'accorde. Mais je n'ai jamais considéré que j'avais vraiment le choix et je crois que tu le sais. De toute façon, si je refuse, tu sais bien ce qu'il va se passer. Sa mère va m'appeler en me demandant pourquoi je ne prends pas soin de sa fille comme elle a pris soin de moi. Que veux-tu répondre à ça ? »

Il lui était difficile de formuler la douloureuse réalité de son esprit. Elle avait mis du temps à mettre des mots dessus, même si elle avait toujours su ce qui en était. Mais le verbaliser était encore difficile aujourd'hui. Pourtant, ce fut cette question que Naoko posa, avec l'évidente volonté de lui faire exprimer ce qu'elle estimait avoir fait de mal. La jeune femme baissa les yeux, la douleur vrillant son cœur alors que la culpabilité refaisait surface. Il était certain que cette culpabilité était trop forte par rapport à ce qu'elle aurait dû être, mais la jeune femme se refusait à l'admettre, toujours persuadée qu’elle méritait d'être punie.

« Tu le sais bien, Naoko. Je les ai tués. C’est ma faute s’ils sont morts tous les deux. »

Elle savait que la jeune femme comprendrait de qui elle parlait, étant donné qu'elle ne lui avait rien caché de son histoire familiale. Grace n'aurait peut-être pas dû croire qu’elle était responsable, mais le fait était qu'elle le croyait.

Même si elle se précipitait dans un projet qui lui plaisait, cela ne signifiait pas que Naoko allait rendre des engagements à la va-vite. Elle était capable de se précipiter pour rêver tout en réfléchissant avec mesure avant de prendre une décision qui pouvait impacter son budget et sa vie. Cette nuance rassurait généralement Grace quand il s'agissait de faire des plans avec sa meilleure amie et elle ne pouvait s'empêcher de penser que la vie était décidément plus belle quand on la partageait avec des personnes qui étaient chères à nos cœurs. Grace n'avait pas la chance de compter beaucoup de personnes dans cette catégorie, mais chacune était précieuse à sa façon et lui permettait de s'enrichir des autres.

L’idée d'une colocation avec Naoko apportait à Grace la simplicité de l'évidence. Elle n'avait aucun doute sur le fait que c'était le genre de choses qui ne pouvaient que bien se passer, et elle savait que si elle devait le faire avec quelqu'un, Naoko était le meilleur choix possible. Le fait de la voir s'emballer pour ce projet ne lui faisait donc pas peur, ce qui était généralement le cas, quand des personnes autour d'elle l'impliquaient dans un projet et sans balai en voulant aller trop vite. La différence évidente était le degré de confiance qu'elle avait envers la personne avec qui elle était en train de faire des projets, en l'occurrence Naoko.

Il ne fallut que quelques minutes pour que Grace se rende compte qu’elles avaient les mêmes goûts. Le style d'appartement qui la faisait craquer était tout à fait au goût de Naoko et inversement. Elles avaient au moins des idées et des envies communes, ce qui leur permettrait d'établir des critères fiables pour leur recherche lorsqu'elle deviendrait plus sérieuse. Ce soir, il était évident qu'elles allaient rapidement passer à autre chose. Elles avaient une soirée pyjama improvisée à organiser. Oui, Grace était capable de penser aux mots improvisé et organisé en parlant du même événement.

« Il était parfait ! Il va falloir faire attention et ne pas être trop gourmandes, si nous voulons réussir à trouver l'endroit où nous pourrons vivre sereinement. »

Tout en regardant pour le plaisir les petites annonces, elles discutèrent à-propos de la jeune femme et des habitudes qu'elle avait prises de toujours faire ce que lui demandait sa famille. Son amie savait bien que c'était une faiblesse commune de sa part et que ce n'était pas la première fois qu'elle se confrontait à cette vérité. Elle se contraignait à faire ce que d'autres personnes voulaient qu’elle fasse parce qu'elle pensait que c'était ce qu'elle méritait. Vivrait-elle une vie entière dans l'esclavage ? C’était un fait qu'il n'était pas certain qu’elle pourrait, même là, se pardonner ce qu'elle croyait être une faute. C'était le genre de choses que Naoko ne laissait jamais passer.

Tout d'abord, elle lui donna un exemple de ce qu'elle pourrait dire à la famille dans laquelle elle avait été placée et qui lui demandait sans cesse de l'aide pour diverses choses. L’aplomb qu'il lui aurait fallu pour oser prononcer les mots qu'elle entendait dans la bouche de sa meilleure amie, elle n'imaginait pas une seule seconde pouvoir l'avoir d'une manière ou d'une autre. Elle imaginait que c'était de cette façon que l'on devait parler à sa famille. Mais il y avait longtemps qu'elle avait compris qu'elle ne pouvait pas se considérer comme un membre de cette famille. Elle était un investissement et ces demandes constituaient le retour sur cet investissement. Elle l'avait compris depuis longtemps.

« Seigneur ! Mais je n'oserais jamais leur parler de la sorte. Ils penseraient que je me prends pour leur égale et je suis sûre que la réponse ne serait pas des plus tendres. »

Elle pensait que c'était quelque chose qu'elle méritait pour avoir une responsabilité dans la mort de ses parents et ce fut la raison pour laquelle Naoko se fâcha tout rouge. Elle ne supportait pas que sa meilleure amie se fasse autant de reproches pour quelque chose dont elle pensait qu'elle n'était pas responsable. Si leurs avis divergeaient sur ce point, Grace devait reconnaître que le sien était biaisé par son émotionnel et que celui de sa meilleure amie était infiniment plus rationnel. Pourtant, elle continuait d'avoir du mal à s'en convaincre et d'être persuadée qu’elle était fautive de quelque chose. Il paraissait que beaucoup d'orphelins ressentaient la même chose, même si la plupart n'avaient pas les mêmes raisons que la jeune femme pour avoir une opinion concrète sur le sujet. Cela se résumait à une sensation de culpabilité et il n'y avait aucun doute à avoir sur le fait que si les arguments de Naoko faisaient mouche, ce sentiment de culpabilité dépourvu de rationnel toucherait aussi Grace.

« M’autoriser à vivre, je ne sais même pas ce que ça veut dire. Je ne vis que pour les autres depuis toujours. Et quand je me laisse un peu aller, je gâche tout à la fin. »

C’était aussi pour ça qu'elle était venue voir à son ami se soir. Elle était troublée et perdue et elle avait besoin de conseils. Elle se demandait si Naoko accepterait de lui venir en aide.

Il était facile de se lancer dans des projets avec Naoko et elle était même capable de se projeter infiniment plus qu'elle ne le ferait avec d'autres personnes. Mais il était évident qu'il n'était pas question de se précipiter et de prendre la première chose qui viendrait sans réfléchir. Comme Naoko le disait, il valait mieux attendre le moment où elle pourrait rendre son logement, ce qui leur permettrait de trouver quelque chose qui leur plairait vraiment. Elle était tout-de-même ravie de faire ces projets avec son amie et cela lui prouvait au moins qu'elle était capable de penser à elle, ce qu'elle n'avait que rarement cru possible.

Elle se demandait tout de même si le mois de mai n'était pas un peu tard dans la mesure où elle n'était pas certaine de trouver leur bonheur du premier coup et rapidement. Elle ne pouvait s'empêcher de penser que le risque de ne pas trouver avant qu'il ne soit trop tard. Son appartement, elle était capable de s'en accommoder puisqu'elle ne pouvait pas faire autrement, mais il n'en était pas de même quand il s'agissait de proposer à quelqu'un d'y vivre quelque temps. Il n'était pas question de proposer un tel abri à Naoko.

« Tu ne crois pas que ce serait une bonne idée de commencer les recherches un peu plus tôt afin d'être sûres d'avoir quelque chose ? Nous pourrons toujours spécifier à l'agence notre date idéale d’emménagement. »

Parler de sa famille d'accueil était toujours compliqué pour la jeune fille. Elle avait toujours senti qu'ils considéraient qu'elle leur devait beaucoup, et même si elle avait conscience qu'ils en abusaient, elle avait toujours considéré la situation comme normale à-cause de la culpabilité qu'elle avait envers elle-même. Elle savait que la plupart de ses amis et des personnes qui tenaient sincèrement à elles s'inquiétaient de l'influence que ces gens avaient sur elle. Elle avait été de prendre le chemin de son indépendance, mais il fallait maintenant qu'elle aille jusqu'au bout et prennent un chemin différent de ce qui l'avait élevée.

Naoko avait toujours insisté pour qu'elle se considère comme leur égal et elle le répétait une fois encore. Grace savez que cela lui faisait beaucoup de peine de l'avoir obéir à des gens qui n'avait pas de respect pour elle. Mais elle se contentait généralement de baisser les yeux et de ne pas répondre comme s'il n'y avait rien à y faire. Basiquement, tant qu'elle réagirait de la sorte, ce serait très certainement le cas. Mais elle ne parvenait pas à se sentir libre de faire ce que bon lui semblait. Pourtant, elle commençait à se dire que ses proches avaient raison, et c'était déjà beaucoup, compte tenu de la considération qu'elle avait eu toujours d'elle-même.

« Je t'avoue que cela me fait peur, même si je peux raisonnablement dire que tu as raison, je devrais prendre des mesures, je ne peux m'empêcher d'avoir peur des conséquences. C’est sans-doute idiot, je l'admets. Je ne sais pas pourquoi je suis comme ça. »

En se sentant aussi vulnérable, elle n'avait pu s'empêcher de penser à ce qui s'était passé avec Siobhan. Elle ne savait pas exactement pour quelles raisons les choses s'étaient mal terminées, mais il était évident qu’elle avait fait ou dit quelque chose qui avait fait fuir la jeune femme. C’était forcément elle qui avait tout gâché, elle en était certaine. La seule chose qu’elle reconnaissait volontiers, c'était qu'elle ne l'avait pas fait exprès. Mais elle ne comprenait pas pour quelles raisons tout s'était si mal terminés. Maintenant qu'elle avait commencé à en parler avec Naoko, autant tout lui raconter.

« J'ai rencontré quelqu'un. Une femme. Enfin je l'avais déjà rencontré quelques fois, mais elle m'a aidé en sortant du travail et elle m'a fait des avances. Je ne sais pas pourquoi mais elle me plaisait et j'ai accepté d'aller chez elle. Les choses semblaient se passer assez bien, mais tout d'un coup, elle s'est arrêtée et m'a demandé de partir. je ne sais pas comment j'ai fait pour tout gâcher de la sorte. »

Elle se sentait extrêmement peinée et les larmes lui montaient aux yeux alors qu'elle évoquait ce souvenir. Une chose était certaine, si la jeune femme revenait vers elle, elle l'accueillerait à bras ouverts.

Quand on était orpheline, et qu'en plus, on avait toujours refusé de dépendre des autres, on n'avait pas pour habitude de se reposer sur quelqu'un au moment de prendre une décision. Et pourtant, il était évident que ce serait beaucoup plus simple de gérer cette situation avec le soutien du père de Naoko. Grace ne pouvait s'empêcher de se sentir un petit peu envieuse de cette relation et de ce père que Naoko avait et qui pouvait l'aider. Mais il y avait deux raisons qui faisaient que cela ne changeait absolument rien à la relation entre les deux jeunes filles.

La première, c'était que Grace avait également trouvé un père et même s'il ne pouvait pas l'aider à découvrir les vices de forme cachées, il la protégeait et l'aidait de son mieux dans les limites de ce qu'il était capable de faire. La seconde, c'était que la jeune femme se refusait à céder à la jalousie ou à se montrer désagréable avec quelqu'un qu'elle considérait comme une amie, et plus encore sa meilleure amie, simplement parce qu'elle avait quelque chose que Grace n'avait pas. Elle ne pensait donc qu'à la perspective de s'installer avec Naoko en utilisant tous les moyens à sa disposition pour le faire en toute sécurité.

« C'est une bonne idée. Je demanderais bien à mon père de nous aider aussi, mais il aura plus de mal », plaisanta-t-elle.

Naoko n'avait pas tort. Le pire que pouvait lui faire maintenant sa famille d'accueil, c'était d'entretenir sa culpabilité. Et s’ils y parvenaient avec brio, c’était parce qu'elle les laissait faire. Si cela n'avait pas été le cas, elle aurait parfaitement pu se détacher assez facilement. Il n'y avait pas un monde où ils auraient pu faire appel à la justice parce qu'elle refusait de garder les enfants d'une sœur d'une famille qui l’avait, certes, accueillie, mais qui ne l'avait pas vraiment traitée comme un véritable membre de la famille.

« D'accord, tu n'as pas tort, ce sont mes propres barrières qu’ils cultivent, mais il faut reconnaître qu'ils ont toujours été assez doués pour les mettre en place. Mais c'est vrai que c'est à moi de faire ce genre de pas. Et mon père a décidé de m'encourager dans ce sens. Il est prêt à prendre la décision de disparaître si je refuse de l'écouter. Je ne sais pas s'il le fera, mais il sait très bien que je ne prendrai pas ce risque. Il est le seul parent que j'ai, du moins selon mon cœur. »

Elle était venue à la base pour partager la pénible expérience qu’elle avait vécu en compagnie de cette femme si captivante, qui avait finalement renoncé à ce moment en tête-à-tête qui avait paru si prometteur à Grace. Évidemment, comme toujours, elle s'attribuait l'échec de ce moment parce que quoi qu'il se passe mal dans sa vie, cela ne pouvait être que sa faute. Mais elle avait au moins eu le mérite de venir en parler avec sa meilleure amie, en étant prête à écouter ses conseils, même si elle lui disait qu'elle n'était pas réellement fautive. Ce serait probablement le cas car la plupart du temps, sa meilleure amie lui faisait valoir à quel point elle était trop dure avec elle-même.

« Tu… tu crois que ça ne vient pas de moi ? C'est la première fois que je suis confrontée à une telle expérience. Et j'avoue que je ne sais pas trop comment on doit le gérer. »