Elle crie.
Il supplie.

Il y tellement de choses qu’elle ne comprend pas, Freya. Elle ne comprend qu’il ne comprenne pas qu’elle en a marre de passer après ses satanées photos. Elle ne comprend pas qu’il ne comprenne pas qu’elle souffre de le savoir endormi sur la chaise de son bureau alors qu’elle l’attend dans un lit bien trop grand pour elle. Elle ne comprend pas qu’il ne comprenne pas que les filles le réclament. L’assiette qui reste vide lors des repas, les balades à trois, toutes ces années qu’il ne rattrapera jamais. Elle ne comprend pas qu’il ne comprenne pas qu’elles ont besoin de lui, qu’elle a besoin de son mari. Qu’elle n’en peut plus de passer après son métier. Sa main fine se referme sur un serre livre qui explose contre le bois de la bibliothèque, manquant de peu l’ordinateur où est affichée une image de la femme de ménage. Jeune, belle et souriante. Elle n’est pas jalouse, elle sait que Saul lui est fidèle. Elle est blessée de passer après la photographie. Le mot divorce, qu’elle prononce entre deux monologues fâchés, lui taillade l’âme. Il lui coupe le souffle, fait manquer un battement à son cœur. Saul tente de l’enlacer, elle se dégage avec véhémence. Il ne l’aura pas cette fois, c’est terminé. Terminé.

Elle ne crie plus. Elle pleure maintenant.

Pourtant, entre eux, tout a si bien commencé. Freya a encore en mémoire ce jour de février 2004. Les Oscars. Les robes toutes plus belles les unes que les autres. La sienne, si simple comparée aux merveilles de créateurs que portaient les actrices qui arpentaient le tapis rouge. Elle se rappelle le flash qui l’a éblouie, alors qu’elle tentait d’interviewer un membre organisateur. Ce flash qui fut le début de tout. Saul se tenait derrière l’objectif et, l’espace d’une seconde, Freya qui s’imagine qu’il l’a photographiée par erreur. Il l’a invitée le soir même, elle a accepté. Il en a résulté une relation à distance, ils étaient séparés par un océan et huit heures de décalage horaire. Ce fut aussi beau que compliqué, plus le temps avançait plus l’absence de Saul était douloureuse. Alors, elle est arrivée chez lui le soir du 31 décembre 2004. Et elle n’en est plus repartie.

Ils se sont mariés sur une plage Californienne, à peine deux ans plus tard. Un mariage simple, en très petit comité, les pieds dans l’eau et les yeux dans les étoiles. Cette journée reste encore aujourd’hui la plus belle qu’elle ait vécu. La sensation qu’elle a eue, en avançant vers lui avec l’intime conviction qu’ils passeront le reste de leur vie ensemble, surpasse de loin toutes les autres. Leur vie était belle et douce. Rythmée par leurs boulots respectifs, bercée par la force de l’amour qui les liait. Aspen est née en aout 2007 puis Freya a émis le souhait de rentrer en Ecosse. Fille unique, elle a été prise de panique quand elle a appris la maladie de son père. William Sutherland, atteint de la maladie de Parkinson. Un peu chamboulée, le retour obligatoire en terre écossaise. Alors, ils sont revenus. Dans une maison à eux, une maison pour eux. Stockbridge, un quartier réputé de la ville. Farah nait en 2009 et Freya cesse complètement son activité. Elle élève ses filles, elle aide sa mère. Et la maison grouille de la vie des employés que Saul a engagés pour la soutenir.

Mais le soutien de tous ces gens qu’elle ne connaît pas, elle n’en veut pas. C’est celui de son époux qui compte. Elle ne sait pas vraiment quand leur couple a commencé à battre de l’aile. Quand la passion de Saul a pris le pas sur tout le reste. Surement après le renouvellement de leurs vœux, dix ans après leur mariage californien. Il y a des jours où Freya regrette la vie qu’ils avaient là-bas. La grisaille édimbourgeoise s’est immiscée entre eux. Il y a eu des soirs où Saul rentre à une heure si tardive que les filles sont déjà au lit, il y a eu des soirs où Freya n’a pas eu le cœur à l’attendre et où elle est allée se coucher seule. Des jours où elle l’a retrouvé endormi dans son bureau, en compagnie de ses photos. Encore et toujours. Alors, elle est allée chercher du réconfort ailleurs, chez son ami de longue date. Barney. Un avocat plutôt féroce.

C’est lui qu’elle a appelé après leur terrible dispute, quand elle est arrivée chez la collègue et amie qui a bien voulu l’héberger pour la nuit. C’est à lui qu’elle a raconté sa détresse, quand elle a retrouvé Aspen et Farah recroquevillées au bout du couloir, terrorisées par les cris inhabituels de leur mère. C’est lui encore, qui lui a conseillé le divorce. Un divorce en douceur, qu’il a dit. Alors elle l’a cru, il est son ami d’enfance après tout. Et quand elle est rentrée quelques jours après, c’est uniquement pour déposer la demande du divorce sur la table du salon, attraper quelques affaires et aller vivre chez ses parents, le temps de se retourner.

Le divorce n’a pas été doux du tout. Une longue année de procédure cauchemardesque, elle a gagné beaucoup d’argent dont elle ne voulait pas et la garde exclusive de leurs filles. Aspen qui lui veut horriblement, Farah qui peine à comprendre ce qui lui arrive. Maintenant, elle est là, assise dans un appartement qu’elle n’arrive à considérer comme son foyer. L’ordinateur ouvert, l’article à écrire pour demain. L’alliance brille encore à son annulaire gauche. Barney lui a conseillé de l’enlever, pour tourner la page. Alors, elle s’exécute. C’est douloureux, ce simple geste lui arrache un sanglot. L’anneau entre ses doigts, Freya regarde ce qui est gravé à l’intérieur. Leurs initiales. La date de leur mariage, celle du renouvellement de leurs vœux. Elle ne peut pas, Freya. Elle ne peut pas se résoudre à abandonner ce bijou dans un tiroir, comme elle n’a pas pu renoncer au patronyme qu’elle a adopté en épousant Saul. Quelque part au fond d’elle, elle a toujours l’espoir que les choses s’arrangent. Qu’il lui pardonne de l’avoir privé de leurs filles, qu’il lui pardonne d’être partie comme ça, sous le coup de la colère. L’espoir qu’ils fassent mieux, qu’ils recommencent autrement. Juste l’envie qu’ils se retrouvent.

Freya passe une chaîne dans l’alliance et l’attache à son cou, la cache sous son pull, contre son cœur. Parce que Saul est, et restera, l’unique amour de sa vie.