Les premiers jours dans cette maison ont été excitants et reposants. Je ne risquais pas de croiser quelqu'un, de tomber sur quelqu'un qui pourrait me bousculer, me tendre la main, ou toutes les conneries que je déteste. Je n'ai aucun bruit de circulation, aucun voisin qui écoute la musique trop fort, aucun type bourré qui gueule je ne sais quoi… juste le bruit du vent, des vagues sur la berge et le chant des oiseaux. La première nuit passée ici, j'ai dormi plus de douze heures sans me réveiller une seule fois… signe que j'avais trouvé ma place, et le lendemain en me réveillant j'ai pris mon café assis sur le ponton.

Candy était venue avec moi dès mon arrivée, et Bowie devait arriver le lendemain avec l'ami qui venait me ramener les quelques affaires que j'avais laissées derrière moi à Londres… pourtant la maison a vite été trop grande. Après tout je ne peux occuper qu'une pièce à la fois, et même après que je me sois installé, une partie de moi espérait que j'arriverais bientôt à me réconcilier avec Tammy et Hope, et qu'elles viendraient vivre avec moi. J'avais vraiment envie de leur offrir un nouveau départ dans une belle maison, avec leur chambre, quelque chose de beau, de grand, de propre, loin du dépotoir où on a grandi.

Mais ça n'allait pas se faire du jour au lendemain, et en attendant, au cours d'une des rares sessions à scroller distraitement sur les réseaux je vois passer un message de sauvetage pour un cheval de trait. Un immense Clydesdale de plus d'une tonne, âgé d'une dizaine d'années prénommée Géraldine, réformée suite à une blessure et qui allait être envoyée à l'abattoir si personne ne la rachetait. J'ai senti une bouffée de révolte quand j'ai lu que son prix était celui de sa viande au kilo, et sans trop réfléchir j'ai répondu en disant que je la prenais. Je n'avais jamais eu de cheval, je n'en avais jamais monté et mes seules expériences auprès des canassons étaient les westerns qu'on regardait à la télé et les chevaux Barbie que Tammy avait trouvé dans une boite à dons et qu'elle cachait pour que notre mère ne les trouve pas. Pourtant quelque chose m'a poussé, comme pour Candy et Bowie à lui venir en aide. La solitude? Avoir envie de la sauver d'un destin funeste? La place, je l'ai, l'argent et le temps aussi, le reste, ça s'apprend.

J'ai toujours aimé la compagnie d'animaux bien que je n'ai jamais pu en avoir jusqu'à mon arrivée à Londres, où j'ai vécu quelques années dans le même appartement, travaillant depuis la maison, ayant le temps de m'occuper d'un chien. Puis d'un chat. La nana de l'association m'a contacté le soir même et si elle a tiqué au début en apprenant que je n'avais aucune expérience, j'ai réussi à la convaincre de passer me voir le lendemain.

Dès l'ouverture je suis allé au magasin de bricolage le plus proche et j'ai acheté de quoi installer une clôture avant de passer la journée à transformer le vieux hangar en box. Merci Google sur ce dont un cheval a besoin et quand la nana est venue, elle a été enchantée. Une semaine après, l'immense Géraldine est entrée dans son enclos et dans ma vie. Une grande personnalité, au sens propre du terme. J'ai aussi pris contact avec le centre équestre du coin et depuis le début de l'été une monitrice est venue me donner des cours deux fois par semaine une fois que le véto a donné son feu vert pour que je puisse la monter.

Pour l'instant je ne me sens pas assez à l'aise pour la monter en dehors du pré, les balades se font donc au bout d'une longe, accompagné du chien et notre trio arpente les chemins caillouteux des bois autour comme ce soir. J'ai fini ma journée de boulot derrière mon ordi et je fais une pause promenade avant de passer la soirée à retaper la cuisine. L'orage gronde au loin et je presse le pas pour rentrer à la maison quand en longeant une zone caillouteuse proche de l'eau j'entends un cri. Candy détale dans cette direction et je la suis après avoir rapidement attaché Géraldine à un arbre tout proche.  

Et là je vois une silhouette. Une jeune femme étendue sur le sol, visiblement en détresse. La chienne est déjà en train de jouer les secouristes et tente désespérément de guérir toutes ses blessures en la léchant abondamment. Je m'approche, repousse le chien, sors mes gants en tissu de ma poche et les enfile avant de m'accroupir auprès d'elle.  

Hey... Ca va? Qu'est-ce qui s'est passé? Je m'appelle Joe, je vais vous aider à vous relever. Je... peux vous toucher?  

Je viens près d'elle après avoir remonté le col de mon pull pour être sûr que même en la soulevant elle ne me touche pas et je passe mon bras sous ses aisselles, la hissant lentement. Une fois qu'on est debout on remonte jusqu'au chemin, retrouvant Géraldine qui attend, nerveuse à cause de l'orage.

Vous pouvez marcher? J'habite un peu plus loin, à un kilomètre. Je peux vous hisser sur mon cheval, elle est très gentille.

Malgré le fait qu'on ait retrouvé Candy à moitié morte de faim dans une ruelle et qu'elle ait servi d'appât dans des combats de chien je n'ai jamais croisé d'animal si gentil et affectueux. Malgré tout ce qu'elle a vécu, tout ce que les humains ont pu lui faire, elle ne garde pas une once de méchanceté, et ne recherche que de l'amour et des calins. C'est pour ça que je sais qu'elle ne va rien faire à la jeune femme blessée mais la pauvre n'en sait rien. Et voir débouler un pitbull en liberté alors qu'on est à moitié dans un ravin et qu'on souffre n'est pas idéal pour la rassurer.

Je la fais reculer, lui ordonnant de m'attendre plus loin le temps que je puisse m'occuper de la blessée. Cette scène, ce corps abîmé même par accident me rappelle de mauvais souvenirs mais j'essaie de garder mon calme alors que je m'accroupis auprès d'elle. Heureusement elle est consciente et elle est en état de parler.

D'accord, très bien. On va y aller doucement ok?

Je la soulève lentement, essayant qu'elle porte le moins possible de son poids afin de ne pas aggraver la blessure et en quelques pas hasardeux on arrive à revenir près de Géraldine qui s'impatiente un peu. J'essaie de faire le plus doucement possible car la pauvre a l'air de souffrir le martyr, de grosses larmes roulant sur ses joues sales. Je pourrais la laisser ici et revenir avec la voiture mais il pourrait se passer quoi que ce soit… en plus l'orage gronde. Il n'y a pas trente six solutions, et soit je la porte tout du long, en tenant un cheval en longe en même temps, soit j'arrive à la hisser sur le dos de Géraldine et on peut espérer arriver vite et bien à destination.

Tout va bien, s'il faut je vous porte je le ferai. Essayez de ne pas poser votre pied, reposez vous sur moi ne vous en faites pas.

Elle parle de son sac et de réseau et je hoche la tête, jetant un œil derrière moi pour remarquer un gros sac à dos resté un peu plus loin.

J'irai le chercher c'est promis. Là le plus urgent c'est de vous transporter.

Alors que je la soutiens toujours, j'avise la hauteur de Géraldine et si autant dans le pré je me sers toujours d'une souche comme montoir, autant là je ne sais pas trop comment arriver à la hisser sur son dos, surtout avec une cheville blessée. C'est là que je me rappelle un tour que je suis en train de lui apprendre : je dépose une carotte ou une pomme entre ses sabots avant et elle se penche pour l'attraper. Ca pourrait être l'occasion pour la jeune femme de se hisser sans trop de mal… Je sors des friandises de ma poche et ramène la blessée près de la jument. Je lance une poignée de bonbons pour chevaux à la pomme et mon immense bestiole obéit, tendant les antérieurs vers l'avant et penchant la tête en avant. J'en profite pour aider ma rescapée à passer sa jambe blessée par-dessus son dos.

Tenez vous à sa crinière pour ne pas tomber. On va aller lentement.

Géraldine se redresse et l'apprentie cavalière arrive à rester en selle. J'en profite pour vite descendre récupérer le sac à dos que je passe sur mes épaules avant de détacher ma jument et notre trio se met en route direction la maison.

Ca va? Cette zone jusqu'au rocher là bas a un réseau catastrophique voire pas de réseau du tout… C'est vraiment pas de chance que vous soyez tombée là… On tentera d'appeler les secours quand on sera arrivés.

Un éclair zèbre le ciel et bientôt des gouttes tièdes se mettent à tomber.

Moi qui pensais que je serais tranquille et que personne ne viendrait toquer à ma porte ou presque, me voilà à sauver une jeune femme blessée alors qu'un orage se rapproche dangereusement de nous. Si encore j'avais été seul j'aurais pu la porter sans trop de soucis mais je dois gérer un gros chien pot de colle et une jument pot de colle et nerveuse. Pas vraiment pratique pour être efficace. Heureusement Candy obéit bien et recule même si je lis dans ses yeux qu'elle ne comprend pas pourquoi j'ai haussé le ton et pourquoi je suis fâché contre elle. Ma pauvre patate… je me rattraperai, mais là il y a urgence.

J'arrive rapidement à hisser la blessée sur ses pieds, ou tout du moins sur un et je la soutiens jusqu'à Géraldine qui attend, attachée à un arbre un peu plus haut. Quand je l'ai récupérée, elle était terrifiée par les humains, se coinçant au fond de son box, oreilles couchées et tête haute. Elle reculait dès que je tendais la main ou que je m'approchais et maintenant c'est elle qui hennit quand je ne viens pas assez vite lui apporter le petit déjeuner et qui pose son énorme tête sur mes genoux quand je m'installe sous un arbre pour lire. En moins de six mois elle est passée d'une créature blessée et terrifiée à… un gros chien. C'est Candy en fait avec une tonne de plus et un autre régime alimentaire.

Malgré tout il y a encore des circonstances pendant lesquelles je ne contrôle pas tout, et sa nervosité reprend le dessus. Pourtant tout le travail qu'on a fait tous les deux paie ses fruits car elle ne réfléchit pas quand je lui fais refaire l'exercice de courbette qu'on s'est entraînés à faire dans le pré, ce qui m'aide beaucoup vu les circonstances. La jeune femme reste penchée en avant, terrifiée ou souffrant sans doute énormément et je la laisse se tenir comme elle peut, en profitant pour récupérer son sac laissé près de l'endroit de sa chute.

Bon, malgré tout les choses ont l'air de prendre tournure, et je pense vraiment que dans peu de temps on va tous être rentrés et à peu près secs. On suit le chemin de graviers qui longe le lac et la pluie commence à tomber, une pluie d'été encore tiède et pas trop désagréable. Au bout de quelques mètres on voit au loin les lumières extérieures entre les arbres et les buissons et je tends la main pour les lui montrer.

Vous voyez là bas? C'est chez moi. On y est presque.

La pluie se fait bientôt torrentielle et un gros coup de tonnerre fait trembler le sol. Géraldine sursaute et piaffe mais je la rassure du mieux que je peux. Le plus gros risque c'est qu'elle décide de piquer un galop et rentrer à son rythme pour se mettre plus rapidement au chaud dans son box mais au prix de toutes les friandises que j'ai dans mon sac elle arrive à rester à peu près calme, renaclant de temps en temps. Je suis aussi trempé, de l'eau dégoulinant de mon crâne le long de mon dos et mon pantalon colle désagréablement à ma peau.

Seul humain, mais j'ai le chien, le cheval et un chat qui vivent ici avec moi…

Heureusement on arrive et j'arrête Géraldine devant le perron, le fait de faire descendre la blessée étant beaucoup plus facile que de la hisser sur le dos de la jument. J'abandonne le sac à dos sous le porche et pousse la porte avant de revenir près de la rescapée.

Ca serait plus simple si je vous soulevais pour vous ramener à l'intérieur, ça vous éviterait de poser le pied par terre. Ca vous va?

Quand j'ai son accord je lui fais passer un bras autour de mon cou et la soulève sans mal. Elle est clairement plus légère que mes potes de régiment que je devais soulever en guise d'exercice… En quelques pas on est dans le salon et je l'installe sur le canapé près de la cheminée.

Vous devriez enlever vos vêtements trempés pour ne pas attraper la mort. Je peux vous en ramener… Candy tu la surveilles d'accord?

La chienne vient aux pieds de l'inconnue, le museau vers elle et battant de la queue, au rapport. Je monte rapidement à l'étage, bazarde rapidement mes fringues trempées et passe rapidement un jogging chaud et sec avant d'en descendre un autre pour elle avec une serviette.

Voilà, si vous voulez vous changer. J'irai dans une autre pièce le temps que vous ayez fini…

Elle me parle de son portable et et je sursaute légèrement en réalisant que oui, le sauvetage ne s'arrête pas ici, au fait de l'avoir ramassée et mise à l'abri. Elle est toujours blessée et je ne suis pas médecin. Je sors mon téléphone de ma poche et le lui tends.

Je vous laisse leur raconter ce qui s'est passé. Mon adresse c'est au 145 Heron Street après Craigielaw. Je vais faire du thé pendant ce temps…

Je passe derrière la bâche protégeant l'entrée de la cuisine en travaux et je remplis la bouilloire avant de l'allumer, préparant deux tasses. Je sors aussi des biscuits, du fromage et du pain, déposant le tout sur la table basse devant elle.

Alors, qu'est-ce qu'ils ont dit? Ils viennent dans combien de temps?

Pas rapide après pas rapide on se rapproche de la maison, dont les lumières rassurantes commencent à apparaître au loin entre les arbres. Il pleut oui, mais on n'est pas encore sous l'orage et donc pas trop en danger. La pauvre blessée ne dit rien, tenant tant bien que mal sur le dos immense de Géraldine qui marche d'un pas sûr malgré sa nervosité. J'ai vraiment eu de la chance de l'avoir prise car après plusieurs semaines elle s'est révélée être un amour de cheval, comme un gros chien mais avec une tonne de plus et du crottin par pelletées.

Malgré la pluie battante on arrive devant la porte et je fais descendre la jeune femme avant de laisser Géraldine qui retourne seule dans son box. Demain la grosse bête aura droit à des pommes pour la récompenser. Une fois sur le perron je lui propose de la soulever pour l'emmener à l'intérieur et la dépose sur le canapé. Je me change, revenant avec des vêtements propres pour elle également, et elle mentionne son portable qui ne fonctionne plus. Je lui tends le mien, donnant mon adresse avant d'aller préparer du thé et rassemblant ce que j'avais dans les placards pour avoir de quoi grignoter.

Lorsque je m'approche d'elle et dépose le plateau sur la table basse devant elle, elle m'informe que personne ne va venir l'aider. Je hausse les sourcils, surpris que ce soit tellement la merde qu'on demande à quelqu'un avec une fracture de ne venir que le lendemain…

C'est quand même une urgence, vous avez mal et vous ne pouvez pas marcher… D'ailleurs je m'étais blessé il y a quelques temps et on m'a filé un anti douleur un peu costaud. Je sais que c'est pas bon de s'automédiquer mais là c'est un peu un cas de force majeur… si vous voulez je peux vous en passer, il me reste quelques comprimés.

Je glisse à nouveau mon portable dans ma poche avant de hocher la tête. A sa place j'aurais aussi envie de me changer… c'est un des trucs les plus durs à l'armée en déploiement : l'hygiène. Ne pas pouvoir se laver quand on veut, devoir porter plusieurs jours les mêmes fringues… Les autres me traitaient de taré mais j'emmenais toujours un peu plus de fringues que nécessaire en mission même si mon paquetage en était plus lourd.

Bien sûr, la salle de bains est juste à côté. Je vous soulève de nouveau?

Je me rends compte que j'ai oublié de mettre mes gants alors que je me penche vers elle. Merde. Bon trop tard, ça ferait trop bizarre de remonter en chercher d'autres et d'imaginer un prétexte pourri pour justifier que je ne la touche pas directement. Je me penche vers elle, retiens mon souffle et me prépare au pire au moment où ma main touche sa peau les visions sont là. Mais rien de grave, des broutilles insignifiantes que je me retiens de rire en comparaison des choses horribles que j'ai vues chez d'autres. Une bouffée d'air frais. Et comme si on m'avait ôté un poids je garde mon sourire alors que je la soulève sans mal.

Tu peux t'accrocher à moi ne t'en fais pas. Tu es toute légère. Pardon vous êtes toute légère…

Je l'emmène jusqu'à la salle de bains du rez-de-chaussée et l'assieds sur le rebord de la baignoire. Bien sûr Candy est terriblement impliquée et reste à côté d'elle, lui donnant de gentils coups de museau sur les mains pendant que je retourne au salon lui ramener les vêtements propres.

Vous voulez prendre un bain? Une douche? Est-ce que vous avez besoin d'aide pour enlever certains vêtements?

Je ne m'attendais vraiment pas à ce que pour une fracture on lui dise d'attendre le lendemain, mais d'après ce qu'elle me dit il y avait l'air d'avoir des circonstances exceptionnelles. Ca me rappelle quelques missions où des camarades blessés sur le front avaient du attendre parfois plusieurs heures avant d'être ramenés derrière la ligne de front et pouvoir être soignés, dans un véhicule ou même en hélico… Je me rappelle d'un médoc qu'on m'avait prescrit et qui dort dans le tiroir à pharmacie avant qu'elle ne refuse gentiment.

Bien sûr, je comprends… Ca peut être dangereux les mélanges non prévus…

Pendant un instant je me demande quel type de traitement elle doit prendre, vu qu'elle a l'air en bonne santé et toute jeune, mais y'a plein de trucs qui obligent à prendre des médocs à vie, et ça me regarde pas. A défaut de pouvoir l'aider de ce côté-là je la ramène dans la salle de bains, même si ça m'oblige à la toucher. Cette putain de malédiction qui m'est tombée dessus et qui me rend méfiant… j'ai vu beaucoup trop de choses horribles et je me protège… Pourtant j'ai rencontré d'autres filles depuis que mon don s'est déclaré et pour certaines elles étaient comme la rescapée : douces et gentilles sans aucun nuage noir dans leur passé. Sauf que quand j'ai rencontré des amis, parfois de la famille, j'ai vu des trucs. Comment garder pour soi que ton meilleur pote vole des trucs à sa grand-mère un peu gâteuse? Comment garder pour soi que ton oncle aime beaucoup trop les petits enfants? Et côtoyer des gens sans savoir me rend dingue aussi… ce qui me plonge dans une putain d'équation insoluble… et me force à m'isoler pour ne pas avoir à porter un tel fardeau sur les gens que j'aime ou qui sont proches de moi.

En l'ayant touchée je suis au moins rassurée sur elle et je me détends à son contact, souriant alors que je la porte jusqu'à la salle de bains.

Ca ne m'embête pas, vraiment. Mais si vraiment c'est trop compliqué je peux chercher une scie à métaux et je cautérise au fer à souder.

J'ai un léger rire pour lui montrer que c'est une blague mais je rends compte trop tard que c'est de très mauvais goût alors je préfère fuir pour aller chercher les vêtements que j'ai descendus pour elle, les déposant près d'elle. Candy est ravie que notre invitée se soit habituée à sa présence et se rapproche encore, poussant de sa grosse tête pour avoir encore plus de caresses.

J'en profite pour lui demander ce qu'elle préférerait faire et comment je pourrais l'aider avant que je ne la voie rougir à ma proposition. Merde.

Je… pardon. C'était juste qu'avec votre jambe je me disais que ça pourrait être compliqué de… enfin je vous laisse tranquille. Le thé est chaud et il y a de quoi manger si vous avez faim… Je… A tout de suite…

Merde Joe on dirait un vieux pervers. C'est quoi cette idée de proposer de deshabiller les filles? Pourtant je pensais pas à mal dans ma tête : à l'armée on voit des gens nus tout le temps, ça fait partie du quotidien, c'est notre outil de travail… mais c'est seulement une fois que les mots ont franchi mes lèvres que je me rends compte à quel point ils peuvent être mal pris… Je fuis donc, refermant doucement la porte derrière moi et me maudissant tout en buvant une gorgée de thé presque brûlant. Je remets aussi une bûche dans le feu et observe l'extérieur : l'orage bat son plein, une violente pluie fouette les vitres et fait tanguer la cime des arbres.

J'entends la porte de la salle de bains et je tourne la tête, fronçant les sourcils en la voyant boitiller sur une jambe. Sans trop réfléchir je pose ma tasse et trotte vers elle.

Attends, laisse moi t'emmener! Tu risques de te faire mal…

J'approche et la soulève à nouveau en secouant la tête.

Ca me dérange pas et je préfère te porter que de risquer d'aggraver ta blessure. Tout va bien…

En la portant cette fois je sens mon shampooing et plus l'odeur d'herbe et de terre humide de tout à l'heure, avant de la déposer sur le canapé.

Ne t'excuse pas, prends le temps que tu veux… et il y a deux salles de bains dans la maison, pas d'inquiétude.

Je pose un coussin sur la table basse pour qu'elle puisse étendre sa jambe avant de lui tendre sa tasse et lui sourire.

C'est pas la première fois que je me prends une rincée j'ai l'habitude. Et c'est normal, j'allais pas te laisser blessée et seule pendant un orage… Oh tiens j'y pense, attends.

Je tourne les talons et pousse la bâche séparant le salon de la cuisine en travaux avant de revenir avec un sac de petits pois congelés.

Je me suis rappelé que j'avais ça dans le frigo, peut-être que ça pourra te soulager un peu? Tu permets?

Elle hoche la tête et très délicatement je dépose le sac sur le bas de son pantalon pour ne pas que sa peau soit brûlée par le froid et croise son regard, voyant qu'elle a les yeux rougis.

Oh merde, pardon si je t'ai fait mal. Je suis désolé… je… je peux faire quelque chose?

L'avoir comme ça à la maison réveille de vieux souvenirs : ceux de Tammy petite, quand je devais m'occuper d'elle. Je ne me rappelle même plus comment et pourquoi ça a commencé, je sais juste qu'aussi longtemps que je m'en souvienne elle était collée à mes basques. Je me revois lui donner à manger et l'aider à s'habiller. Je me revois m'inquiéter pour elle et à la fois la détester pour ce qu'elle m'empêchait de faire… avec quand même cet amour si fort, ce besoin de vouloir la protéger et lui épargner au maximum la merde dans laquelle on pataugeait…

En plus, l'avoir touchée m'a rassuré et j'ai compris que c'était une belle personne, quelqu'un qui mérite qu'on l'aide. C'est pour ça que ça ne me pose pas de problème de la promener partout, de lui ramener des vêtements et de lui préparer de quoi manger… ça fait du bien de s'occuper de quelqu'un d'autre, même si j'aurais préféré pour elle que ce ne soit pas dans des circonstances si tragiques… et qu'on puisse discuter au lieu de la voir lutter contre la douleur de sa jambe blessée…

Une fois qu'elle est installée je me rappelle du sac de petits pois congelés qui pourrait lui faire du bien, et c'est quand je le dépose sur sa cheville que je remarque ses yeux rougis. Merde je suis une gros bourrin aussi délicat qu'un tractopelle… j'ai du mal m'y prendre et appuyer sur sa blessure. Comme un con je ne répands en excuse et observe avec panique son visage se décomposer avant de basculer en arrière et se mettre à pleurer. Avant de comprendre que ça n'est pas la blessure qui a l'air d'être la cause de ses larmes mais plutôt la goutte d'eau qui a fait déborder le vase.

Sauf que je ne sais vraiment pas comment réagir. Elle a l'air si perdue et fragile, noyée dans mon jogging trop grand pour elle.

Je… je suis désolé…

Je me pince les lèvres, cherchant quoi dire. Elle traverse visiblement quelque chose de difficile, mais c'est une totale inconnue, comme moi pour elle… Mon premier réflexe est de la serrer contre moi, comme je l'ai fait tellement de fois avec Tammy mais elle ne me connait pas, elle pourrait mal le prendre, surtout après ma proposition idiote de l'aider à se deshabiller. J'hésite alors que Candy saute sur le canapé et vient se blottir contre elle, donnant à nouveau de petits coups de museau sur sa main la plus proche d'elle. C'est là que je décide d'imiter mon chien. Ils nous apprennent beaucoup plus que ce qu'on pourrait croire, ils sont simples et purs, sans aucune once de méchanceté ou de malice… J'hésite une seconde avant de prendre son autre main et la serrer doucement.

Tu peux me tutoyer… et je… je suis désolé de ce qui t'arrive… tu peux rester ici autant que tu veux… si tu préfères être seule je peux te laisser, si tu as besoin de parler je peux aussi t'écouter… il y a quelque chose que je peux faire pour toi?

J'essaie vraiment de faire ce que je peux pour aider cette pauvre fille, que ce soit la ramener à la maison sur Géraldine pour la tirer de la pluie et du fossé dans lequel elle se trouvait, l'aider à se laver, lui prêter des vêtements et mon téléphone pour qu'elle puisse appeler les secours et lui passer mes petits pois, pourtant elle commence à sangloter sur mon canapé. Je panique, essayant de réfléchir à ce que j'ai pu faire pour la mettre dans un tel état : est-ce que c'était ma tentative de blague sur le fait de lui couper la jambe? Est-ce que c'est la proposition de l'aider à se déshabiller? J'ai essayé de me mettre à sa place, ce qu'elle pourrait craindre en se retrouvant seule dans la baraque d'un inconnue, blessée en plus… mais j'ai tenté de la mettre à l'aise pourtant…

Joe t'es vraiment qu'un con.

Heureusement Candy est plus douée que moi et elle se lance dans une magnifique interprétation de Saint Bernard dans un corps de pitbull avec la jeune femme, quémandant des câlins et lui léchant le bout des doigts. Ne voyant pas trop de meilleure option je fais pareil de l'autre côté, prenant doucement sa main et tentant de lui dire des choses rassurantes… C'est vrai qu'elle doit avoir super mal, c'est peut être ça qui l'a fait craquer? La douleur ça peut rendre fou… je l'ai vu chez certains de mes camarades de régiment… Et entre deux sanglots j'arrive tout juste à entendre qu'elle n'arrivera pas à dormir.

Oh… je… j'imagine oui. Tu as très mal?

Elle se remet à parler mais je comprends rien de ce qu'elle dit…j'ai vraiment l'impression qu'elle craque pour plein de trucs et que sa chute n'a été que la goutte d'eau qui a fait déborder le vase… ce qui me rend encore plus perdu. Est-ce que je vais passer pour le mec creepy si je lui demande ce qui se passe? Est-ce que je vais passer pour le mec qui s'en fout si je ne rebondis pas sur ce qu'elle dit? Merde. Merde. Les gens sont compliqués. Trop compliqués.

J'hésite une seconde, tournant et retournant des phrases dans ma tête avant d'en trouver une qui a l'air assez neutre pour ne pas froisser.

Ah oui? C'est difficile pour toi en ce moment?

Elle peut répondre par une syllabe ou un monologue, c'est comme elle veut, la porte est ouverte. Mais sa réponse est de pouvoir passer un coup de fil et heureusement, ça c'est dans mes cordes. Je sors mon portable, le déverrouille et le lui tend.

Bien sûr, appelle qui tu veux. Tu sais quoi, je vais en profiter pour aller m'occuper de Géraldine, le cheval, comme ça tu pourras parler tranquillement. Je reviens dans cinq minutes.

J'abandonne sa main et me redresse, chuchotant à Candy de rester là, chose qu'elle accepte difficilement en se roulant sur le dos contre la jeune femme, lui montrant son ventre en battant de la  queue, l'invitant à une session de gratouilles. Je vais enfiler mes bottes de pluie et un imperméable avant de rabattre la capuche sur ma tête et pousser la porte. Dehors l'orage bat encore son plein mais je veux être sûre que ma grosse bête soit bien rentrée. Preuve que j'avais raison, elle est dehors sous la pluie, le vent ayant fermé la porte de son box. Je sens du jugement dans son regard et dans la façon qu'elle a de me pousser de sa grosse tête pour rentrer chez elle, au sec. J'attrape un couteau de chaleur et essaie d'ôter un maximum d'eau avant de finir de la sécher avec un vieux drap de bain. Je lui sers ensuite ses granulés dans lesquels j'ajoute quelques pommes et quelques carottes pour le préjudice moral. Rassuré sur son état je referme la porte et parcours à nouveau les quelques mètres me séparant de la porte d'entrée que je pousse. Je passe la tête, ôtant ma capuche.

La vache c'est la fin du monde dehors. Ca va ? Tu as pu passer ton coup de fil?