"Excusez-moi, jeune homme. Cette place est-elle libre?"

Cette fois-ci, c'est une française. L'intonation, le port distingué. les vêtements friqués et le parfum étourdissant qui vont avec ce que tu penses des parisiennes du 16e arrondissement. Elle te regarde entre ses cils trop maquillés, avide de prendre place.

Tu l'imagines dans la toute fin de la cinquantaine, fraîchement divorcée d'un magnat du tabac. Non... non. Encore mariée. Un jeune amant à Edimbourg trop occupé avec les filles de son âge pour s'occuper de cette mamie en or et en Chanel qui paie ses études en arts.

Et devine sur qui elle jettera son dévolu ce soir, entre deux verres d'un whisky coûteux?

Comment elle essayera de t'occir, celle-là?? Avec un oreiller ou la baguette de son chignon? Tu clignes des yeux pour chasser ces visions et cherche l'ombre noire qui partout te suit. Pas de bol, la bête se fait la belle devant les touristes de l'autre côté du comptoir.  Tant pis.  Ton sac en bandouillère est laissé sur le banc, intouché. Petit air de chérubin, sourire désolé.  

"C'est la place du chat."

Depuis combien de temps dure ce manège? Assez longtemps pour faire chuchoter deux ou trois autres touristes sur le pub cat de l'endroit et recevoir le regard meurtrier d'un autre auquel tu as refusé de bouger tes affaires. Tu retournes à ta pinte de rousse et à ton livre. Rien à faire, les mots de Frank Herbert te passe au travers, ce soir. Tu passes la main dans ton cou. Vers la peau tendre du sillon à la base de la clavicule. Ligne blanche sur l'encre du passé. Tu soupires, regardes distraitement l'écran craquelé de ton téléphone. Pensées qui tournent en  boucle. Fausse méfiance. Le pire, c'est que tu les suivrais quand même pour un peu de fric. Pour un peu d'affection. Âme candide jusque dans tes mensonges, dans tes peurs et tes cauchemars. Il le savait, quand il t'a choisi, n'est-ce pas?

Le morceau de papier, inséré entre les pages te brûle les doigts.

Comme à chaque fois que tu t'apprêtes à faire ça.

Trahir le milieu.

Un autre touriste, un autre refus. Cette fois-ci, Mister Binx est lassé des caresses et joue le jeu, pour une friandise. Il saute du comptoir et s'installe sur le banc.

"Fuckwit."

Ah tiens, tiens... Celui-là vient d'Australie. Sûrement le propriétaire d'un ranch à la recherche de ses ancêtres.  Le meurtre sera brutal. Coutelas, comme du gibier. Comme ces bêtes sauvages là-bas, chez lui. Un trophée. Sorry, champ. Ton arrière-grand-père s'est fait prendre une fois de trop avec les moutons et s'est fait embarquer sur un navire en direction du Pacifique. Fin de l'histoire.

Tu soupires. Cette mascarade ne sert qu'à apaiser ton anxiété. Qui prend réellement la peine de regarder les allées et venues d'un saltimbanque de la vieille ville? Tu n'es qu'un petit pion cassé dans une immense machine qui dépasse tout le monde, même les forces de l'ordre. Qui saura, pour la cargaison? Qui pourra identifier la petite taupe, dans l'engrenage?

Une autre gorgée de bière. Tu as faim.  Léger coup d'oeil au porte-feuille. Aussi vide que ton estomac. Ce n'est que le début de la saison et les pourboires sont encore chiches. Regard désespéré vers le barman. Un panier de frites pour un sourire?

Tu regrettes déjà de ne pas avoir cédé cette place à ta cougar parisienne.

Un autre soupir.

Une ombre te surplombe. Tes billes noires volent vers le visage avenant de celui que tu attends. Le chat et tes affaires sont déplacés comme par magie sur le comptoir dès que la question de la disponibilité du banc fuse. Tu retournes d'un air innocent à ce paragraphe cent fois lu.

Tu te mords la lèvre. Ce n'est pas la première fois que vous vous rencontrez de la sorte, toi et le policier. Peut-être pas la dernière. Qui sait, dans une relation de cette sorte? Qui sait ce qui attend un camé, au fond?

Au jour le jour. Cinq minutes à la fois. C'est tout ce que tu peux réellement promettre. Il y a des moments pour la camaraderie. Pour les innocentes beuveries. D'autres pour les confidences. D'autres encore pour quelque chose de plus viscéral, de plus charnel. Trop candide, oui. Toujours en quête de cette affection que tu ne pourras jamais avoir complètement, pas vrai?

Et encore d'autres pour les affaires.

Tu refermes le livre et le tend à ton voisin de siège. Carton déchiré de paquet de cigarettes comme signet de page improvisé. La clé du mystère griffonnée à l'encre bleue.

"Tu l'as lu? Je refuse de voir le film sans l'avoir au moins feuilleté avant."

Ton léger pour un cadeau empoisonné. Une cargaison de Fentanyl à Leith. Combien de potes as-tu perdu, à Londres à cause de cette merde? L'héro pure se fait de plus en plus rare et la mort invisible te guette à chaque écart. Mourir d'une overdose d'opoïdes, c'est mourir en silence, sans personne pour vous écouter.

Tu renifles et baisse la voix.

"Ce sera caché dans une cargaison de morue. C'est tout ce que je sais. Mon dealer était sur les nerfs hier, j'ai pas pu en savoir plus."

Ton dealer. Alec. Combien lui dois-tu? Plus que ne vaut ton pauvre cul. Ton dealer. C'est admettre, sur le bout des lèvres l'énième rechute.

Et dire que tu étais tout fier de montrer ta pièce à l'Ours.

Tu hausse une épaule et te tourne enfin vers ton interlocuteur. Logan. Logan a l'air fatigué, ce soir, non? Ou n'est-ce qu'un miroir de tes états d'âmes? Tu fronces les sourcils.

"Ça va, toi?"