Papa est bizarre. Pas bizarre comme d’habitude. Ça fait deux mois qu’il s’est séparé de la belle mère numéro 8 et on a tous été assez surpris de l’apprendre. On s’est beaucoup moqué de lui mais, numéro 8, elle commençait à avoir une vraie place dans notre famille. Ma grand-mère avait commencé à lui téléphoner lorsqu’elle voulait engueuler mon père. Avant, c’était à moi qu'elle téléphonait pour ça. C’est un peu la preuve que cette femme commençait à se trouver une place au sein de notre famille. Et puis moi, j’avais pris l’habitude d’entendre hurler en Hongrois. C’est beaucoup plus calme depuis qu’elle n’est plus là. Et surtout : mon père m'inquiète. Après toutes ses ruptures, il passe habituellement 5 mois au fond du trou. Il pleure, il pionce et il se plaint qu’il ne trouvera jamais l’amour. Et puis ça se termine généralement par une dispute avec ma grand-mère qui tente de le secouer en lui rappelant que s’il n’avait pas des goûts aussi désastreux en matière de femmes, sa vie amoureuse irait très bien. Mon père lui rappelle presque à chaque fois que détesté son mari pendant 45 ans, c’est pas un exemple. Et qu'elle aurait mieux fait de divorcer plus tôt. Mamie lui dit qu’elle aimerait bien qu’il soit un peu plus comme oncle Chase. Et ça finit en grands cris.

Mais là, rien. Que dalle.

Mon père chante le matin en préparant le petit dejeuner, il chiale pas, il passe pas la journée dans le noir. Il a l’air… heureux. Heureux au point de proposer de financer ma prochaine moto alors qu’il a pas une thune et que je suis plus riche que lui en étant étudiante. Et ça, ça ne peut vouloir dire qu’une seule chose : numéro 9 est déjà dans sa vie. Et celle-là, elle est puissante. Genre enchanteresse niveau 99 avec des sorts de charmes légendaires et beaucoup trop de chance dans ses jets. Terrible. Et en même temps, j’ai un peu hâte de voir. Le connaissant, il attends justement les fêtes pour faire une surprise qu’il sera le seul à apprécier. Moi, j’ai hâte de voir mon grand cousin Tom loucher sur le décolleté de numéro 9 et mon grand père raconter comment il a serré une femme qui lui ressemble en 1815 et crée une dispute avec ma grand-mère qui va occupé tout le monde pendant toute la soirée du réveillon. Un truc dans le genre.

J’adore les fêtes. On dirait pas comme ça mais, j’adore ce genre d’ambiance. Mon oncle débarque souvent en fin de matinée avec une nouvelle voiture qu’il aura payée trop chère et qui fait un peu pitié. Cette année, c’est une Tesla. Depuis que sa femme est morte y’a cinq ans et qu’elle l’a laissé avec ses cinq fils, c’est aussi chaotique que cliché. Ils vivent de pizzas et de TV 4k cristal uhd qui font la taille des murs. Mon oncle ne se refuse rien et il fait tout pour qu’on remarque qu’il gagne super bien sa vie. Il a toujours une grosse chaîne en or autour du cou et des montres qui font la taille de ma tête. Il rigole fort et il essaie d'entraîner mon gros daron dans des fonds d’investissements à perte. Je le soupçonne d’être un énorme escroc. Ses fils sont tous diagnostiqués hyperactifs et HPI. Même si je mettrais ma main à couper qu’ils sont tous con comme des queues. Genre vraiment con. J’en suis la cheffe depuis que j’ai mis un coup de poing dans le ventre de Tom, le plus âgé, pendant une bagarre pour savoir qui était le chef des enfants de la famille et qu’il a dit que je ne pouvais pas jouer parce que j’étais qu’une petite fille. Je l’ai éclaté et de fait, j’ai pris sa couronne. Le plus petit, Harry, est trop fan de moi. Il adore les voitures et les motos. Il m’a déjà vu faire du karting et de la F4. J’ai prévu d'annoncer fièrement que j’ai signé en F3 après la saison exceptionnelle que j’ai fait en fin d’année. J’ai fais promettre à papa de garder le secret.  Il est tout aussi excité que moi.

Il est vingt heures passé et mon oncle est en train de se vanter de toutes les fonctionnalités de sa nouvelle bagnole qui se conduit toute seule  (une hérésie, si tu veux mon avis, mais bon) quand la porte sonne.  Je me tourne vers mon père dont le visage vient de s'éclairer significativement. Il se tourne vers moi et se lève de table. «-Lils ! J’ai quelqu’un à te présenter.» Il lève les mains, me fait signe d’attendre et se rue vers la porte d'entrée. Tout le monde me regarde comme si j’en savais plus qu’eux et je hausse les épaules pour faire signe que j’ai de grands espoirs. «-C’est forcément numéro 9.» Je souffle à l'attention de ma grand-mère qui lève les yeux au ciel. Je crois qu’elle en a marre de rencontrer de nouvelles belles filles.  Elle a fait le tour. La femme qui entre n’est pas très grande. Elle a de longs cheveux aussi blonds que les miens et je ne vois pas encore son visage mais c’est un peu comme si je sentais que quelque chose de bizarre se passait. Papa lui chuchote des indications. Il est stressé et ça s’entends. Je crois l’entendre demander d’être patiente avec moi. J’entends la voix étouffée de la femme. Elle répète qu’elle ne sait pas si c’est la meilleure des idées. Ou du moins, c’est ce que je crois entendre à travers des bruits de discussions autour de la table. Et puis…

Elle se tourne.

Elle se tourne et je la reconnais immédiatement. C’est une ressemblance dans nos yeux ou peut-être ce qu’elle dégage en général. Holly. Holly, la femme qui m’a mit au monde. C’est ma mère. Elle se tourne dans mon salon et elle me fait un sourire timide. Mon regard danse de ma grand-mère à mon père. Mamie se lève en hurlant : «- Ah non ! Non, Sam ! Là, ça va trop loin, tes conneries avec les femmes. » Mon grand-père semble avoir oublié jusqu’à son existence et répété à ma grand-mère : «-Bah quoi ? Qu’est-ce qu’elle a ? C’est qui ? » Mon père est un peu en arrière. Il me regarde, pour jauger ma réaction mais je suis complètement paralysée. Je ne recule même pas lorsqu’elle s’avance vers moi pour me tendre la main. «-Tu as l’air beaucoup plus adulte que sur les photos que Sammy m’a montré.» Elle sourit. Elle ne parle pas du fait qu’elle m’a mis au monde et qu’elle a disparu ensuite. Elle ne prends pas la peine de dire qui elle est et pourquoi elle est là. Visiblement, elle a compris que je savais qui elle était. Je ne tends pas la main. «-Papa.» Je souffle en tournant la tête vers lui. Il hoche la tête pour confirmer les derniers doutes que j’aurais pu avoir. Ma grand-mère est absolument hystérique. Je l’ai jamais entendue hurler comme ça. Au point même que tous mes cousins sont restés super silencieux. Je sens une boule se former dans ma gorge. «-Liam. Écoute, je n’aspire évidemment pas à prendre ma place tout de suite mais… J’aimerais beaucoup apprendre à te connaître.» Le vin et les petits fours sont en train de me remonter dans la gorge. Je suis sans voix et sans souffle, aussi. Il va vite falloir que je sorte pour prendre l’air si je ne veux pas mourir asphyxiée. Je secoue la tête en soufflant : «- T’as merdé, Sammy. »

Mes jambes obéissent enfin et me portent jusqu’à l’extérieur de la maison. Je prends même pas la peine de prendre ma moto. Je pourrais mais Meera n’habite pas si loin. C’est la seule qui sait quoi faire quand mon père part à ce point-là en couille. J’ai même pas encore le recul nécessaire pour réaliser que mon père n’est jamais parti en couille à ce point-là.  Je vais probablement déranger Noël pour Ash et Meera. Je pourrais aller chez Dean mais, je crois pas qu’il comprendrait la gravité de la situation. Il serait capable de me dire que noël c’est fait pour pardonné ou un truc dans le genre. Je ne suis pas apte à le subir. Je sonne quand-même à la porte. Je crois que je n’ai jamais été aussi pâle de ma vie. J’ai du mal à contrôler mon cœur qui bat à mille à l’heure.

Je ne me suis pas vraiment rendu compte que je m’étais mise à courir. Mes jambes se sont activées au même rythme que celui de mon cerveau. J’ai des tas de questionnements qui se bousculent mais je n’arrive à me focus sur aucun d’entre eux. C’est peut-être ça, qu’on appelle la sur-stimulation ?  J’ai des tas d’angoisses qui refont surface et aucune d’entre elles n’a vraiment de nom. Ça tourne autour de l’abandon et du conflit identitaire qui me trouble depuis…. Et bien…depuis que j’ai pris conscience que j’étais une personne à part entière. J’ai passé trop de temps à me demander à quoi elle ressemblait en vrai. Je la voyais dans le bus ou tout près de l’école. Je l’imaginais à chaque coin de rue et je lui ai même construit une silhouette un peu floue dans ma tête. Elle était toujours de dos, avec de longs cheveux blonds et le manteau de papa sur les épaules, comme sur la photo d’elle que je pense avoir vue une fois chez mes grands parents. Je ne suis pas sûre qu’elle existe, cette photo parce que je n’ai jamais pu la retrouver lorsque j’ai voulu de nouveau la voir dans les albums de famille. Il y a bien une photo de papa avec une jeune femme qui porte sa veste mais, c’est sa cousine Isabelle et elle est très très brune. Avec Ash, on avait ce jeu, un peu bizarre de raconter que toutes les dames bizarres qu’on croisait étaient peut-être ma mère. Et c’est resté ça, pendant des années. Ma mère, la folle du bus qui a toujours une cage a oiseau dans laquelle elle a une peluche de tigre. Ma mère, la caissière complètement crackhead de l’épicerie. Ma mère, la sdf qui sniffe probablement de la peinture parce qu’elle est tellement pauvre qu’elle peut pas se payer de la drogue. Ça a toujours été plus simple d'imaginer une pauvre dame qui a un peu foiré sa vie à partir du moment où elle m’a abandonné. Peut-être aussi que c’était rassurant, quelque part. J’aimais bien l’idée qu’elle n'aurait jamais pu vivre correctement sans moi. Et je crois que Ash, c’est le seul à avoir compris la subtilité de ce jeu.

C’est la première fois que je la vois, aujourd’hui. Pourtant, j’ai vraiment eu aucun mal à la reconnaître à la seconde où elle est apparue dans la salle à manger. Elle était ni folle, ni franchement bizarre. Elle n’avait pas l’air d’avoir foiré sa vie. C’est même plutôt l’inverse, d’ailleurs. Elle avait l’air douce. Équilibrée. Normale.
Mon père n'est pas équilibré. Et il n’est certainement pas normal non plus.  Je trouve pas ça juste. C’est parce que Ash comprend la subtilité derrière tout ça - ou plutôt, parce qu’il me comprend moi - que je fonce directement chez eux. Meera va me prendre dans ses bras, me rassurer et puis dire à mon père d’arrêter ses bêtises. Ashley va comprendre ce qu’il se passe dans ma tête et me dire exactement comment agir. Et Millie me donnera sans doute des cookies.  C’est ça, une safe place, je crois. C’est à ça que ça ressemble dans ma tête en tout cas. J’oublie même qu’on ne se parle plus depuis des mois et que nous deux, c’est plus du tout ce que c’était avant. J’espère que je vais redevenir Liam, 14 ans et qu’il va redevenir Ashley 14 ans.

Quand j’arrive en face de la porte de chez eux, j’ai pas d’hésitation. J’espère juste qu’ils sont là, j’ai pas envie de me retrouver toute seule dans cette situation. J’ai besoin de ce bout-là de ma famille. Plus que jamais avant, en fait. Il y a de la lumière et même des bruits. Et quand je sonne, c’est Garvin qui m’ouvre avec son air un peu mal à l’aise de quand il ne sait pas comment réagir. Moi, je tremble et je n'ai même pas de manteau. Je réalise seulement maintenant que j’ai arrêté de cavaler que je suis frigorifiée. Je me balance sur mes deux jambes, j’ai les larmes aux yeux. Je crois que ça lui fait peur parce qu’il me pose une main sur l’épaule et qu’il dit avec son sourire tendu qu’il va chercher Meera. J’ai une grimace qui doit être sacrément hideuse quand j'aperçois la silhouette de Meera dans l’entrée. Quelque chose de vraiment pas gracieux pour retenir mes larmes. Elle se jette sur moi et me compresse les joues de ses deux mains. Elle me pose plein de questions mais, ne me laisse même pas le temps d’y répondre. Qu’est-ce qu’il se passe ? Pourquoi je suis là ? Pourquoi est-ce que je n’ai pas de manteau ? Je suis frigorifiée. Est-ce que c’est grave ?  Et puis, elle prend aussi le temps de me recoiffer. J’ai à peine eu le temps de respirer. Je n’ose pas. J’ai peur de me mettre à pleurer, de hurler et de tout dire en même temps. «-C’est papa… Il….» Elle fronce les sourcils. «-Il sort avec ma mère !» J’ai le ton plaintif. Même Garvin a l’air concerné par la situation et je crois que ça veut vraiment dire beaucoup mais, personne ne répond rien alors je répète dans l’espoir d’obtenir une réaction: «-Il a ramené ma foutue mère au réveillon de Noël !» Meera n’a toujours pas lâcher mes joues mais son regard a un peu changé. Je crois qu’elle va téléphoner à papa, ce soir ou peut-être demain, et le démarrer comme jamais.

Je voudrais répéter encore une fois mais Ash apparaît dans l’entrée et mon regard se tourne vers lui. Sa mère me lâche enfin les joues. Elle nous demande de monter dans la chambre pour qu’on parle. Je demande avant qu’elle parte : «-Je peux rester dormir ici ?» J’ai la voix un peu faible. D’habitude, je dors avec Ashley ou avec Millie quand elle fait de gros caprices pour que je sois avec elle. Mais là, je me contenterais du carrelage de leur cuisine si ça me permet de ne pas rentrer chez moi. Ash, il ne me regarde pas vraiment mais il demande simplement si ça va et ce qu’il se passe.  C’est pas comme avant et j’ai besoin que ça le soit.  J’ai trop de changements drastiques dans ma vie pour que ça ne soit pas comme avant avec Ashley, là , tout de suite.  Il me souhaite un joyeux noël et il me fait un beau sourire. C’est pas le moment, putain.  Je lui attrape le poignet et l’entraîne dans le couloir jusqu’à sa chambre. Je claque la porte derrière lui et puis, je me mets à faire les cent pas. C’est toujours comme ça, quand je me mets à raconter des trucs, je sais pas être assise. «-Il a dit qu’il avait une surprise. Il a quitté numéro 8. Non mais tu te rends compte ? Deux mois avant les fêtes. » J’ai la main qui se perd sur son étagère, je cherche un truc pour occuper mes mains, je jette mon dévolu sur une vieille boîte de jeux de pc qui trône là depuis un peu trop longtemps. «-Il n'était même pas triste. Moi je me disais que ça sentait mauvais cette histoire. Je ne comprenais pas pourquoi il n'était pas triste. Il est TOUJOURS triste. Même quand c’est lui qui quitte la dame… il. est. toujours. triste. Tu vois ce que je veux dire ? Tu connais Sam. Tu sais comment il est. » J’agite les bras, je dois avoir l’air un peu hystérique, là. «-Il a dit qu’il avait une surprise. Moi, j’ai cru qu’il allait nous présenter numéro 9, tu vois ?  Un classique de Papa. » Je m’arrête et je secoue la tête. «-Numéro 9 c’est ma mère. MA MÈRE. IL S’EST REMIT AVEC MA MÈRE.» Je suis à deux doigts de m’arracher les cheveux. «-Ma putain de mère, Ashley ! »

Il y a énormément de questionnements mais pas l’ombre d’une réponse. J’ai l’impression de faire face à mon pire cauchemar.  Avant, ma mère c’était une sorte d’ombre un peu floue, un running gag , des théories. Elle n’avait rien de concret. Rien du tout. Elle n'existait pas vraiment. Un peu comme la fée des dents, ou le père noël. C’était l’un des mythes de ma vie. Un mythe qu’on avait fabulé sur la base d’une photo floue ( et probablement tout droit sortie de mon imagination ) et d’un peu d’exagérations pour la rendre intéressante. On en parlait avec Ash quand on était petits. Il se demandait comment je me la figurais et moi, j’ai créé un mythe parce que j’étais en manque d’amour maternel, peut-être. Et puis, quand Meera a pris sa place de maman de remplacement, on a commencé à déformer ma génitrice en un personnage grotesque. Je me suis toujours dit que ça arrangeait Ash que j’ai pas de maman parce que comme ça, on pouvait un peu faire partie de la même famille sans que ça pose de problème à qui que ce soit. Mais, finalement, c’est peut-être moi et seulement moi qui voyait les choses comme ça. L’important, c’est que maintenant on est plus ou moins une famille et que j’ai pas besoin d’elle. Pas besoin qu’elle me propose d’être une mère. Ma mère est là. Elle prépare sans doute des chocolats chauds avec un max de marshmallows super moelleux.
Dans ma tête, c’est Meera, le meilleur exemple d’une maman. Parce qu’elle est super cool et compréhensive mais qu’elle a des valeurs et qu'elle n'a jamais hésité à me réprimander lorsque quelque chose ne lui plait pas.  Elle a toujours été présente. J’ai pas besoin d’une mère. Ou plutôt, j’ai pas besoin d’elle. Certainement pas après 24 ans d’existence.

J’ai les mains qui s’agitent sur la boîte de jeu et je n’arrive pas à m’arrêter de faire les cent-pas. Je me sens complètement dépassé. C’est trop irréel. J’ai l’impression d’être dans un cauchemar super convaincant et puis quand je vais me réveiller, je vais sans doute appeler Park pour lui raconter en détail ce rêve super chelou que je viens de faire. Il va rire. Ashley a l’air énervé et puis il dit que c’est la pire surprise de noël. J’essaie d’en trouver une pire que celle-là pour me rassurer. «-Il aurait pu ramener une meuf de mon âge et me demander de l'appeler sœur-maman.» C’est pas franchement le moment de faire des blagues mais c’est nerveux. J’ai le cœur qui bat très vite et je crois que j’aimerais bien que ça n’existe pas. «-Ou encore pire, pire…Elle pourrait être enceinte. » J’ai une sueur froide qui me traverse la colonne mais je me rappelle que nos parents sont vraiment trop vieux pour avoir des mômes. Pas vrai ? PAS VRAI ?

Ash lui, il pose des tas de questions que je ne m’étais même pas encore posées et qui m'achèvent complétement. Je m’assois au pied de son lit. J’ai dû pâlir parce que putain, c’est vrai, ça ? Depuis quand est-ce qu’il est en contact avec elle ? Il me le cache depuis des années ? Des mois ? Des semaines ? Pourquoi est-ce qu’il a accepté de reparler avec la femme qui a abandonné sa fille ? Je pince les lèvres. «-J’y avais pas pensé…» C’est pour ça que je vais toujours voir Ashley quand je panique. Il se pose toujours les bonnes questions. C’est dommage que Ashton nous ait niqué notre amitié.  C’est un peu décevant, même. Mais ce n'est peut-être pas franchement le sujet. Il faut que je me concentre. J’ai un début de migraine nerveuse et puis je me sens nauséeuse. «-J’crois que c’est lui qui a quitté numéro 8. Je crois qu’il l’a quitté pour numéro 9.» J’ai les yeux dans le vide. J’essaie de calculer depuis combien de temps il me cache qu’il sort avec elle. Et ça me donne le tournis. «-J’suis terrifié par cette situation. C’est normal, hein ?»

Je n’arrive pas à croire que tout arrive pour de vrai. Ça ressemble aux cauchemars un peu trop réalistes qu’on fait et qui nous marquent, même au réveil. Je savais qu’elle était encore en ville et je me doutais qu’un jour, je finirais par la croiser pour de vrai. Je ne sais même pas si elle connaissait mon prénom avant ce soir. Ou plutôt, avant de se remettre avec Sam. Je me demande si d’autres à ma place seraient heureux et s’ils sauteraient sur l’occasion pour poser des tas de questions. S’il se sentiraient enfin complet comme si on offrait la dernière pièce d’un puzzle d'émotions qui paraissent étrangères quand on a pas de mère.  J’en sais rien. Y’a pleins de gamins adoptés ou abandonnés à la naissance qui sont super contents quand leurs daronnes réapparaissent dans leur vie. Ils se mettent à poser des tas de questions à la personne qui se présente à eux sans vraiment réfléchir à l'impact que ça aurait sur eux et tout se passe bien dans le meilleur des mondes. Moi, je me sens submergée de tout un tas de pensées contraires mais aucune d’entre elles n’est positive.
Ash pose des tas de question très pertinentes, ça me fait réalisé que je suis complétement en train de paniquer parce que j’ai été incapable de me poser des questions complétement basiques. Je souffle, presque en même temps que Ash. Je crois qu’il est presque autant sonné par la nouvelle que moi.

Je ne pensais pas que mon père était capable d’une telle trahison. Et même si beaucoup me diraient que mon père essaie juste d’être heureux et qu’au fond, c’est un peu égoïste de ma part de vouloir l’empêcher de vivre une histoire d’amour qui n’a jamais vraiment tourner autour de moi. Peut-être qu’au fond, je suis trop grande pour faire des crises existentielles comme celles-là et que je devrais le laisser kiffer sa vie avec la personne qui le rend heureux. C’est ce que j’ai toujours fait avec ses ex-copines et ça s’est toujours bien passé. À condition qu’elles restent en dehors de ma vie et de mes choix. À condition qu’elles restent en dehors de nos fêtes de familles, aussi. Ou alors, c'est seulement réservé pour elle. Je ne suis pas trop sûre de ce que j’avance. Numéro 8 était souvent là à noël parce que sa famille est en Hongrie.

On est tous les deux coincés. J’ai l’impression que le cerveau de Ashley est aussi vide que le mien, pour une fois. On est tous les deux beaucoup trop choqués pour réfléchir clairement à la marche à suivre. Ash parle de la réaction de Meera et c’est con mais peut-être que c’est un peu ce que je suis venu chercher. Meera a toujours su parler à mon père. Et si ça se trouve, numéro 9 est super jalouse et ça la fera fuir, ouais. Ça serait la solution parfaite, je crois. «-Ça je sais pas. Mais, ce serait super cool qu’elle soit assez bête pour penser que Sam est assez débrouillard pour avoir deux meufs en même temps.» C’est pas le cas. Il est à peine capable de gérer une seule relation. Alors deux ? Impossible. Il se plante au milieu de la chambre et j’ai même pas besoin qu’il parle pour savoir qu’il vient d’avoir une idée un peu triste et un peu affreuse parce que tout autour de lui, c’est lourd et étouffant. Il a toujours été assez expressif dans son genre. C’est une des choses que j’aimais le plus à propos de lui. Il n’y a pas besoin de se prendre la tête pour le décoder. Il parle et ça me fait grimacer. Je me recroqueville un peu sur moi-même parce que ça me fait me sentir vraiment petite et insignifiante. J’aime pas l’effet qu’elle a sur moi. «-Ce serait beaucoup plus logique, ouais…» Si elle veut se débarrasser de moi, elle risque sérieusement de réussir parce qu’il est hors de question que je cohabite avec cette personne.

J’ai mal à la tête, rien que de penser à cette possibilité. Je me sens nauséeuse et fébrile, comme si je venais de faire un pic de fièvre. J’ai carrément des frissons dans le dos. Ça me rend dingue de ne pas être capable d’être plus chill avec ça. Je voudrais qu'elle n'ait aucun impact sur moi. Je lui donne un pouvoir qu’elle mérite vraiment pas d’avoir. Je me sens bête de pas réussir à me dire que c’est à elle de partir et que je suis en droit de demander qu’elle n’entre plus jamais chez nous. Je devrais avoir le courage de le faire. Mais, je l’ai pas. Et je me connais assez pour savoir que je ne l’aurais jamais. J’ai pas envie de faire de la peine à mon père.
Ash vient s’asseoir à côté de moi. Il me propose de rester et je hoche la tête : «-J’ai rien pris avec moi. J’ai même pas mon téléphone, j’crois. J’ai acheté un skateboard à Millie. Et un pull moche à Meera. Bien kitch. Avec un pingouin qui fait du snowboard et des sapins. » Je soupire et je pose ma tête sur son épaule. Ce qu’il propose, ce n'est pas le pire des noël, finalement.