Drink 'til you choke

Je sens quelque chose sur ma joue. Quelque chose de frais et légèrement humide, qui me rappelle vaguement le souffle de Yucatàn lorsqu'il colle sa truffe à mon visage pour me réveiller le matin. J'ouvre doucement les yeux et les referme aussitôt sous le coup de la lumière, trop vive, trop crue, trop tout. Mes souvenirs de la veille sont encore brumeux, mais à ma bouche pâteuse et le mal de crâne que je sens déjà poindre, aucun doute que la soirée a été très – trop – arrosée. Encore.

Je laisse passer quelques minutes pour rassembler mon courage et collecter mes esprits, et fais une nouvelle tentative. Cette fois, je parviens à garder les yeux ouverts sans que la tête ne me tourne, et je vois des choses sans les remarquer vraiment. Puis, au bout de quelques minutes, je réalise que ces objets que mon regard hagard rencontre, je ne les connais pas. Aucun d'entre eux ne m'est familier. Je me redresse d'un geste brusque et regrette immédiatement ma hâte.

« Arg, j'aurais pas du faire ça» je maugrée pour moi-même en plaquant une main sur mon front pour tenter de calmer la douleur – en vain.

Je me force à garder les yeux clos le temps que le monde arrête de tourner et profite de l'occasion pour collecter mes souvenirs de la dernière soirée. Je me souviens être allé au Lighthouse, ce nouveau bar dont j'ai entendu parler récemment et que j'ai souhaité découvrir. J'ai du y arriver avant 18h, je me souviens avoir remarqué que les bureaux se vidaient et que nombre d'employés se réunissaient ici à en juger par les costards et vêtements professionnels qui se succédeaient les uns aux autres. Je me souviens m'être enivré du monde, du bruit, de la chaleur humaine autant que de mes boissons, et que pendant quelques heures, la présence de ces inconnus m'avait soulagé. Je me souviens des verres qui se succèdent sans adoucir ma peine, de ma perception qui se fait de plus en plus floue – pour mon plus grand bonheur. Les sens s'amenuisent, mais les pensées se taisent, les fantômes – propres comme figurés – s'estompent et je respire enfin. Je me souviens aussi de cette silhouette qui s'était approchée de moi, comme un mirage flou, un phare au milieu du chaos que j'ai cherché, désiré – créé.  Je sais que je la connaissais mais je suis incapable de mettre un nom, un visage ou une voix sur elle. Seule reste la honte que cette connaissance me voit dans un tel état.

« Qui ça pouvait être ?» je me demande tout bas à moi-même. « et surtout... Je suis où là ? Comment j'ai atterri ici ? »

Je rouvre des yeux un peu plus alertes et cherche dans mon champ de vision un indice, une photo, un objet familier, n'importe quoi, pendant que je tente mentalement de trouver une explication. Pour me réveiller dans un lieu inconnu, j'ai du trouver une compagnie plus concrète et la suivre chez elle. Immédiatement, le visage de cette rencontre récente s'impose à moi et je sens mes joues rosir. Ce n'était ni le moment ni le lieu, mais il a laissé une certaine impression en moi. Ce mélange d'assurance, de charisme – de danger ? - qui m'a mis en émoi. Je n'aurais tout de même pas... Je me tourne à la hâte et constate qu'il n'y a personne à mes côtés. Ouf ? C'est peut-être pour le mieux. Cet homme est aussi dangereux qu'intriguant, et il est sans doute plus sûr de m'en tenir éloigné, aussi attirant soit-il. J'examine à nouveau les lieux, toujours sans me lever et le raye définitivement de la liste des possibilités. Il est plutôt du genre vie de palace et objets d'arts que ce salon à taille humaine. Alors, qui, une conquête ? Ce ne serait pas la première – et probablement pas la dernière – fois, mais en général je me souviens au moins de la rencontre.

Je m'extirpe maladroitement des coussins qui m'entourent et essaye de me lever – pour m'effondrer au sol sans ménagement.

« Aouch. Du grand art, Logan. Heureusement qu'il n'y a pas de témoin» je râle en me râlant avant de me relever – pour de bon cette fois.

Et lorsque j'aperçois la silhouette assise au bar je regrette immédiatement les évenements de ces dernières minutes. Non, heures en fait.

« Ryan ?! C'est toi l'inconnu chez qui j'ai passé la nuit ?!» je m'exclame, incrédule. « Okay, il va me falloir du contexte, c'est assez gênant» je me sens obligé de rajouter, un peu mal à l'aise d'avoir été récupéré dans un état aussi minable par un homme que je respecte autant.

Drink 'til you choke

Ryan tardait à répondre et le silence devenait gênant – en tout cas pour moi. Déjà au boulot, il était connu pour cacher admirablement bien ses pensées, si bien que personne ne savait vraiment ce qu'il avait dans la tête. De temps à autre je parviens à distinguer une mimique à la volée qui le trahit, mais ce matin je n'ose pas affronter son regard et concentre le mien sur le coin du canapé, soudain remarquablement intéressant.

Le problème n'est pas seulement que l'un de mes collègues m'ait vu dans un état minable. Demandez à n'importe quel flic – d'Edimbourg ou d'ailleurs – il vous dira que c'est un métier difficile, peut-être même plus encore sur le plan mental que phyisique, et nombre d'entre nous développent une addiction quelle qu'elle soit – souvent l'alcool. Et si ce n'est jamais un beau spectacle c'est quelque chose de compris dans le milieu, et même si j'avais fait parler de moi en mal cette nuit – ce qui n'est pas encore à exclure si je me réveille chez un supérieur – les sanctions seraient probablement adoucies par mes états de service jusqu'alors irréprochables. D'autant plus que tout amerloque que je suis, j'avais réussi à m'intégrer et à me faire bien accepter de mes pairs écossais.

Non, le fond du problème, ce qui me gêne le plus, c'est que ce soit Ryan qui se trouve devant moi. De toute ma vie, il n'y a eu que quatre personnes pour qui j'ai ressenti un respect réel, de ceux qui te donnent envie de donner le meilleur de toi pour progresser. Et Ryan est l'un d'eux. Alors me retrouver minable dans son salon me met particulièrement mal à l'aise. Surtout que je n'ai encore pas le moindre souvenir de cette nuit, j'espère seulement ne pas m'être plus ridiculisé que déjà fait. Alors que je cogite et psychote en mon for intérieur, une voix rauque me tire de mes pensées.

« Aspirine, en voilà une bonne idée» je plaisante pour tenter de dissiper mon malaise.

En temps normal, j'aurais trouvé une parade, quelque chose pour faire baisser la tension d'un cran et rendre la situation moins gênante. Mais entre la honte et la gueule de vois, je préfère ne pas trop en faire pour l'instant et vais sagement attraper une verre sans ajouter quoi que ce soit. Une fois l'aspirine avalée, je prends mon courage à deux mains et vais m'asseoir face à mon collègue, redoutant un peu la discussion que je devine s'amorcer.

« Pas grand chose. A peine de t'avoir croisé» je réponds toujours sans le regarder, concentré sur mes mouvements dans l'espoir de me servir sans trembler.

Mais le répit aura été de courte durée. Lorsque sa voix brise à nouveau le silence je manque de sursauté. Il n'a pourtant pas crié, pas même haussé la voix qu'il a gardé aussi neutre que possible. Mais venant de lui, la question me fait l'effet d'une douche glacée.

Je me souviens de son arrivée au poste, il n'y a finalement pas si longtemps. Puisque j'étais le plus récemment arrivé – et que je suis généralement bon pour mettre les gens à l'aise - on m'avait demandé de lui faire le tour du propriétaire. Je me souviens que la situation m'avait amusé, que moi, jeune flic doive donner quelques tuyaux à un vieux de la vieille, et j'avais pris la confiance lorsque le chef me l'avait confié. Mais au bout de quelques minutes, les rôles s'étaient déjà inversés tant Ryan m'avait fait une forte impression. Les psychologues de comptoir feraient sans aucun doute un parallèle avec ce père que je n'ai pas vraiment eu – ou plutôt que j'aurais souhaité ne pas avoir – mais je veux penser qu'il s'agit d'autre chose. Ryan est aussi génial en tant que personne qu'en tant que flic et la crainte de l'avoir déçu suffit à me figer net.

« Je...» je bredouille sans savoir trop quoi dire, avant de finalement opter pour la vérité. A quoi bon chercher une excuse ? « A vrai dire j'en sais trop rien.»

Que dire d'autre ? Que lorsque je ferme les yeux, je revois toujours ce type que j'ai abattu ? Que les mots de nos collègues « ne t'en fais pas Logan, ça va aller » « c'est bon petit, c'était de la légitime défense, non ? » « c'est aussi ça être flic, tu sais » et autres « tu n'as pas à t'en vouloir », aussi sincères soient-ils me semblent vides, creux, et terriblement fades face à ce qu'il se passe dans ma tête depuis cette nuit fatidique ?

Je sais qu'ils ont raison, que j'ai fait ce que j'étais supposé faire, j'ai suivi les règles à la lettre. Mais les règles sont-elles les mêmes pour quelqu'un dont le père est un monstre ? Et si cette balle était mon premier pas sur la voie qu'il a empruntée – celle que je me suis obstiné à fuir dès que j'ai su ? Et si je m'étais battu tout ce temps en vain, et que nager à contre-courant comme je l'avais fait n'avait permis que de retarder l'échéance ? Peu de nos collègues savent qui était mon père, leur discours serait-il toujours le même s'ils l'apprenaient ? Ryan me tendrait-il toujours la main s'il savait à quel point j'étais terrifié ? Que mon cerveau avait disjoncté au point de me faire voir et entendre des trucs qui n'existent pas ? Et même s'il le souhaitait, comment aborder un tel sujet ?

« Ryan, je... Je suis désolé» j'articule en étouffant une montée de panique. « Tu n'aurais pas du me voir dans un tel état.» j'ajoute, sans être certain de pouvoir lui en dire plus.

Il m'avait déjà aidé la nuit dernière, je n'avais pas envie de devenir un fardeau pour lui en me confiant tout ce qu'il se passait dans ma tête depuis quelques semaines.

« A vrai dire, t'es même la dernière personne que j'espérais croiser. Enfin dans ce contexte, je veux dire» je tente de me rattraper en me demandant où est passée mon adresse légendaire en la matière. « j'ai merdé» je conclus, conscient que c'est un euphémisme mais aucun des mots qui me vient ne me semble juste dans ce contexte.

Drink 'til you choke

Ce n'est pas une situation habituelle pour moi. Enfin, pas la soirée trop arrosée pour garder le moindre souvenir le lendemain, ça j'aimerais que ce soit occasionnel mais ça ne l'est plus depuis quelques semaines déjà. En revanche ce qui est nettement moins fréquent, c'est que je ne trouve pas quoi dire. Et la gueule de bois n'excuse pas tout. Évidemment que je ne m'attendais pas à pouvoir tenir une thèse des heures durant après la nuit que j'ai l'air d'avoir passée. Mais en temps normal, même au plus mal, je trouve toujours les mots justes. Sans forcément parler pendant des heures, je suis généralement connu pour comprendre ce qui doit être dit pour apaiser. C'est aussi ce qui fait de moi un bon flic. Mais ici, maintenant, devant Ryan, les mots ne me viennent pas. Aucun ne me semble correspondre à ce qui se joue dans ma tête, n'est adéquat pour exprimer ma gêne, ma honte – ma détresse.

Pour ne rien arranger, ce n'est pas une situation dont je peux m'échapper. Avec d'autres, j'aurais prétexté une affaire privée, ou lancé une boutade pour changer de sujet. Mais Ryan mérite mieux que ça, en particulier avec ce qu'il a fait cette nuit pour moi – ce qu'il continue à faire. Aussi bourru soit-il, il s'est toujours montré honnête et attentif avec moi. Je n'irais pas le qualifier de figure paternelle, il vaut mieux qu'un père de substitution pour remplacer ce lui que je n'ai pas eu – et tant mieux. Mais, au fil des mois, une certaine confiance s'est instaurée entre lui et moi. Ou en tout cas j'aime le penser. J'ai le sentiment de pouvoir tout lui dire, ou presque, sans qu'il ne me juge ou que son regard sur moi change. Et surtout, j'en ai marre. Je suis fatigué de me battre contre l'univers, contre ce père pourtant décédé, contre moi-même. J'ai essayé de m'en sortir seul, j'ai combattu autant que j'en étais capable, mais je crois qu'il est temps de reconnaître ma limite. Lorsque le touche le fond, on ne peut que remonter parait-il, et bien nous y voilà, j'ai touché le fond, il me faut maintenant regagner la surface, et si pour ça j'ai besoin que l'on me tende la main, tant pis pour ma fierté. Je n'ai pas tellement d'autre option. Et quitte à demander de l'aide, je préfère que ce soit celle de Ryan. Il mérite de savoir. Il mérite que je sois honnête avec lui, au risque de mettre notre relation en péril. Je ne le pense pas du genre à couper contact pour si peu, mais le risque ne peut jamais être totalement écarté avec ce genre de révélation.

Alors je serre les dents, rentre ma tête dans les épaules pendant qu'il me gronde, comme on le ferait avec un ado qui a dépassé les bornes. Il a raison, sur toute la ligne, et je le sais parfaitement. Et étrangement, ses mots m'aident. Parce que quelque part au fond de moi, se cache cette petite voix qui me souffle que c'est ce que j'ai besoin d'entendre. Je me noie, mais je ne suis pas le seul. Lui aussi peut-être – sans doute – a-t-il connu une situation similaire, pour des raisons différentes et des symptômes autres, mais le mal était le même. Justement, Logan. Et si tu le faisais tomber avec toi ? Non, pourquoi le ferait-il, cette histoire ne le concerne pas, ne te donne pas tant d'importance Logan. S'il t'a proposé son aide, c'est qu'il souhaite te l'offrir. Arrête de te chercher des excuses, il est temps de mettre ta fierté de côté pour une fois et de capituler.

Je laisse planer un silence le temps d'ancrer ma décision dans chacune des fibres de mon corps et de trouver les mots justes, sans y parvenir tout à fait. De toute façon, Ryan n'est pas du genre belles paroles, et lui préfère la vérité brute, de ça je suis certain. Alors je me jette à l'eau le plus simplement du monde, sans détour – pas même la petite blague qui m'a rapidement traversé l'esprit.

« Tout le monde merde, ça je le sais bien. La différence est que moi, je n'en ai pas le droit.»

J'énonce lentement, avant de reprendre pour expliquer ce qui motive mon affirmation. Pour la première fois de cette discussion, j'ose lever les yeux vers Ryan pour voir s'il m'écoute.. J'hésite toujours à me lancer, et ne l'aurais peut-être pas fait dans mon état normal, mais je décide de prendre le risque et de me jeter à l'eau, ne serait-ce que par respect pour ce supérieur qui m'est venu en aide sans même hésiter.

« Le Commissaire t'a-t-il parlé de mes... Antécédents ? Non, sans doute pas, il n'aurait pas eu intérêt à le faire» j'ajoute, pour moi-même.

Nous l'avions décidé lui et moi. Il avait su avant que j'arrive dans son poste – en toute logique, un tel élément ne peut être caché. Mais nous avions convenu lui et moi de garder l'identité de mon père secrète, pour éviter un remue-ménage inutile au poste. Et du peu que je le connaisse, il n'aurait jamais trahi ce secret, même si ça avait pu jouer en sa faveur.

« Je ne sais pas trop comment te l'expliquer – sans compter que c'est assez cliché – mais même si la faute est avant tout la mienne, mon père n'est pas totalement étranger à ma chute.»

Mon explication est décousue au mieux. Les mots qui s'articulent habituellement sans mal autour de ma pensée fluide et logique se heurtent aujourd'hui aux parois de mon esprit, totalement incohérents. Ils sortent de ma bouche dans le désordre et moi-même je ne comprends pas bien où je vais avec mes bribes d'explications nébuleuses.

« Ryan, si je tombe, tout ce pour quoi je me bats tombe avec moi. Si je tue – même parce que je n'ai pas le choix, je prends la route que j'essaye d'éviter depuis que je sais.»

Là, le problème me semble plus clair, plus posé. Mais pour lui qui ne connait pas le cœur de l'affaire, le message n'est probablement pas aussi clair.

« Et si je te disais que pour moi, les choses sont différentes ? Parce que mon paternel m'a laissé un fardeau avec lequel je dois composer. Que je dois racheter, même. Après tout, tout le monde n'est pas le fils du tueur en série le plus prolifique d’Édimbourg»  j'achève sans détourner les yeux de son regard.