Je fixe anxieusement l'écran de mon portable, attendant qu'une des informations les plus importantes de ma vie s'affiche, avant de sursauter quand la vibration court dans ma main. J'ouvre le message et fronce les sourcils en comprenant où est l'adresse : Niddrie. Pile là où on a grandi, où on a passé toute notre enfance de merde, et l'endroit que j'ai essayé par tous les moyens de fuir. Elle aussi en est partie, mais elle est retombée droit dedans on dirait… Pourquoi? Comment?

Je remercie le détective, lui vire ses honoraires et me tourne pour faire face à mon écran et lancer Google Street View. A peine deux rues plus loin de là où on habitait avec notre génitrice… Je me sens mal, une réaction viscérale, les tripes qui se tordent et la gorge qui se resserre… Comment ça se fait qu'elle ait pu retomber là bas? Comment ça se fait qu'avec tout l'argent que j'ai envoyé pendant des années elle n'air pas réussi à faire mieux?

Pendant deux jours je tourne en rond, me noyant dans le travail sur mon PC ou dans la maison pour tenter d'occuper mon esprit mais rien à faire. Il faut que je sache, il faut que je comprenne, que je lui parle. C'est ma sœur après tout… ma petite sœur, celle avec qui j'ai partagé tellement de choses, celle que j'ai aimé autant que détesté… ma Tammy, et Hope bien sûr aussi, mais elle était toute petite quand je suis partie… Tammy c'était ma compagne d'infortune, celle qui partageait toutes mes galères, et la seule qui peut comprendre l'enfance qu'on a subie… Finalement je me décide, m'habille avec la tenue la plus neutre possible pour Niddrie à savoir jogging noir, gros pull à capuche relevée sur un bonnet et mes gants avant de monter dans mon Range Rover, Candy assise au pied du siège passager.

Plus on s'approche et plus mon cœur bat. Repasser ces rues a la violence d'un uppercut, parce que chaque réverbère, chaque magasin, chaque abribus a un lot de souvenirs et pas toujours les plus joyeux. Je me gare quelques rues plus loin pour ne pas attirer l'attention et attrapant la laisse de Candy on commence à avancer en direction de l'adresse de Hope et Tammy… L'avantage avec un pitbull c'est que ça fait couleur locale, et je suis bientôt devant son immeuble, le contemplant de l'autre côté de la rue. Des gamins crient, gamins qui sont moi, des ordures sont disséminées sur le sol ou vomissent des poubelles trop pleines. Carcasses de vélo, un Caddie oublié, un sac plastique abandonné dans un buisson rachitique… j'ai l'impression que la crasse rampe sur mes bras, comme une nuée de cafards et je frissonne avec une terrible de me laver, de me frotter la peau jusqu'au sang pour virer la plus petite molécule de cet endroit. Même l'odeur est exactement la même, mélange d'ordures, de cuisine graisseuse et de voiture mal entretenue…

Non, c'est trop. Je ne peux pas rester, il faut que je parte. Il faut que je fuie. Je reviendrai, mais là je ne peux pas. Je ne peux plus. Mon cœur bat fort dans mes tempes et j'ai le souffle court alors que je me rapproche de ma voiture. Et sans faire attention je heurte de plein fouet un type venant de la rue à ma droite. Le sac qu'il tenait en main retombe sur le sol, laissant s'échapper deux trois bricoles. Je me penche pour les ramasser.

Oh pardon. Pardon je suis désolé, j'ai pas fait gaffe où j'allais. Pardon. J'espère que je vous ai pas fait m…

Deux conserves en main je me redresse pour les tendre à la personne que j'ai percutée mais il me faut une seconde pour comprendre, pour réaliser qui j'avais en face de moi. Rip. Mes yeux papillonnent et je reste planté face à lui. Ca fait presque vingt ans qu'on ne s'est pas vus mais il ne peut pas y avoir d'erreur. C'est bien lui. C'est forcément lui.

Rip? Rip c'est toi? Oh wow si je m'attendais… je pensais pas te voir ici! Je… tu vas bien?

Pourquoi? Pourquoi? Pourquoi est-ce qu'elle est encore ici? Pourquoi est-ce qu'elle n'a pas fui comme moi? Comment ça se fait qu'elle ne se soit pas barrée? Qu'elle ait saisi sa chance, fait des études de n'importe quoi et qu'elle ait claqué la porte? Plus les minutes passent plus l'annonce de l'adresse tourne et retourne dans mon esprit dans une envolée de mouches lancinantes : avant ma reconversion je n'avais quasiment aucun argent de côté, j'ai donné chaque Livre que j'ai gagnée, je l'ai envoyée à la maison pour que Hope et Tammy puissent avoir le choix, pour qu'elles puissent décider de leur destin contrairement à moi qui ai du vendre ma carcasse pour avoir une chance de m'échapper de ce trou à rats qu'est Niddrie.

Et une fois sur place tout me rappelle le froid et la faim, les galères et la violence. Je crois que les bons souvenirs doivent se compter sur les doigts de la main, ce qui rend encore plus difficile cette replongée dans ce monde que j'ai quitté et dans lequel je ne pensais plus jamais revenir. Voir ce quartier pauvre et sale ne fait que redoubler mes questions, mon incompréhension sur le fait que mes deux sœurs soient toujours là… est-ce que c'est ma faute? Est-ce que je n'ai pas bossé assez fort et qu'elles ont eu l'impression que leur place était ici? C'est parce que je suis parti qu'elles se sont imaginé qu'elles ne valaient pas mieux qu'ici? Mon cœur tambourine dans ma poitrine alors que je tourne les talons. Je suis pas prêt, c'est trop tôt. Beaucoup trop tôt…

Faible je fuis, moi qui n'ai jamais fui devant une bataille ou au front, mais là c'est un combat que je suis pas en état de mener… et je presse le pas pour retourner à ma bagnole, Candy trottinant joyeusement à côté de moi, heureuse de me suivre et de faire partie de l'aventure. Sauf que sur mon chemin je heurte quelqu'un, et qu'en ramassant le sachet qui lui a échappé des mains à cause de moi, et quand je relève les yeux un fantôme se tient face à moi. Un vestige de mon passé ici. Rip.

Je ne le reconnais pas immédiatement, parce que quasiment vingt ans ont passé depuis la dernière fois qu'on s'est vus mais ce sont ses yeux qui ont d'abord évoqué quelque chose en moi. Des yeux d'un noir d'encre qui m'ont un peu effrayé au début, surtout sur un gamin plus petit que moi. La forme des sourcils, et l'expression générale enfin… Ripley. Ripley lui aussi encore là. Et un vrai sourire s'étire sur mes lèvres quand je vois un des rares morceaux de mon passé que j'ai appréciés devant moi.

Ouais! Ouais c'est bien moi!

Pendant une seconde on se contemple, comme deux idiots qui tombent face à quelque chose à laquelle ils ne s'attendaient pas, avant qu'il rompe le silence et que je laisse échapper un rire.

Ouais je suis revenu il y a un mois! Et je… non. Après mon contrat j'ai suivi une formation et je bosse dans l'informatique maintenant. Je… j'ai acheté une baraque à retaper en dehors de la ville et j'y vis avec Candy.

Je la désigne d'un signe de tête alors qu'elle s'est sagement assise, nous regardant l'un après l'autre en battant de la queue.

Mon cœur bat vite, mais c'est à cause de la joie de l'avoir retrouvé et plus la panique. J'aurais envie de lui poser mille questions et en même temps je ne sais pas par quoi commencer. Puis sans vraiment réfléchir je viens le prendre dans mes bras.

La vache je m'attendais pas à te revoir un jour, et encore moins ici! Tu habites dans le coin?

Je me recule et le regarde en souriant, passant nerveusement la main sur mon bonnet.

Pardon… désolé. Je… tu dois peut être aller quelque part, ou qu'on t'attend? Mais si jamais tu… t'as rien de prévu tu voudrais qu'on aille prendre un café?

A la seconde où je le reconnais plein de souvenirs remontent à la surface, des souvenirs doux-amers de gamins qui tuaient le temps et s'amusaient avec ce qu'ils pouvaient. Des courses poursuites avec des caddies piqués au supermarché du coin, des raids pour piquer des trucs, des heures à parler de tout et de rien, à échafauder des plans pour être riches, célèbres et surtout loin d'ici.

C'est marrant de le voir avec un visage d'adulte, cette mâchoire carrée, ces traits affirmés, lui qui quand je l'ai quitté n'avait encore que quatorze ou quinze ans et une bouille encore à moitié d'enfant. Là il doit avoir plus de trente ans et ça me fait un choc, parce que d'une certaine façon mon cerveau n'a pas enregistré la possibilité que lui aussi ait pu grandir, changer, devenir adulte. Mais cette tête lui va bien aussi, il est beau comme ça, un homme.

On commence à échanger sur ce qu'on est devenus et ça me fait plaisir qu'il soit sérieusement content de croiser Candy, demandant même à la caresser.

Oh je t'en prie, elle demande que ça. Si ça tenait qu'à elle, elle passerait ses journées sur mes genoux à se faire gratter et caresser, comme un chat. Et ouais… j'ai été blessé et je pouvais plus continuer ce que je faisais. Par chance ils ont des portes de sortie pour des cas comme moi… mais j'aime bien ce que je fais.

Paradoxal pour quelqu'un qui n'avait quasiment jamais touché un ordinateur jusqu'à son enrôlement, à part quelques heures dans la salle informatique du bahut, et pourtant. Maintenant c'est une langue aussi naturelle pour moi que l'anglais, où je n'ai même pas besoin de réfléchir face aux lignes de code et aux chiffres.

Et sans vraiment réfléchir mes bras se referment autour de lui, peut être dans une tentative idiote de m'accrocher à un des rares trucs chouettes du quartier : lui et la bande d'enfants perdus qui s'entraidaient et tentaient de survivre ici. Me rendant compte que ça pourrait être mal pris ou le mettre mal à l'aise et je me recule. Heureusement son sourire me rassure quand je recroise son visage.

Ah ouais? Il y a des coins ici qui sont devenus sympa? Tu m'apprends un truc! Et non j'avais des trucs à faire dans le coin… ma maison est à une demi heure du centre ville, au bord d'un loch… un trou perdu loin de tout, c'est parfait!

Je penche la tête sur le côté quand il mentionne des enfants et je souris, mes yeux s'agrandissant un peu de surprise.

T'as des enfants? Wow c'est génial, ils ont quel âge? J'ai l'impression que c'était hier qu'on trainait ici et là tu me dis que t'es papa… c'est dingue!

Je suis sincèrement content pour lui, savoir qu'il a une vie posée, qu'il a l'air heureux et en forme… un vrai exploit compte tenu d'où on vient et ce qu'on a vécu. Je hoche la tête, content qu'il accepte mon invitation avant de froncer les sourcils quand il rappelle cette histoire de dette envers moi.

Hey… c'était y'a quoi… vingt ans? Tu me dois rien, t'étais mon ami et ça t'a évité de plus grosses emmerdes… Plusieurs fois aussi tu m'as tiré de la merde… N'y pense plus… c'est loin et je regrette rien… Par contre je connais plus le quartier, où est ce qu'on pourrait s'installer?

Ripley… Rip. Un visage si familier de notre bande d'enfants perdus bien loin de Neverland, avec les flics dans le rôle des pirates. Perdus dans un quartier comme ça, avec des parents comme les nôtres, pas étonnant qu'on ait vrillé et fait des conneries… C'est juste que certains en ont fait de plus graves que d'autres, et en le revoyant je me demande combien de ceux que j'ai croisés à l'époque, avec qui j'ai ri, bu du soda bas de gamme et parlé de tout et de rien s'en sont aussi bien sortis que nous. Rien que de penser à Tammy… elle n'a pas su s'extirper de ce foutu bourbier et brusquement j'envisage que d'autres aient pu ne pas avoir notre chance. Ne pas avoir eu les mêmes opportunités. Enfin l'opportunité je l'ai prise en m'enrôlant et en acceptant de mettre ma vie en jeu pour me tirer de là et offrir un meilleur destin à mes sœurs… ce qui a foiré.

Je chasse ces pensées et me concentre sur le présent, sur Ripley, devenu adulte et me faisant face. Son visage est serein, paisible et tranquille, il a perdu la dureté des gens qui ont eu une vie trop difficile pour leurs courtes années d'existence. Je suis sincèrement heureux de le voir comme ça et je hoche la tête, rassurant quand il s'inquiète de mon état.

Tout va bien t'en fais pas. C'était y'a longtemps, je suis guéri… et oui c'est mieux sans mais… figure toi que la vie à l'armée était plus douce que la vie avec ma génitrice alors… ça allait. Je bosse depuis la maison, je fais mon emploi du temps, c'est plutôt pas mal…

Il m'explique où il vit et je suis soulagé d'apprendre que même s'il est encore dans le secteur c'est dans une maison avec jardin et un cadre agréable. J'aurais tellement aimé avoir un jardin à l'époque, rien que pour m'y échapper un peu, m'y réfugier seul et loin de tout. On continue à discuter alors qu'il se penche pour caresser Candy qui est absolument ravie de l'attention, s'asseyant presque sur ses chaussures, sa queue battant la mesure plus vite qu'un métronome. J'ai un léger rire quand il me demande si j'ai du terrain.

Ouais, un grand mais une partie est de la forêt... J'ai pris un cheval. Un immense cheval qui devait finir à l'abattoir et qui s'appelle Géraldine… et je vais bientôt sauver des poules aussi… Bon sang si on m'avait dit ça quand on était gamins, que j'allais avoir une maison au bord de l'eau qui serait une sorte d'arche de Noé… j'y aurais pas cru!

Cette période était tellement compliquée que je ne me rappelle pas de certaines choses, comme mes rêves. De quoi je rêvais à l'époque? De quoi j'avais envie pour le futur? Je crois que mes perspectives étaient si pourries que je m'interdisais de rêver à quoi que ce soit de peur d'être déçu… alors finalement tout ce qui s'est passé depuis, en dehors de ce foutu don, c'est plutôt du positif et j'aimerais que ça continue, avec mes sœurs cette fois… qu'on redevienne une vraie famille.

Il m'en dit un peu plus sur les enfants dont il a parlé et qui ne sont finalement pas les siens. Famille d'accueil… mon sourire se fait un peu plus triste alors qu'il s'explique.

C'est un projet génial… vraiment. J'aurais donné n'importe quoi pour qu'on soit envoyés dans une famille d'accueil et qu'on puisse avoir une vie un tant soit peu normale… mais la mère s'est toujours battue bec et ongles pour qu'on reste avec elle… Je suis certain que ces gamins doivent être contents d'être avec toi…

Même si elle nous répétait à longueur de journée qu'on était des poids, des fardeaux, des erreurs dans sa vie. J'ai jamais pourquoi elle s'est jamais débarrassés de nous, pourquoi elle nous a jamais laissés partir, pour nous donner une chance d'être heureux. De vivre mieux qu'avec elle. C'est une foutue égoïste… je ne vois pas d'autre explication.

Je propose un café et pendant un instant j'ai peur qu'il me dise que non, que nos chemins en restent là et qu'il me souhaite bonne continuation mais au contraire il accepte et m'en propose un pas loin. J'essaie aussi de lui faire passer l'idée qu'il m'est redevable encore maintenant… je l'ai aidé parce que je pouvais et j'en avais envie voilà tout… mais il insiste et d'une certaine manière ça me touche, de savoir que mon geste a compté autant pour lui.

T'étais jeune et perdu… j'avais moins de casseroles que toi et compte tenu du dossier de la daronne j'étais sûr qu'il allait se montrer indulgent… C'était pas si terrible d'aller faire des maraudes pour les SDF… j'ai appris pas mal de trucs… Vraiment tu me dois rien…

Nos pas nous ramènent devant un café à quelques rues dont il pousse la porte. Candy et moi on le suit à l'intérieur et on s'installe à une table à l'écart où je peux faire se coucher le chien au calme et hors du passage. J'ôte ma veste et mon bonnet, hésite avant d'enlever mes gants que je glisse dans ma poche, espérant qu'une vision ne va pas me sauter à la gueule si quelqu'un a le malheur de m'effleurer.

Qu'est-ce qui s'est passé pour toi après mon départ alors? Qu'est-ce que t'as fait toutes ces années? Bien sûr c'est si tu veux m'en parler…

C'est un sentiment un peu étrange d'être à la fois en territoire familier et dans une zone inconnue. Familier parce que c'est lui, c'est Ripley, mon copain d'enfance, et inconnue parce que c'est le Ripley d'aujourd'hui, celui que je n'ai pas vu depuis vingt ans et qui est devenu quelqu'un d'autre. En le regardant j'ai cette même impression : certains traits, certains petits mouvements imperceptibles qui me replongent dans le passé, au milieu d'un visage qui est celui de quelqu'un d'autre…

Pourtant il a l'air aussi content que moi qu'on se soit retrouvés et la conversation s'enchaîne sans temps morts avec une vraie curiosité. On parle de mon nouveau job et je souris.

Je suis data analyst si tu vois ce que c'est… et j'adore le télétravail, surtout que je suis consultant freelance… je travaille quand et avec qui j'ai envie ce qui est encore plus cool et flexible… même si à part mon arche de Noé j'ai personne qui m'attend à la maison. Je… j'espère que mes sœurs viendront vivre avec moi un jour… mais… on n'y est pas encore…

Bien sûr que c'est mon rêve et la raison principale pour laquelle j'ai acheté cette baraque si grande : l'espoir idiot qu'elles y viennent, et qu'on puisse être enfin une famille normale dans une maison normale, belle et propre. Qu'elles ne manquent de rien et qu'elles soient à l'abri… Mais pour ça il faut que j'ose aller lui en parler et j'y arrive pas… je suis un lâche. Un gros lâche idiot.

Je reviens un peu à moi, remerciant mentalement Candy de m'avoir offert une distraction le temps de mettre mes pensées parasites à la porte pour me concentrer sur lui et nos retrouvailles, ce nouveau départ que la vie nous offre peut-être. J'ai un léger rire gêné et ému à l'entendre dire un truc aussi gentil sur moi… que je mérite ce que j'ai maintenant. Je sens ma gorge se serrer et je la racle légèrement avant de reprendre d'une voix qui doit être moins assurée.

Merci… ça me touche beaucoup… et je… oui bien sûr, viens quand tu veux, ça sera avec grand plaisir! Et même avec les enfants si ça leur dit d'être les esclaves d'un pitbull qui va les obliger à lancer la balle tout l'après midi! Au fait tu… enfin si tu veux qu'on prévoie ça tu veux que je te donne mon numéro?

C'est con, je ne comprends pas pourquoi je suis gêné et pourtant quelque chose en moi se dit qu'il se force peut être à être gentil, à proposer ça et qu'il ne le pense pas. Qu'il effacera mon numéro dès que nos chemins se sont séparés et que je n'aurai plus aucune nouvelle de lui à moins que je ne retombe sur lui ici par hasard…

La discussion part sur sa vocation de famille d'accueil et je ne cache pas mon admiration… J'aurais tellement aimé pouvoir être accueilli par quelqu'un comme lui, quelqu'un qui veut vraiment faire le bien et aider les gamins… je me demande ce que serait ma vie maintenant si j'avais connu ça au lieu d'être bloqué à Niddrie dans ce trou crasseux.

Je suis sûr que tu dois être génial avec les gamins qui sont chez toi, vraiment!

Ca ne m'étonne pas tant que ça venant de lui… gamin il était toujours gentil avec les plus jeunes alors que pour beaucoup emmerder les plus petits était la seule façon d'avoir du pouvoir sur quelqu'un ou quelque chose… Il acceptait de jouer avec eux et de discuter sans avoir besoin de faire semblant que ça l'intéressait. J'ai toujours trouvé ça beau parce que pour moi la gentillesse est peut être la plus belle qualité qui existe. Je trouve ça génial qu'il ne l'ait pas perdue mais qu'au contraire c'est cette gentillesse qui a guidé ses choix actuels.

La conversation continue ailleurs et encore une fois je suis gêné qu'il me dise à quel point ce que j'ai fait a changé sa vie. Je pensais juste lui éviter la maison de correction parce que j'avais entendu à quel point c'était horrible, mais pas avoir eu un tel impact. Je baisse les yeux, parcourant la carte pour la dixième fois sans avoir lu un seul mot. C'est seulement quand il a fini que je relève timidement la tête.

Je… je trouve ça génial que tu sois arrivé à te reprendre et à faire en sorte de choisir ta vie… Qu'elle soit aussi chouette avec un aussi beau projet. Oh c'est vrai illustrateur? Déjà gamins tu dessinais super bien… sur tes cahiers, sur les murs, les abribus… dès que t'arrivais à trouver un marqueur ou un feutre tu faisais des trucs de dingue… C'est génial que tu aies pu en faire ton métier! Je suis tellement content pour toi!

Je me détends un peu en apprenant que tout a si bien marché pour lui et je m'autorise une seconde pour aller jeter un œil à la carte même si je vais prendre un café au lait. Je désigne la carte du menton.

Choisis et on pourra continuer après… mais vraiment ça me fait super plaisir de te retrouver… c'est fou ! Est-ce que tu as encore contact avec d'autres de la bande?

Un des trucs avec mon métier c'est que pas mal de monde a entendu le terme, mais peu savent vraiment en quoi ça consiste… un peu comme les hackers qu'on voit dans les films… Ce qui se passe derrière l'écran d'un ordinateur est en général beaucoup moins palpitante que ce qu'Hollywood nous montre… alors je hausse une épaule alors qu'on se dirige vers le café.

En gros je reçois plein de données informatiques de la part d'une entreprise et je les trie, les organise et ça me permet d'avoir une vue d'ensemble depuis l'extérieur. Je peux les aider à prendre certaines décisions, parfois prévoir des mouvements du marché dans certains domaines… en gros je suis un peu l'œil de Sauron qui voit tout et qui peut donner des conseils… Je rentre pas plus dans les détails, c'est chiant.

C'est chiant mais c'est une des rares fois dans ma vie où j'ai senti que j'étais à l'aise dans un domaine, que quelque chose était clair, sans que ça me demande d'effort particulier… c'était presque reposant de voir que pour une fois ça venait tout seul, comme de savoir nager la première fois qu'on plonge dans l'eau, sans avoir à réfléchir. C'est ce qui m'a permis de comprendre rapidement le comment et le pourquoi de ce domaine et de devenir bon, au point que c'est moi qu'on vient chercher et pas l'inverse.

Mon sourire se fait un peu plus triste quand il rebondit sur ce que j'ai dit à propos de la maison et de mes sœurs que j'aimerais voir venir vivre avec moi.

On va dire que… que Tam…Tempérance m'en a beaucoup voulu de m'être enrôlé et a arrêté de me parler. Je leur envoyais toute ma solde pour qu'elles puissent vivre plus confortablement, j'écrivais, j'appelais… et un jour elles avaient déménagé sans laisser d'adresse. J'ai perdu leur trace pendant presque quinze ans et récemment je les ai retrouvées… enfin je sais où elles habitent mais j'ai pas encore eu le courage d'aller les voir. Je dois te sembler ridicule, à mon âge mais… ouais j'ai un peu la trouille.

Heureusement on passe à l'idée qu'il vienne me voir chez moi et emmener peut être ses protégés voir ma ménagerie et jouer avec Candy. Ca me plairait bien, avoir un ami ici, encore plus un ami de longue date que j'ai retrouvé, comme si le destin l'avait mis sur ma route. Point confirmé par nos numéros qu'on s'échange avec joie, avant que je ne glisse à nouveau mon portable dans ma poche. Je pensais pas que le retrouver me ferait autant plaisir, mais c'est un sourire sincère qui reste sur mes lèvres.

On s'installe au café et la conversation continue, déviant un peu sur ce qui s'est passé pour lui après qu'on se soit perdus de vue. J'admire son honnêteté, tout le monde n'est pas capable d'admettre qu'il a vu un psy… J'en ai vu un aussi, mais j'ai arrêté parce que… comment lui expliquer la foutue malédiction que je me coltine sans passer pour un dingue?

Tu peux être fier de toi, vraiment. Vu d'où on vient et ce qu'on a vécu, c'est un exploit surhumain d'arriver à s'en sortir, et de mettre de l'ordre dans ta vie pour en arriver là. Vraiment, chapeau…

La serveuse arrive et je commande un thé noir à l'orange avant de lui tendre la carte, laissant Rip commander à son tour avant qu'elle s'éloigne et qu'on continue.

Non, quand je suis parti, c'est comme si une page s'est tournée… au début je vous voyais quand je revenais en permission et ensuite j'ai été déployé en Iran… Après le déménagement des filles j'avais plus trop de raisons de revenir alors j'ai vécu à Londres et en Allemagne un peu en fonction des boulots… T'es vraiment le seul pour qui je me suis posé des questions, demandé ce que tu étais devenu… Je pense que j'aurais pas envie de voir les autres… on a du évoluer dans des directions bien trop différentes et ouais… pas envie que ça me rappelle de mauvais souvenirs… Je t'ai retrouvé toi et c'est super, ça me suffit !

On vient déposer un plateau devant nous et j'attrape la tasse fumante, soufflant doucement dessus.

Et sinon tu fais des illustrations pour quoi en ce moment? Un livre? Un site internet? Désolé je suis curieux, j'ai toujours admiré les artistes. Mes compétences se résument à des bonhommes bâton alors…

A voir sa mine, il réagit comme la majeure partie des gens à qui je parle de mon job : ils n'y comprennent rien. Et c'est normal, avant que je ne m'y intéresse, je n'y comprenais rien non plus… c'est presque une autre langue et tant qu'on n'a pas appris à la parler, on ne peut pas réfléchir dans cette langue. J'essaie de m'expliquer, le rassurer en lui disant qu'il n'est pas le seul qui ne voit pas clairement ce dont je veux parler, mais au lieu de ça sa phrase me fait éclater de rire. Il a gardé son sens de la réplique qui me faisait déjà rire gamin, d'autant plus étonnant venant de quelqu'un plus jeune que moi.

C'est chiant à expliquer… une fois que je suis dedans, je trouve ça passionnant… c'est comme si je pouvais lire les chiffres, y voir des images… mais je veux pas t'embêter. A moins que tu ne meures d'envie de tout apprendre sur la programmation et le codage, auquel cas il faudrait continuer ça face à mon ordi parce que là c'est comme parler de chimie loin d'un labo… ça fait pas trop sens!

On évoque ensuite la maison et mes sœurs, lui faisant comprendre à demi-mots que la situation est loin d'être aussi idéale que ce que j'aurais espéré, et finalement lui explique tout… J'ai honte, j'ai honte d'être parti, j'ai honte de les avoir laissées, d'avoir pensé qu'elles comprendraient le sacrifice que j'ai fait pour qu'elles puissent avoir une meilleure vie… et à sa proposition d'être le médiateur je sens mon cœur se serrer un peu. Je m'attendais pas à une offre aussi généreuse surtout qu'on vient seulement de se retrouver vingt ans après… J'ai un sourire triste alors que je hoche la tête.

Tu peux le dire… C'est long et compliqué mais j'ai vraiment envie qu'on fasse partie de la vie l'un de l'autre… C'est con mais c'est comme si à un moment j'ai entendu une sorte d'appel… un besoin de les retrouver, de revenir ici malgré les mauvais souvenirs… J'ai fait appel à un détective privé car la mère n'avait pas fait suivre le courrier, pas de téléphone fixe et Tammy se fait appeler par un autre prénom… tout pour compliquer les choses. Heureusement lui a réussi à retrouver leur trace.

Heureusement on passe sur des choses positives, nous félicitant sur le beau tournant qu'on pris nos vies… lui encore plus que moi est devenu un adulte avec un métier et un engagement magnifique. Moi je retape une baraque et j'ai un cheval qui fait sa loi dans mon jardin… mais je gagne ma vie aussi, légalement… C'est vrai qu'on aurait pu beaucoup plus mal tomber. Je lui avoue qu'en dehors de mes sœurs il est une des seules personnes de mon passé que je suis heureux de retrouver et je me sens un peu honteux quand il me dit que j'aurais pu venir le voir quand même, après le déménagement de la famille.

Je… je crois que c'était trop dur de revenir pour que tout ici me rappelle que ma famille avait plus envie de me voir. Que mes sœurs, surtout Tammy, avait tiré un trait sur moi. J'ai préféré changer d'air pour que tout ce qui m'entoure ne me rappelle pas que j'avais foiré… C'était pas contre toi, fallait juste… que je pense à autre chose. Ailleurs.

La serveuse qui rapporte nos commandes est une distraction bienvenue et me permet de balayer un sujet trop sensible pour passer à un autre beaucoup plus intéressant et distrayant : sa carrière d'illustrateur. J'ai toujours admiré les gens capables de créer un univers à partir de rien, que ce soit des mots ou des traits de crayon. Je peux le faire un peu avec des lignes de code mais c'est pas pareil, c'est de la logique, comme on construit une maison et il n'y a rien d'artistique, pas comme lui. Je m'explique maladroitement et j'éclate de rire quand il tente de se persuader que je ne suis pas aussi mauvais qu'il ne le pense.

T'as pas idée à quel point je suis nul! Je suis une cause perdue!

On entrechoque verre et tasse avant que j'en savoure une gorgée et soupire doucement, écoutant la suite de ses remarques.

Avec plaisir! Je suis vraiment curieux de voir ce que tu fais! C'est un jeu qui va parler de quoi? Ou ça aussi c'est secret? Et je… gamin on n'avait ni ordi ni console donc j'ai pas tellement eu cette habitude, à part de temps en temps jouer chez des copains qui avaient ça… ensuite l'armée et après ça les ordis c'était surtout pour apprendre un métier alors… quand t'as passé six ou sept heures face à un écran, quand ta journée est finie tu as surtout envie de faire autre chose… Depuis que je suis ici une fois que j'ai terminé ma journée je vais faire une balade avec le chien et le cheval - te moque pas- ensuite je rentre, je mange et je me mets aux travaux. Je passe quelques heures à retaper la cuisine et je vais me mettre au lit à bouquiner ouais… Je suis un vieux. Et toi, comment t'organises tes journées? T'as quelqu'un en ce moment ?