Ça fait combien de temps que tu es partie, Sophie? Oh! Ne me regarde pas comme ça! Ce n'est pas un reproche... Et je ne dis pas ça pour te coller aux baskets ni pour jouer à l'ex larmoyant. Juste... Juste que ça me fait bizarre d'être seul ici. C'est tout.

Normalement, c'est toi qui faisait le tampon entre les autres et moi. C'était toi, la star de la soirée. C'était toi qui virevoltait d'un groupe à l'autre et qui me sortait de l'ombre pour me présenter à tout le monde.  Les bises échangées, les banalités d'usage, c'est ton monde. Pas le mien.

Mais il faut bien se rendre à l'évidence, non? On n'est plus ensemble. On ne le sera plus jamais. Fini. Caput depuis que Shawn est entré dans nos vies. Dans ta vie. Et je suis à Edimbourg pour refaire la mienne, vivre de nouvelles expériences, rencontrer des gens différents, explorer mes frontières...

Je me suis dit que ce serait sympa... Enfin, tu sais. De rencontrer quelqu'un d'autre, moi aussi. D'étendre mes horizons. De prendre... Bref... Est-ce nécéssaire de t'expliquer pourquoi j'ai mis les pieds dans cette boîte? Non?

Tu le sais... J'ai eu une ou deux copines avant toi.  Des amours adolescents, des amours de textos et de notes échangées en classe. Des baisers volés dans un sous-sol, l'oreille tendue pour réagir au quart de tour, à l'arrivée des parents. Rien de bien sérieux, vraiment. Mon père avait besoin de moi au restaurant et je voulais vraiment réussir ces foutues études aux Beaux-Arts. Je ne m'intéressais pas vraiment au sexe opposé. Ni à tout ça en général. J'ignore ce que ces filles m'ont trouvé...

Et j'ignore encore ce que toi, tu as vu, la première fois que je t'ai rencontrée, avec mon père. Tu remplaçais une collègue, je m'en souviens. Je ne sais pas ce qui t'a attiré, chez moi.  Je l'ignore, Sophie. Mais tu m'as attendu, à la sortie et tu m'as invité à prendre ce café.

Quatre ans plus tard... je reviens au même point. Déphasé, maladroit et complètement à côté de la plaque avec la gente féminine des lieux. La sécurité est venue m'avertir, tout à l'heure. Je me suis retrouvé en zone VIP, par erreur. Et un type comme moi n'a pas sa place en VIP. Depuis, je sirote la même bière, scotché au même coin du dance floor. Toutes ces filles me regardent un peu de haut, comme les reines de contrées inatteignables.

Devrais-je leur proposer un verre? Je ne veux pas être ce rôdeur dont il faut se méfier. Te souviens-tu de ce qui est arrivé à Maiko au Cahoots? Comment peut-on être aussi abject? Je n'ose pas imaginer si elle avait été toute seule cette soirée-là. Si tu l'avais vue... J'en suis encore secoué qu'on puisse s'abaisser à ça. Tant pis. Je repartirai seul. Les discothèques, ça n'a jamais été mon truc, de toute façon. Been there, done that.  Je dépose ma bière sur la première surface venue et me détache enfin du mur pour gagner la sortie.

Mon mouvement a dû attirer son regard. Je regarde cette silhouette féline se diriger droit sur moi. La jupe ondule sur ses formes comme la seconde peau d'un reptile. Je me fais mulot et reste pétrifié sur place. Comme un cerf devant les phares d'une voiture. Comme une proie.

Suis-je nouveau, à Édimbourg? C'est la deuxième fois qu'on me pose cette question, en moins d'une semaine. La première fois, il s'agissait de mon propre frère, au milieu du gratin artistique de la ville. Je baffouille. J'ai perdu cette assurance d'imposteur. Il ne reste que de vague brides de sueur et l'envie de faire ces fichues nouvelles rencontres promises. L'aventure, tout ça, tout ça...

Sourire niais. C'est tout ce que je peux lui offrir, vraiment. Le même que je t'ai fait, à la sortie de l'hôpital.

"Je... oui, oui. Je présume. Je ne suis là que... que pour quelques semaines... Enfin... je veux dire... que depuis quelques semaines. Je... je... je voulais tenter quelque chose de... de différent."

De différent. Je rougis de ma propre tirade. Tu dois bien te marrer, toi. De différent comment, me diras-tu? Différent de l'atelier où je passe mon temps à me cacher? Différent de mon clavier de machine à écrire? Différent de ma page blanche ou des cuisines d'un restaurant? Différent comment? Que sais-je, en dehors de toi?

Ma vie est d'un ennui...

Elle me pointe la fameuse zone VIP. Oeillade vers le videur qui a bien failli me jeter en dehors des lieux pour avoir dépasser la ligne invisible de la réussite sociale.

"Mais.... c'est.... c'est la Zone VIP? On a pas le droit."

Oh! Ne ris pas trop fort, Sophie. Ne ris pas trop fort, s'il-te-plait. Laisse-moi me casser la gueule en paix.

"Je... Oh. Je présume que vous avez le droit, vous. Je ne veux pas que le videur... Enfin, ce n'est pas bien grave.... Je vous suis. On croirait qu'un type de Londres aurait l'habitude... je suis désolé de vous décevoir. je, je suis un peu hors de mon élément, je vous avoue..."

Détends toi, tout va bien... Et t'es pas obligé de me suivre si tu n'en as pas envie. T'en as envie au moins ?

Rire nerveux. J'ai l'impression d'être dans un roman d'Angela Carter ou dans un de ces romans où les rôles genrés se sont inversés. Je deviens la proie, la cible, le courtisé, n'en déplaise à tous les mâles-alpha du dance-floor. Toute une part de mon éducation me crie de prendre les rennes de la situation au nom de normes sociales toutes dépassées. Jr ne serai pas le pion du patriarcat, ce soir. Je te le promets.

Je dois te l'avouer, je suis un peu perdu. Va-t-elle me trouver trop , cette tigresse? Aurait-elle voulu un peu de résistance, un peu de rivalité? A-t-elle l'impression de se retrouver face à un petit garçon alors qu'elle recherche un homme?

J'hoche sagement la tête et éclate de rire, face à mes propres craintes.

"Le videur est un peu intimidant, disons. Mais tu sembles sympa! Bien sûr que j'en ai envie!"

Je te suis, lionne. Et tant pis pour le videur et autre personne bourrée de testostérone de cet établissement. On repassera sur mon rôle social de protecteur. Je lui souris, pour lui montrer ma bonne volonté.

C'est vrai qu'on est franchement mieux ici. Le bruit est moins lourd, les basses moins vibrantes et alléluia! On s'entend! On s'entend! Tout mon corps se détend. Le vacarme me rend mal à l'aise et je suis reconnaissant de cette trève.

Ma lionne du moment a une jolie voix et au-delà de son franc-parler, je suis charmé. Je m'accoude à la table et regarde l'assemblée au loin d'un air plus serein. Nous n'avons rien à boire. Devrais-je héler un serveur et m'occuper de la première tournée?

Comment séduit-on une fille, Sophie? On revient à la même question, encore et encore. Comment t'ai-je séduit. J'ai vraiment besoin de toute ta sagesse, Sophie.

Sois toi-même.

Oh, bordel, la jolie foutaise! Je suis un homme tout ordinaire. Un rêveur qui ne fait rien. Je repense à ma rencontre avec Nadeem. Sa carte d'avocat feutrée versus la carte criarde d'un resto bon marché. Je revois es toiles inachevées que je laisserai en héritage. Et tes dernières exaspérations sur notre couple. Sur moi.

Je lève le doigt pour attirer l'attention du personnel. Elle me cède une partie de ses privilèges, je paierai les boissons, voilà.

Je ne peux m'empêcher de pousser un soupir d'aise.

"Je ne sais pas comment tu fais. J'aime les gens, n'en doute pas une seconde, mais je ne sais plus où donner de la tête, ici. Je suis Ravi, je viens de Londres et je suis perdu. J'ai plus l'habitude des cafés et des rayons de biliothèques que les discothèques"

Rires.

"Et toi? Puis-je te demander ton nom? Qu'est-ce quin t'emmène ici? Que recherches-tu?"

Peu importe ce qui doit arriver, je refuse l'anonymat. Chaque être humain est trop magnifique, trop complexe pour se réduire en exutoire physique et derrière ces vêtements moulants, je suis sûr que mon interlocutrice à son histoire à raconter.