S o u n d  

Ces derniers jours, je trouve toujours la moindre excuse pour sortir le plus possible de la maison. J’ai toujours l’impression d’être dans une sorte de rêve où tout ce qui m’entoure est flou et incertain. J’ai l’impression de régresser. Je crois que cet immense pas en arrière avec mon petit-ami me renvoie à l’été dernier, quand j’avais simplement envie de partir et de ne plus jamais revenir à Edimbourg. Je retrouve cette sensation familière d’être en train d’étouffer. L’incertitude concernant mon avenir qui se mêle à une séparation particulièrement douloureuse et subite. Et même si on ne s’est pas vraiment séparé, c’est juste une question de temps. Je suis forcée de compter les semaines jusqu’à ce qu’on se dise adieu et puis quoi ? C’est ce point-là qui est inconnu et qui me fait terriblement peur. Et puis quoi ? Après ça, on redevient des inconnus ? Est-ce qu’on va rester amis ? Est-ce qu’il viendra tout de même me voir de temps en temps ou est-ce qu’il va disparaître complètement de ma vie et de celle de son bébé ? J’aimerais juste qu’il me dise que tout ira bien. Et qu’il a changé d’avis. Qu’on va être ensemble pour toujours et qu’il sera le père qu’il est, selon moi, destiné à être.  Je voudrais qu’on retrouve ce qu’on avait encore, il y a quelques semaines. J’ai l’impression que tout va trop vite. J’ai du mal à suivre et surtout j’ai du mal à traîter tous les sentiments auxquels je fais face de façon constante depuis juin dernier. J’ai l’impression que tout arrive non stop et que la vie ne me laisse pas le temps de comprendre et d’accepter les situations qui s'enchaînent les unes après les autres. J’ai du mal à croire qu’il y a quelques mois seulement, j’étais encore à l'hôpital. J’ai passé toute la fin d’année à essayer de gérer des angoisses que je n’ai même pas encore réussi à vaincre et déjà, il y a de nouveaux changements et de nouvelles angoisses qui s’ajoutent.

La seule personne avec qui j’ai l’impression d’avancer, c’est Mia. On se rapproche et ça me fait du bien de savoir qu’elle est là et qu’on se rapproche de plus en plus, elle et moi. C’est rassurant de savoir qu’on peut continuer à faire notre cours de Yoga toutes les semaines, qu’on passe du temps ensemble et qu’on arrive un petit peu à se parler, même lorsque je crains qu’elle ne soit pas disponible, elle trouve toujours une façon de l’être. Et c’est étrange comme ce changement dans notre dynamique m’a aidé à la voir de façon complètement différente. Il y a certaines choses à propos d’elle qui m'agaçaient très vite et qui me mettaient mal à l’aise. J’avais toujours l’impression que Mia voulait être le centre de l’attention. Qu’elle trouvait toujours une raison de se rendre intéressante. J’avais peut-être l’impression très injuste que c’était toujours dirigé contre moi et je crois que je me suis construite sur des principes injustes parce qu'on ne me donnait pas assez d’attention. J’ai blâmer ma sœur mais finalement, je crois pas qu’elle ait autant d’attention que ça, elle non plus. Les responsables, ce sont nos parents. Ils ont créé des adultes complètement inadaptés et pleins de failles.  Elle a subi des situations tout aussi injustes que la mienne. Et je le réalise seulement maintenant. Parfois, j’ai encore beaucoup de mal mais, ça va de mieux en mieux.

Ce matin, je suis arrivée tôt. Je voulais échapper à l’ambiance lourde de la maison. J’ai l’impression que chez ma soeur et mon frère, je respire tout de même beaucoup mieux. Mia n’est pas de très bonne humeur et je la sens assez fatiguée. Elle a les énergies brouillées par quelque chose et je sens bien qu’elle a du mal. Elle se débat avec ses cheveux depuis une bonne dizaine de minutes et je l’attends sans trop tenter de m’imposer, assise devant ma tisane qui refroidit. Elle s’excuse et me demande si on est en retard. Je lève le nez vers l’horloge et je secoue la tête. «-Non, non ! Ne t’en fais pas.»  Je lui fais un petit sourire et elle s'approche de moi. Elle se cogne contre le meuble de cuisine, ronchonne et je me penche pour lui ramasser son épingle à cheveux. «-Si tu veux, je peux te coiffer, Mia ? Je peux te faire deux tresses comme les miennes. Comme ça, tu auras moins besoin d’épingles ?» Je me redresse et l’invite à s’asseoir à côté de moi d’un geste de la main. «-Tu es sûre que ça va, Mizi ? Tu as l’air stressée. C’est le travail ? Tu as les énergies toutes embrouillées. »

S o u n d  

Je n’ai pas vraiment vécu les phases d’anorexie de Mia. A l’époque où elle était malade, j’étais mise de côté. Arturo faisait de la maladie de ma sœur un secret. J’étais déjà une enfant très difficile et je ne mangeais déjà pas grand chose -sans parler de mon végétarisme qui le dérangeait très fortement à l’époque. Peut-être qu’il ne voulait pas que je prenne les mauvaises habitudes alimentaires de ma grande sœur. J’ai appris toute seule ce que c’était en allant sur internet. J’ai passé beaucoup de temps sur des forums à lire des histoires qui ressemblaient à celle de Mia. A l’époque, je crois que je cherchais à prouver qu’elle faisait ça pour avoir encore plus d’attention. Je me persuadais que Mia était la source de beaucoup de mes problèmes. J’étais sûre qu’elle faisait exprès de se sentir mal, même lorsqu’il y avait des fêtes pour que je puisse être poussée dans l’ombre de la famille. Je crois que je n’ai réalisé que très récemment qu’on avait tous souffert d’une façon ou d’une autre du climat familial étouffant. On était des enfants. Mia était une enfant. Au même titre que moi. Elle avait quinze ans seulement lorsque j’ai décidé de partir. Et puis rares sont les gens qui sont vraiment, profondément mauvais. Particulièrement concernant les membres de leur propre famille. Quand bien-même voulait-elle de l’attention, ça ne fait pas d’elle un monstre. Ça fait d’elle une enfant qui, tout comme moi, manquait cruellement d’un support parental sain. Nos parents sont le parfait exemple de ce que je ne veux pas être lorsque je serai moi-même mère.

Toujours est-il que même si je n’ai pas été consciente de sa maladie à l’époque, je le suis aujourd’hui. Et je suis assez éduquée sur le sujet pour connaître les signes de déclin. Mia a toujours été nerveuse et assez contrôlante avec elle-même. Elle ne se laisse pas faire d’erreur parce qu’elle a peur de ne plus être aimable si elle montre la moindre faiblesse. Contrairement à moi, qui suis énormément dans l’émotion, ma sœur tombe dans les clichés de l’ultra contrôle quand elle se sent mal. Ses énergies sont mélangées. Elle a l’air d’être émotionnellement fatiguée, physiquement atteinte et je réalise lorsqu’elle s’installe à mes côtés qu’elle a perdu beaucoup de masse capillaire. C’est un gros red flag concernant son état: «-Ça ne me dérange pas du tout.» Je glisse ma main dans ses cheveux d’un geste tendre. Je n’ose pas lui demander immédiatement si elle mange correctement alors je souffle : «-Tu devrais prendre un petit déjeuner.» J’indique d’un geste le plat de biscuits qui se trouve sur la table. J’attrape la brosse et puis je lui coiffe les cheveux. Je tente de m'enquérir de son état de façon peut-être un peu plus détournée.

J’ai peur qu’elle se replie sur elle-même si je lui fais remarquer qu’elle a l’air d’avoir maigris. J’essaie de prendre le problème à l’envers : plutôt que lui parler de son poids, j’essaie de chercher la source de ce qui la perturbe. Elle me parle de fatigue qui dure depuis un moment et d’un collègue qui lui cause des soucis. Elle attache tellement d’importance à sa carrière que je peux comprendre qu’elle puisse se laisser atteindre par ce genre d'événements. Ça pourrait complètement la perturbé. «-Au travail ? Tu as pu en parler à tes supérieurs ? » Je termine de lui faire ses tresses et je me place en face d’elle pour lui remettre ses cheveux en place au-dessus de sa tête pour être sûre qu’elle ne stresse pas pendant le yoga. «-Ça ne bougera plus, comme ça.» J’ouvre de nouveau la bouche pour tenter de lui dire que je m’inquiète. Je cherche mes mots.

Et puis même après toutes ces années, j’ai encore l’impression d’être de trop dans sa vie. Et d’être encore à ses yeux, l’enfant à qui on ne dit rien, celle qu’on met dans un coin et à qui il vaut mieux ne rien dire. Elle balaie la conversation, me parle de ma grossesse mais je n’ai pas du tout envie de parler de mes problèmes. «-Tu sais… J’aimerais bien que tu sois la marraine de mon bébé. » J’espère que ça va la réveiller un peu. «-J’ai toujours voulu qu’on soit une famille, et c’est en train d’arriver. » Mais pour ça, il faut qu’elle arrête ses comportements auto destructeurs. «-Je sais que tu n’as peut-être pas envie de l’entendre. Mais, je te vois, Mia. Je te vois. » Je glisse le plat de biscuit vers elle. «-Si tu n’as pas envie de trouver le soleil, trouve autre chose. Un truc qui te sortira de cette spirale.»

S o u n d  

Ma sœur n’a jamais été capable de me faire confiance concernant sa santé. Avec Luz, elle parle et elle se confie tandis qu’avec moi, elle prétend que tout va bien en espérant que je ne poserais pas de questions. Je ne sais pas si c’est profondément une question de confiance où si elle me voit encore comme une enfant, incapable de comprendre les tenants et aboutissant de ses problémes ou de ses inquiétudes. C’est sans aucun doute un savant mélange des deux. Mia n’a pas tout à fait confiance en moi. Pas plus qu’elle n’a besoin de moi. C’est aussi ce qui nous éloigne l’une de l’autre. Moi, j’avais beaucoup plus besoin d’elle qu’elle avait besoin de moi.  J’étais l’enfant de trop. Luz et Mia se suffisaient l’un à l’autre. Et même si je suppose qu’ils m’aiment, ils se suffisent encore l’un à l’autre. Ce n’est pas vers moi que s’est tourné Luz lors de sa rupture avec son petit ami. Ce n’est pas vers moi que se tourne Mia aujourd’hui. Elle détourne la conversation sans réellement réaliser qu’elle m’éloigne d’elle au lieu de me rapprocher. On ne pourra jamais partager une relation saine en gardant de telles distances. Peut-être que je me fais des films, aussi. Je ne suis pas sûre de savoir être une sœur. Parfois, j’ai l’impression qu’on se dit des choses mais que les mots sont vides. Ce sont des échanges de circonstances mais ils ne sont pas réellement portés par une  volonté réelle. On est plus vraiment habitués à échanger comme une famille normale. On en a même jamais été une.

J’ai beau essayer d’ouvrir la conversation, ma grande sœur n’a pas l’air ouverte à discuter de tout ça. Elle détourne la conversation à propos d’un homme qui a été embauché avec un faux CV plutôt que de m’expliquer le vrai fond du problème avec son collègue. Je me contente de hocher la tête sans grande conviction.
J’essaie de la secouer parce que je crois que c’est la seule solution que je trouve pour la forcer à s’ouvrir. C’est quitte ou double. Peut-être qu’elle va complètement se fermer et me dire qu’elle n’a plus envie d’aller au Yoga. Peut-être qu’elle va enfin craquer et avouer qu’elle a rechuté. Il faudrait être aveugle pour ne pas le voir. Je lui parle de mon projet de faire d’elle la marraine de mon enfant. Je lui parle de cette envie qu’on soit une famille elle et moi. J’essaie de la pousser à me parler. Quelque part, j’aimerais aussi m’assurer qu’elle a bien conscience qu’elle est en train de rechuter. Le déni, c’est mauvais signe lors d’une rechute.


Le problème c’est qu’elle nie encore. Elle minimise. Ce n’est qu’une mauvaise passe. Elle va se relever. L’année à été difficile. J’ajuste nerveusement la tresse qui tombe sur mon épaule, fixant ma sœur du regard. Je détaille son visage. Elle fuit mes yeux. Elle regarde autre part, les larmes aux yeux. «- Non. C’est pas rien, Mia. Tu as rechuté. » Je parle d’une petite voix mais, je crois que je n’ai pas envie de faire celle qui ne voit pas. Ça rendrait la relation malsaine, de mon point de vue. Nier la souffrance de quelqu’un et se contenter des mots vides de sens qu’ils offrent, c’est triste et un peu cruel. «-Tu as besoin d’aide. Et tu as besoin de te soigner, Mimi. » Je pose ma main sur la sienne, je penche le visage pour chercher son regard. «-Hey. Regarde-moi..» Je chuchote presque. Je n’ai pas envie de la brusquer. Mon pouce caresse tendrement la peau du dos de sa main. J’aimerais avoir une formule magique pour la soigner mais, l’anorexie c’est généralement quelque chose qui suit le patient toute la vie. «-Mizi, tu peux pas le faire toute seule. Personne ne peut. Tu es malade. Tu as besoin  de te soigner. Si tu ne comptes que sur toi-même, tu ne seras pas là assez longtemps pour voir mon bébé grandir.» Je m’assois de nouveau la chaise à côté d’elle. J’inspire longuement. «-Si tu veux, on peut aller consulter toutes les deux ? Je viendrais avec toi. Tu ne seras pas toute seule. On peut retourner voir un nutritionniste. Un psy spécialisé dans les TCA. On peut essayer de faire des choses pour t’accompagner. Mais pour ça, il faut que tu comprennes et que tu fasses face à ta situation. T’es en train de rechuter, Mizi. »