Mon stylo frappe le bureau à intervalles réguliers. Il se trouve au dernier étage d’une tour entièrement dédiée à la banque Wilks. Les baies vitrées m’offrent un panorama plutôt sympathique d’Edimbourg. Il est décoré chichement, avec des meubles en bois massif et des tableaux qui doivent valoir plusieurs années de salaire d’un employé lambda. Je porte mon pouce à ma lèvre, elle est encore fendue et douloureuse. Cela a été le prix à payer pour obtenir cette place qui est mienne désormais. Je renverse ma tête et je fixe le plafond. Il semble aussi luxueux que le reste. Prendre un poing dans la figure n’est pas la seule chose que j’ai laissée pour avoir le privilège de m’asseoir dans ce fauteuil. Je gonfle mes joues avant de grimacer, mauvaise idée avec ma lèvre en vrac. Je ferme les yeux et je repense aux dernières années de ma vie.

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Je m’appelle Paul Wilks. Je suis le fils unique d’Eléanor Brown. Ma mère a longtemps été fleuriste dans un quartier chic de Londres. Je suis également le fils illégitime d’Andrew Wilks, qui s’est contenté de me reconnaître et de verser de l’argent à sa maîtresse pour mon éducation. Leur relation s’est terminée le jour où elle lui a appris sa grossesse. Mon père était déjà marié et il n’a jamais rien promis à maman. J’ai eu une enfance semblable à celle des gosses de mon école. Pas malheureuse. Maman s’est occupé de moi du mieux qu’elle a pu et je ne pense pas être devenu un mauvais type. Je ne suis pas bon non plus, je crois que c’est dans les gênes. J’ai de très bonnes relations avec ma mère. Elle aurait préféré que je ne me lance pas dans la finance mais c’est les études que j’ai choisies. J’étais un jeune adulte et je désirais plus que tout que mon père me remarque un peu. Tout ce que j’ai appris sur lui, je l’ai lu dans des magazines spécialisés. J’étais un élève brillant, j’ai décroché des stages dans les plus grandes banques londoniennes.

Mon plan a fonctionné. J’ai reçu un appel d’Andrew Wilks. Je m’en rappelle encore, comme si c’était hier alors que cela remonte à dix ans maintenant. C’était en 2014, j’avais vingt-neuf ans et des dents qui rayaient le parquet tant mon ambition était démesurée. Je faisais tout pour grimper les échelons, ma vie entière tournait autour de mon job. A l’époque, j’avais laissé tomber un peu la banque pour le trading boursier. Je gagnais extrêmement bien ma vie, je possédais un loft en plein milieu de la City à deux pas du quartier financier. D’aussi loin que je m’en souvienne, toute ma vie a été baignée dans la finance. J’ai acheté une maison à ma mère pour la mettre à l’abri, je roulais dans une voiture de sport allemande flambant neuve et j’avais enfin la satisfaction d’avoir l’attention d’un père si longtemps absent.

J’ai bossé comme un dingue. Je ne vivais que pour ça. Du matin au soir et du lundi au dimanche. Mon téléphone professionnel sonnait presque H24 et je soufflais le chaud et le froid sur la santé financière des entreprises entrées en bourse. Cela a duré un an et demi avant que je ne pète littéralement un plomb. Un mauvais placement, la peur de perdre enfin l’intérêt que m’accordait mon père. J’ai démissionné, pris un sac et le premier vol en partance de l’aéroport de Londres. Il fallait que je m’éloigne de tout cela, c’était devenu vital. C’est ainsi que le jour de mon anniversaire, le 05 juin 2016, j’ai atterri à Washington DC, aux États Unis.

C’est à ce moment là que je me suis découvert une réelle passion pour le camping sauvage. Il faut dire que j’ai passé quelques mois sur les routes, à aller là où le vent m’a mené. Je suis passé de la tumultueuse Grosse Pomme au calme apaisant des rocheuses. Du froid de Buffalo à la chaleur étouffante de Los Angeles. J’ai visité les USA, en long en large et en travers pendant quelques mois quand je l’ai rencontrée. Je vivais de petits boulots, bien que mes diplômes et mes expériences pourraient me faire prétendre à bien mieux. J’avais, je pense, besoin de plus de simplicité. Elle s’appelle Alba. Une jolie mexicaine, brune, à l’accent envoûtant. J’en suis tombé éperdument amoureux et j’ai plus bougé jusqu’à ce qu’elle daigne enfin me regarder. Elle l’a fait, au bout d’un moment. Nous nous sommes installés sur une plage de Cancun, une paillote de location de surf et de matériel de glisse en tout genre. On était heureux, on s’est même mariés. On vivait au soleil, au rythme des vagues. On s’aimait. La vie était belle, vraiment.

Un coup de fil a tout fait basculer. Le château de sable qu’était mon quotidien balayé du souffle d’un père qui revient, après une présence en pointillé ces dernières années. Je ne lui ai d’ailleurs jamais dit que je m’étais marié. La vie d’avant, celle dont je n’ai jamais vraiment parlé à Alba, qui me revient dans la gueule comme un boomerang. Après quatre ans à fuir ce quotidien de fou, le voilà qui me rappelle. Et moi, j’ai fais quoi ? J’aurais du décliner, dire merci mais non merci. Pourtant, pris au dépourvu, j’ai accepté. J’ai promis à Alba que je reviendrais mais la vérité c’est que je n’y croyais pas moi même. Les promesses n’engagent que ceux qui y croient, de toute façon. J’ai pris un vol de Cancun à Paris puis un de Paris à Edimbourg. Plus d’une journée de vol pour quitter les plages de sable fin pour revenir dans la grisaille écossaise. Je n’ai jamais remis les pieds au Mexique. Alba a fini par demander le divorce et je me suis contenté de signer les papiers, sans remettre en cause ce qu’elle me réclamait. Après tout, je lui devais bien ça.

Porter. Je souris parce que ses initiales sont les mêmes que les miennes. Ou plutôt, les miennes sont les mêmes que les siennes. Il est mon aîné, dans ce que je lis. Père ne m’a jamais vraiment parlé de lui, juste en des termes plus que lapidaires et toujours en montrant un profond mépris teinté d’une déception non feinte. J’ai jamais tellement posé de questions non plus. Moi, je suis le bon fils. Celui qui obéit et qui reprendra la banque. Lui, il semble avoir fait deux trois trucs à la limite de la légalité ce qui a valu son licenciement. A vrai dire, je préfère me tenir loin de ça et me faire mon propre avis. J’ai essayé, poussé par la curiosité de prendre contact avec lui. J’ai essayé, cela n’a pas vraiment été fructueux. Si bien que notre première vraie rencontre a été lors de la soirée destinée à m’introniser directeur de la banque. Je dis vraie parce qu’on a eu une étreinte fraternelle, ma lèvre a fait connaissance avec son poing. Il a une sacrée force, surtout dans l’état d’ébriété qu’il était ce soir là. Pourtant, je ne suis pas quelqu’un de forcément méchant. Je lui avais dit de partir avant le dessert pour ne pas assister à sa propre chute. Il m’a pas écouté. Il n’a écouté personne, ni moi, ni père, ni la femme qui l’accompagnait ce soir là. Et en toute honnêteté, la situation m'a peiné. Je ne voulais pas qu'on en arrive là, je n'ai jamais signé pour ça. Je ne souhaite une humiliation publique à personne. J'ai préféré ne pas porter plainte pour ne pas envenimer un peu plus la situation.

Il faudrait que je présente mes excuses, qu'on essaye de réparer ce qui peut l'être. Il faudrait pour cela que Porter décroche.