Abergavenny – Octobre 2007

On vient d’emménager dans cette ville pourrie, perdue au fin fond du Pays de Galle. J’aime pas vivre ici. J’aime pas ce pays, j’aime pas cet endroit. J’en veux à maman. Elle a quitté papa pour ce mec là, un collègue enseignant et elle nous a tiré avec elle, moi et Milton. Milton, c’est mon petit frère. J’ai loupé le bus. J’ai pas encore les horaires en tête. Il pleut en plus, dans cette ville de merde. Ah non… J’ai pas le droit de dire des gros mots. Papa serait fâché. La tête basse pour éviter de me prendre la flotte dans les yeux, je presse le pas. Il est encore tôt mais il fait déjà nuit. On habite un quartier un peu pourri, on aurait mieux fait de rester en Ecosse. Alors, je disais donc. Je marche tête basse, la capuche rabattue sur mes longs cheveux bruns. Je tourne à l’angle de la rue et c’est là que cela arrive. C’est là que je les vois. Les silhouettes dans la ruelle. Elles se battent, elles s’écharpent et moi, je suis là, planquée derrière ma poubelle. La pluie semble tomber plus fort encore et c’est à cet instant que je l’entends pour la première fois. Les mains humides plaquées fortement contre mes oreilles. Mais le cri, j’ai l’impression qu’il est dans ma tête. La ruelle est silencieuse depuis le meurtre. Il y a juste cet horrible appel à l’aide qui résonne en moi. Effrayée, je rentre chez moi en courant. Je suis paniquée quand j’arrive et Maman me demande simplement de ne jamais en parler à qui que ce soit. Je crois qu’elle a peur que Papa vienne habiter ici, vienne enquêter sur le meurtre dont j’ai été la seule témoin. Elle me dit qu’elle a pas envie que je sois prise dans la machine judiciaire. Du haut de mes douze ans, je ne sais pas ce que ça veut dire. Mais, comme une con, j’obéis. Et encore aujourd’hui, ce que j’ai vu ce soir là en rentrant de l’école, reste un secret entre elle et moi.

Abergavenny – Entre 2007 et le 15 mars 2021

Finalement, je suis restée dans cette ville de merde. J’ai le droit de dire merde, je suis adulte maintenant. J’ai grandi en partageant mes vacances entre Abergavenny et le domicile de Papa. J’aime aller chez Papa et j’aurais aimé y rester. Mais avec son emploi et ses horaires, cela n’a jamais été possible. Je n’aime pas mon beau-père. Je suis en guerre constante avec ma mère. C’est à cause d’elle ce qu’il m’arrive. Elle n’a pas voulu que je parle depuis, je fais le même cauchemar toutes les nuits. Toutes les nuits, je me retrouve dans cette ruelle. Toutes les nuits, j’entends l’âme de ce pauvre homme hurler dans mes oreilles. Il m’est arrivé d’en entendre d’autres, quelques fois. Mais, il paraît que la première c’est le plus marquant. Je peux vous jurer que c’est vrai, dans mon cas. J’ai traversé ma vie comme j’ai pu, avec cette malédiction qui m’a pourri mes nuits. J’ai étudié, plutôt brillamment sans être la meilleure. Des études de sage femme. Je trouvais cela bien, en parfait contraste avec celle que ce don a fait de moi. Une Banshee, presque. Celle dont le cri annonce la mort. C’est durant ces études que j’ai rencontré celui qui deviendra mon mari. Joshua Acker. Un coup de foudre. De confession juive, j’ai dû apprendre quelques unes des us et coutumes qui tenaient beaucoup à cœur à ma belle famille. On s’est mariés et je suis tombée enceinte. Dans cet ordre là oui. J’ai vraiment eu l’impression que ma vie s’engageait enfin sur des bons rails.

Cimetière d’Abergavenny – 03 avril 2021

Je l’ai entendue, elle aussi, dans la nuit du 15 au 16 mars 2021. Son âme à lui qui m’a réveillée en pleine nuit. Je l’ai entendue parce que le son était plus fort, plus strident, plus plaintif. J’ai hurlé à l’unisson. Je le sais pas que Mme Mulligan, la petite voisine du dessus, est venue toquer pour me demander si j’accouchais. Non, le terme est prévu le 18 juin. Mais quelque chose ne va pas, quelque chose ne va plus. Joshua. Il est arrivé quelque chose à Joshua. Je le sens, au plus profond de mes entrailles. Et j’étais dans le vrai. Un meurtre, alors qu’il sortait de l’hôpital. Il y était brancardier, c’est là qu’on s’était rencontrés. Il pleut aujourd’hui. Il pleut souvent les jours où je suis triste, comme si le temps influait sur mon humeur. La couleur du ciel en écho à celle qui me bousille le coeur. Me voilà veuve et mère célibataire, à même pas trente ans. Je vais mettre au monde un garçon qui n’aura pas de père. D’ailleurs, je suis moi même serrée contre le mien. Je le cramponne pour ne pas chavirer. Je ne sais pas ce qui inonde le plus mes joues. La pluie ou les larmes. Il m’a proposé de m’emmener avec lui, Papa. Mais je n’ai pas voulu. Le fils unique de ma belle mère est mort, mon mari. Je ne pouvais pas la priver de son petit fils. Isaac est né deux mois après l’enterrement de son père, le 03 juin 2021.

Edimbourg – Décembre 2022

J’étouffais à Abergavenny. Je n’ai jamais aimé cette ville et j’y suis restée que pour Joshua. Mais il n’est plus là. J’ai repris mon nom de jeune fille, que j’ai donné à mon fils. L’enquête piétine et est sur le point d’être classée sans suite. J’ai pas la force, moi, de me battre. Cela ne me le ramènera pas de toute façon. J’ai déjà fort à faire avec Isaac, les gardes à l’hôpital et mon don de malheur. Celui qui me maintient éveillée des nuits durant, à croire que mon emploi n’est pas suffisamment éreintant. Je suis obligée de me shooter aux calmants et aux somnifères pour dormir, parfois ça ne suffit même plus. Je ne peux pas rester ici. Alors, j’ai plié bagages. Sans le dire à personne, l’appartement rendu sur un coup de tête et la mutation demandée à l’hôpital public d’Edimbourg. Et me voilà, mon fils sur le bras, une valise roulant derrière moi, à toquer chez Papa. A quelques jours de Noël, j’espère moi aussi à un miracle.